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Inaptitude et recours au Conseil de Prud’hommes : retour d’expérience. Par Grégory Chatynski, Juriste.
Parution : vendredi 13 décembre 2019
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Le salarié et l’employeur bénéficient de la faculté de saisir le conseil de prud’hommes d’une action visant à contester (pour faire court) une situation médicale, le plus souvent afin de faire établir, selon les intérêts en présence, soit l’aptitude soit l’inaptitude d’un salarié, ou de revoir les aménagements restreignant l’exercice du travail (aptitude avec préconisations relatives au port de charges, à la conduite, à l’usage de matériel ergonomique …).
Le présent article vise à mettre en évidence les difficultés pratiques de cette voie de recours (article L4624-7 du code du travail), les réticences ou approximations douteuses des acteurs en présence (conseil de prud’hommes, médecin Inspecteur du Travail …), ainsi que l’utilité toute relative de cette procédure manifestement peu compatible avec les enjeux en présence.
Tour d’horizon autour de deux affaires.

- Dans la première affaire, une salariée en longue maladie a bénéficié, en janvier 2019, d’une visite de reprise auprès d’un médecin du travail qui a identifié, au travers de diverses préconisations indiquées sur un document intitulé « attestation de suivi  » (qui n’est donc pas un « avis d’aptitude » au sens strict du terme), les moyens tendant à un retour progressif et optimisé de la salariée dans son emploi.

Insatisfaite de l’avis du médecin du travail, celle-ci a saisi le conseil de prud’hommes aux fins d’obtenir un avis d’inaptitude, sur le fondement de l’article L4624-7 du code du travail, après saisine et avis du Médecin Inspecteur du Travail.

Or, le recours prud’homal n’est ouvert que sous certaines conditions : « le salarié ou l’employeur peut saisir le conseil de prud’hommes en la forme des référés d’une contestation portant sur les avis, propositions, conclusions écrites ou indications émis par le médecin du travail reposant sur des éléments de nature médicale en application des articles L. 4624-2, L. 4624-3 et L. 4624-4  ».

Pour que la prétention de la salariée soit recevable, et ce indépendamment de la position de l’employeur quant au mérite de l’action judiciaire, celle-ci doit donc démontrer qu’elle relève des articles L. 4624-2, L. 4624-3 et L. 4624-4 du code du travail.

- L’article L. 4624-2 vise « les travailleurs bénéficiant du dispositif de suivi individuel renforcé », ce qui n’était pas le cas de la salariée.

- L’article L. 4624-4 concerne l’« inaptitude au travail », ce qui n’était pas le cas de la salariée (elle n’était pas inapte).

- L’article L. 4624-3 est relatif aux « mesures individuelles d’aménagement, d’adaptation ou de transformation du poste de travail ou des mesures d’aménagement du temps de travail », ce qui n’était pas la demande de la salariée.

La simple lecture de ces articles suffisait à ce que l’action de la salariée soit irrecevable ; celle-ci n’était en effet juridiquement pas admise à contester le document intitulé « attestation de suivi », qui n’est juridiquement ni un avis d’aptitude (contrairement au document visé à l’article L. 4624-2 du code du travail relatif aux "travailleurs bénéficiant du dispositif de suivi individuel renforcé" qui est bien un avis d’aptitude), ni un avis d’inaptitude au sens de l’article L. 4624-4 du même code.

C’est ce que l’employeur a argumenté afin d’éviter que soit nommé un Médecin Inspecteur du Travail, avec tous les coûts que cela comporte et le délai inévitable qui est associé à cette procédure.

Or, contre toute attente, le Conseil de Prud’hommes, sans même statuer sur la recevabilité de la demande de la salariée (et donc sur la fin de non-recevoir opposée par l’employeur), a désigné, par une ordonnance de mars 2019, un Médecin Inspecteur du Travail chargé d’une mesure d’instruction « pour l’éclairer sur les questions de fait relevant de sa compétence » (article L4624-7 II du code du travail).

Le Médecin Inspecteur du Travail a rendu son rapport fin septembre 2019, après avoir entendu les parties, et énoncé un avis d’inaptitude, conformément aux souhaits de la salariée.

Le Conseil de Prud’hommes a été à nouveau saisi pour statuer sur le fond de la demande de la salariée (inaptitude), renforcée par l’avis conforme du Médecin Inspecteur du Travail.

Là encore, l’employeur a rappelé l’irrecevabilité de la demande principale de la salariée tendant à contester une « attestation de suivi », insusceptible de recours. [1]

En vain.

Le Conseil de Prud’hommes, par une ordonnance du 20 novembre 2019 (soit près de 10 mois après la visite de reprise initiale), sans même statuer sur la recevabilité de la demande de la salariée, comme l’en avait invité l’employeur, a décidé, sans analyse de fond, de « substituer à l’avis du médecin du travail l’avis du médecin Inspecteur du Travail  » (article L4624-7 III du code du travail : « la décision du conseil de prud’hommes se substitue aux avis, propositions, conclusions écrites ou indications contestés »).

Conséquence : 10 mois pour qu’une salariée soit déclarée inapte par un Conseil de Prud’hommes qui a gravement et volontairement méconnu, par son refus réitéré de statuer sur la fin de non-recevoir opposée par l’employeur, son obligation d’appliquer des textes de loi qui, pourtant, s’imposent à lui.

Un appel est bien sûr possible, à tout le moins pour faire rétablir l’orthodoxie juridique.

