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Legaltechs et professions réglementées. Par Jehanne Dussert, Juriste.
Parution : lundi 20 janvier 2020
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Depuis la quatrième génération d’ordinateurs débutée en 1971, le numérique s’est considérablement étendu jusqu’à investir tous les secteurs fondateurs de société et de démocratie, dont celui du juridique. Au cœur de cette automatisation de savoirs-faire par les nouvelles technologies s’est développée la notion de Legaltech anglicisme signifiant « technologie juridique » [1] aux Etats-Unis à partir des années 2000 [2].

Le but de ces nouveaux acteurs est de permettre au public visé - petites et moyennes entreprises, particuliers - de réaliser un gain temporel et financier. Aujourd’hui, les legaltechs représentent à elles seules un véritable écosystème mêlant numérique et professions du droit. Ce nouveau moyen d’accéder à des services (e-Contracts, création de société) s’accompagne d’un réel bouleversement des pratiques des professions libérales réglementées.
Ces dernières sont définies par la Loi relative à la simplification du droit du 22 mars 2012 comme regroupant « les personnes exerçant à titre habituel, de manière indépendante et sous leur responsabilité, une activité [...] ayant pour objet d’assurer [...] des prestations principalement intellectuelles, techniques ou de soins, mises en œuvre au moyen de qualifications professionnelles appropriées et dans le respect de principes éthiques ou d’une déontologie professionnelle » ​ [3].

Tout l’enjeu des professions réglementées est alors d’apprendre à composer avec ces nouveaux outils source d’innovation et non de les traiter en concurrents. Leur apparition reflète un besoin de plus en plus affirmé du justiciable d’accéder à un service sur-mesure, rapidement, de manière transparente et à des prix attractifs tout en conservant une certaine sécurité juridique. En ce sens, les professions réglementées tendent à se numériser, à procéder à la dématérialisation des procédures, à mettre l’accent sur leur fonction de conseil ou encore à proposer des plateformes juridiques afin de rendre le droit accessible à tous « en un clic ».

Dans un contexte d’ « innovations disruptives », le marché du Droit soulève des problématiques de plus en plus présentes afin de pallier la demande segmentée dont il fait l’objet et l’asymétrie d’information dont souffrent les justiciables face aux professions réglementées. Comme le souligne le rapport de l’Institut Montaigne « Justice : faites entrer le numérique », la question d’une pleine confiance en une justice dématérialisée et désintermédiée se veut grandissante. Afin de renouveler la confiance des citoyens français dans le service public, le Gouvernement s’est engagé à investir dans un plan de transformation numérique au titre des cinq grands chantiers de la justice. Néanmoins, face à des startups attractives aux services juridiques étendus, le nouveau modèle de la Justice peine à suivre l’urgence numérique touchant le service public et à rattraper des legaltechs perfectionnant quant à elles leur efficacité.

Les legaltechs deviennent un outil d’accessibilité à la Justice. En effet, le justiciable est orienté vers le choix des professionnels qui l’accompagneront à chaque étape du procès. Il peut également demander à être conseillé en amont de toute procédure ou encore être guidé dans ses différentes démarches, en accédant à des documents pré-rédigés par des juristes de la legaltech. Si l’efficacité et la rapidité sont de mise, c’est avant tout la transparence des coûts qui permet aux legaltechs de se distinguer des professions réglementées.

Au-delà de l’aspect financier en jeu, ces nouveaux services juridiques permettent de hisser au rang d’acteur le justiciable. En effet, dans le cadre d’une demande d’acte, le client de la legaltech en choisit la nature, indique un certain nombre d’informations par voie de formulaire, et oriente en ce sens les choix de l’algorithme afin de compléter l’acte (ajout, modification ou suppression de clauses). Egalement, un apport « humain » reste envisageable par le biais d’avocats partenaires de la legaltech.

