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Architectes et établissement de la demande de permis de construire : gare à l’extension de responsabilité civile décennale ! Par Maud Avril-Logette, Avocat.
Parution : jeudi 5 décembre 2019
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Dans un arrêt en date du 21 novembre 2019, la troisième chambre civile de la Cour de cassation retient la responsabilité civile décennale d’un architecte, en charge exclusive de l’établissement du dossier de demande de permis de construire, pour des désordres de soulèvement du sol et fissuration du dallage (Civ.3, 21 novembre 2019, n°16-23509).

Pourquoi ?

Les faits sont les suivants : une société civile immobilière fait construire un garage sur un terrain dont elle a elle-même réalisé le remblai avec des matériaux acquis auprès d’une tierce société. Elle confie la maîtrise d’œuvre du chantier à un premier intervenant, l’établissement et le dépôt de la demande de permis de construire à un architecte, l’étude des fondations à un autre intervenant, les travaux de fondations, la réalisation des longrines et des travaux de dallage à deux autres locateurs d’ouvrage.

La maîtrise d’ouvrage constate ultérieurement le soulèvement du sol et l’apparition de fissures sur le dallage. Elle assigne au fond, après expertise, l’ensemble des intervenants au chantier afin d’obtenir la réparation des désordres.

La décision de première instance n’est pas connue.

La Cour d’Appel condamne quant à elle l’architecte sur le fondement juridique de la garantie décennale, in solidum, avec le maître d’œuvre et le locateur en charge de l’étude des fondations à indemniser le maître d’ouvrage à hauteur de 625.000 euros. Une quote-part de responsabilité à hauteur de 25% est imputée à l’architecte.

L’architecte se pourvoit en cassation. Il invoque le moyen suivant :

- Il rappelle que l’architecte n’est responsable que dans les limites de la mission qui lui a été confiée. L’architecte chargé d’une mission d’établissement d’un dossier de demande de permis de construire n’est, selon lui, pas tenu de réaliser des travaux de reconnaissance des sols, ni d’attirer l’attention du maître d’ouvrage sur la nécessité d’en réaliser. Il insiste sur le cantonnement de sa mission à l’établissement du dossier de demande de permis de construire et sur l’imputabilité des désordres au remblai effectué par la maîtrise d’ouvrage.

- Dans une seconde branche, il rappelle que le remblai avait été effectué par la maîtrise d’ouvrage postérieurement à l’achèvement de sa mission et que dès lors il ne pouvait être déclaré responsable des désordres consécutifs à la réalisation de ce remblai.

La Cour de cassation rejette le pourvoi et rappelle ici que l’architecte, auteur du projet architectural et du dossier de demande de permis de construire, devait proposer un projet réalisable, tenant compte des contraintes du sol. Elle considère dès lors que la Cour d’Appel a, à juste titre, considéré en l’espèce que la responsabilité décennale de l’architecte était engagée en l’espèce dès lors que la mauvaise qualité du remblai avait été effectuée avant son intervention et était la cause exclusive des désordres compromettant la solidité de l’ouvrage.

A bien comprendre la solution de la Cour de cassation, la responsabilité décennale de l’architecte est donc retenue :
- en premier lieu car son intervention était antérieure à celle de la maîtrise d’ouvrage réalisant le remblaiement défectueux,
- parce qu’il devait s’assurer quand bien même sa mission se limiterait à l’établissement du dossier de demande de permis de construire, du caractère réalisable du projet et surtout en l’espèce de la contrainte des sols…quand bien même ajouterons nous un autre intervenant au chantier était saisi de l’étude des fondations.

La décision de la cour de cassation pour le moins sévère conduit à s’interroger.

Il était admis de jurisprudence constante que l’architecte pour se dégager de la responsabilité décennale recherchée doive établir la non-imputabilité du dommage à sa mission, ce qui implique que le caractère limité de la mission soit établi [1] et que la limite n’ait pas été dépassée.

En l’espèce, c’est précisément ce que l’architecte a tenté d’établir en rappelant que sa mission était limitée à l’établissement du dossier de demande de permis de construire et que cette dernière était sans rapport avec le dommage imputable selon lui au remblaiement effectué par la maîtrise d’ouvrage.

C’est dans l’appréciation du positionnement de la limite de la mission que la solution du litige va se jouer ici.

La Cour de cassation va considérer que la mission d’élaboration du dossier de demande de permis de construire incluait l’étude de la contrainte des sols, la limite de la mission de l’architecte se situait au delà de l’établissement purement administratif du dossier de demande de permis de construire et incluait la notion de faisabilité du projet au regard des contraintes de ce dernier.

L’absence de réalisation cette étude caractérise ici une faute, privant l’architecte d’un recours intégrale contre ses co-auteurs.

La Cour de cassation ajoute donc ici en quelque sorte un volet à la mission d’élaboration du dossier de demande du permis de construire de l’architecte, volet pendant du devoir de conseil toujours plus important du professionnel, qui vient compléter l’analyse technique et graphique.

Architectes…prenez garde dans l’accomplissement de vos missions, la vigilance est de mise !

Maud AVRIL-LOGETTE ARHESTIA Avocat Spécialiste en droit immobilier, qualification spécifique en droit de la construction

[1Civ.3, 13 juillet 1995, RDI 1995. 756