Mais il faut se rappeler :
- que l’employeur doit reprendre le paiement du salaire un mois après l’avis d’inaptitude (que l’on va supposer être la décision prud’homale) ;
- que l’appel n’est pas suspensif ;
- qu’une décision d’appel, rendue plusieurs mois plus tard, et pour peu qu’elle juge de l’irrecevabilité de la demande initiale, ne permettrait même pas à l’employeur d’obtenir le remboursement des sommes qu’il aurait alors, rétrospectivement, indûment versées à la salariée ; en cette matière, la répétition de l’indu n’est pas admise par la jurisprudence en vigueur.

Autant dire que l’appel, juridiquement possible, n’est d’aucun intérêt financier pour l’employeur, qui s’est senti piégé par des pratiques prud’homales basées non pas sur l’application stricte de la loi, mais sur des considérations qui apparaissent, en l’espèce, plutôt morales (pourquoi, en effet, ne pas déclarer inapte un salarié qui se juge lui-même inapte : celui-ci serait soit reclassé – un emploi, soit licencié – des indemnités ; et peu importent alors les intérêts de l’employeur).

- Dans la deuxième affaire, l’employeur, en accord avec le salarié, a saisi le Conseil de Prud’hommes (article L4624-7 du code du travail), en vue de contester les aménagements proposés par le Médecin du Travail, qui rendaient quasi impossible l’exercice des taches habituelles du salarié.

Affaire simple, donc. Les parties attendaient une solution rapide.

C’était sans compter sur le Médecin Inspecteur du Travail, qui a refusé la mission d’expertise pourtant ordonnée par le Conseil de Prud’hommes, ni même sur la Caisse des Dépôts et Consignations, indifférente à l’écoulement du temps…

Explications :

Le Médecin Inspecteur du Travail a le droit de refuser la mission d’expertise confiée par le Conseil de Prud’hommes. En général, le Conseil énonce qu’en cas de refus, un autre Médecin Inspecteur du Travail serait désigné. Mais, en l’occurrence, de l’aveu du greffe qui en a la pratique, aucun des deux Médecins Inspecteurs du Travail territorialement compétents n’accepte, par principe, les missions d’expertise visées par l’article L4624-7 du code du travail !

Peut-être que la somme de 200 €, fixée par les textes réglementaires en rémunération des diligences, est-elle insuffisante ? Peut-être que les Médecins Inspecteurs du Travail territorialement compétents, dans cette affaire, se désintéressent-ils de ces situations ? ou n’ont-ils pas le temps ?

Toujours est-il que les demandeurs n’ont aucune option juridique sécurisée, puisque l’article L4624-7 II du code du travail prévoit que la mesure d’instruction est confiée «  au médecin inspecteur du travail territorialement compétent ». Quid alors en cas de vacance du / des « médecins inspecteurs du travail territorialement compétents » ? Pas de réponse dans le code du travail.

Afin de débloquer la situation, il a fallu que l’employeur poursuive devant le Conseil de Prud’hommes sa demande en rajoutant au visa de l’article L4624-7 du Code du travail, celui des articles 263 et suivants du code de procédure civile relatifs à l’expertise judiciaire. Et de solliciter que soit désigné un médecin Expert judiciaire, chargé lui- aussi d’éclairer la juridiction sur les aménagements du poste.

Le Conseil de Prud’hommes, qui a bien compris la situation de blocage du fait de la position (difficilement compréhensible !) des Médecins Inspecteurs du Travail territorialement compétents, a logiquement nommé un médecin Expert judiciaire, et prononcé le versement d’une provision de 800 € (soit 4 fois plus que celle dévolue à un Médecin Inspecteur du Travail).

Et c’est là qu’intervient un autre acteur qui ne vient pas simplifier le dossier : la Caisse des Dépôts et Consignations.

Rappel est fait, à ce stade, que la provision fixée par le Conseil de Prud’hommes doit être versée par l’employeur (en l’espèce, le demandeur) à la Caisse des Dépôts et Consignations, et que l’expert désigné n’est saisi de la mission d’expertise qu’après avis, par le greffe, du paiement de la provision. Encore faut-il que la Caisse des Dépôts et Consignations, intermédiaire obligé, soit diligente dans le traitement administratif du dossier, et informe le greffe...

Pendant ce temps-là, la vie professionnelle continue, et 6 mois après la saisine de la juridiction, l’expert judiciaire n’est pas saisi, il n’a pas déposé son rapport, le Conseil n’a pas statué au fond…

Probablement qu’un an se sera écoulé avant qu’enfin, l’employeur et le salarié soient fixés sur les conditions d’emploi (aménagement de poste).

Ces délais, illustrés par ces deux affaires, les coûts associés, et le temps consacré aux dossiers, incitent à réfléchir sérieusement quant à l’opportunité de contester ou d’exercer des voies de recours contre des avis (aptitude ou inaptitude) ou des aménagements d’emploi…

Le délai judiciaire n’est pas le délai de l’entreprise.

Le législateur serait inspiré de s’ancrer dans la réalité des situations vécue, ou subies, et de prévoir des procédures claires et rapides (par ex, avis d’un autre médecin du travail, qui doit statuer dans un délai d’un mois, et qui s’imposerait aux parties…) afin que les salariés et les employeurs ne soient pas en proie aux errements judiciaires ou administratifs des procédures qu’il a créées.

Grégory Chatynski Responsable juridique droit social Ancien Conseiller prud\'homal Employeur, Industrie Conseiller prud\'homal Employeur, Encadrement (2023-2025)

[1Voir en ce sens l’article du Dictionnaire Permanent Social, pages 2859 et 2860.

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