Si une partie des professionnels du Droit tentent encore de lutter contre les initiatives et acteurs issus du numérique, certains y voient a contrario de nouvelles parts de marché à conquérir. D’autres encore ont pu constater, en l’absence de coopération avec les professions réglementées, les dérives de certaines plateformes abritant des « braconniers du droit » [4] et induisant en erreur les justiciables dans leurs démarches. La question de l’exercice illégal d’une profession réglementée (en l’espèce, la profession d’avocat) s’était notamment posée concernant les plateformes demanderJustice.com et saisirprudhommes.com. Si l’Ordre des Avocats de Paris et le Conseil national des Barreaux avaient porté l’affaire jusque devant la chambre criminelle de la Cour de cassation [5], la Haute juridiction avait refusé de reconnaître une telle dérive, au motif que « les activités litigieuses ne constituent ni des actes de représentation, ni des actes d’assistance ».

Face à une concurrence jugée parfois déloyale, les legaltechs n’étant pas soumises aux mêmes devoirs (par exemple en matière de déontologie), ce phénomène reste néanmoins à relativiser. En effet, les outils de ces startups du droit sont en réalité majoritairement maîtrisés par les professions réglementées. L’accès au droit (par Legifrance), l’information auprès des justiciables (Portalis), la résolution des litiges en ligne (ODR - Online Dispute Resolution), ou encore la mise en relation avocat-justiciable (avocat.fr mis en œuvre par le Conseil national des Barreaux) par le biais de plateformes sont autant d’outils initiés sous l’impulsion des professions réglementées.

Au-delà d’une utilisation des nouvelles technologies plus ou moins performante par ces structures, leur politique diffère. L’utilisation d’outils de notation et l’apprivoisement effectif des masses de données constituent à ce jour les seuls obstacles permettant une réelle distinction entre les instruments à disposition des professions réglementées et les legaltechs.

La question contentieuse en jeu.

Des legaltechs telles que Predictice ont pour objectif de faciliter les manœuvres contentieuses. En établissant des statistiques à partir de l’analyse des décisions de justice, ces plateformes entendent dégager une forme de “justice prédictive”. Le justiciable pourrait ainsi évaluer ses chances de réussite ou d’échec, et être encouragé ou se détourner d’une action en Justice sur les conseils de la startup. Ces services ne sont pas sans conséquence sur l’activité des tribunaux. En ce sens, deux phénomènes opposés pourraient être constatés : l’augmentation du contentieux, les legaltechs ayant permis à un nombre plus élevé de justiciables d’accéder au procès, ou ​a contrario le désengorgement des tribunaux, ces services incitant à se tourner vers des modes alternatifs de règlement des litiges ou à ne simplement pas envisager d’action.

D’autre part, les legaltechs ne peuvent pas fonctionner sans contrôle ​a posteriori par les professions réglementées. En effet, l’autonomie confiée à l’utilisateur de services d’une legaltech pousse au contrôle de la régularité des actes issus de la plateforme. En cas de défaut de l’acte se pose la question de la responsabilité de la plateforme. Il en va de même en cas de procès perdu, la plateforme pouvant être accusée d’avoir incité à tort le justiciable non-professionnel à s’engager dans une procédure contentieuse.

Si les legaltechs ont pu être perçues par les professions réglementées comme étant de nouveaux acteurs concurrents, leur plus-value dans la chaîne juridictionnelle semble dépasser ces inquiétudes. Ces startups du droit annoncent un renouveau de la Justice correspondant à des exigences de la part des justiciables jusqu’alors réduites au silence, tout en optimisant les prestations des professions réglementées.

Bibliographie :
- Law and Digitalization - An agenda for future, Research Reports n°1, May 2017,
LegalTech Lab (Helsinki).
- L’avenir de la profession d’avocat, Rapport confié par Monsieur Jean-Jacques Urvoas, Garde des Sceaux, à Monsieur Kami Haeri, avocat au Barreau de Paris - Février 2017.
- Justice : faites entrer le numérique, Institut Montaigne - Novembre 2017.

Jehanne Dussert Etudiante à 42 Juriste NTIC. Diplômée en criminologie.

[1Extrait de ​Qu’est-ce qu’une Legal Tech ?​, dalloz-actu-etudiant.fr.

[2Avec par exemple Rocket Lawyer et Legalzoom.

[3Article 29 de la Loi n° 2012-387 du 22 mars 2012 relative à la simplification du droit et à l’allègement des démarches administratives.

[4Surnom donné à certaines legaltechs par Christiane Féral-Schuhl, Présidente du Conseil national des Barreaux.

[5Cass. crim., 21 mars 2017, n° 15-82437.