Village de la Justice www.village-justice.com

Commande publique : l’arrêt Département de Mayotte, une reconnaissance du critère de l’emploi local. Par Pierrick Salen, Avocat et Timothé Bonnaud.
Parution : mardi 24 mars 2020
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/commande-publique-arret-departement-mayotte-une-reconnaissance-critere-emploi,34223.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

Il ne fait aucun doute que l’arrêt Département de Mayotte rendu le 20 décembre 2019 par le Conseil d’État (CE, 20 décembre 2019, n°428290) retiendra particulièrement l’attention des élus locaux.
En admettant qu’un pouvoir adjudicateur puisse recourir à un critère tiré de la création d’emplois locaux, cet arrêt a les allures d’un revirement assez inattendu bien que présagé par la jurisprudence (1.).
L’étude des conditions posées par le juge pour la mise en œuvre de ce critère invite cependant à une certaine prudence quant à l’utilisation qui pourrait en être faite (2.).

1. Avant cet arrêt : une interdiction de principe, bien que partiellement contournée, de prendre en compte l’emploi local dans la sélection des offres.

1.1. Une interdiction du critère de l’emploi local.

La théorie économique de l’interventionnisme public, qu’elle soit keynésienne ou non, repose sur l’effet boule de neige de la dépense publique et de ses effets pour stimuler l’économie.
C’est ainsi que les acteurs publics, et en premiers lieux les exécutifs de collectivités territoriales, comprennent mal que les dépenses de marchés publics, financées par les impôts locaux, ne puissent pas bénéficier prioritairement aux entreprises locales.
En effet, il existe traditionnellement une interdiction de principe quant à la mise en œuvre de critère ou sous-critère relatif à l’emploi local.
Et pour cause, puisque la commande publique n’a pas, en soi, vocation à constituer un levier d’action des politiques publiques en matière sociale. Il s’agit simplement d’un outil permettant de satisfaire un besoin de la personne publique au meilleur prix.
Ainsi, le principe était l’interdiction du critère social, qu’il concerne la création d’emploi, l’insertion ou la formation, comme cela ressort de l’arrêt de principe Commune de Gravelines rendu par le Conseil d’État en 2001 [1].

La première inflexion de ce principe viendra du droit communautaire, avec l’article 53 de la directive 2004/18 qui dispose que les pouvoirs adjudicateurs peuvent se fonder sur une pluralité de critères pour l’attribution d’un marché public, à condition qu’ils soient liés à l’objet du marché, et donne quelques exemples : esthétique, caractéristiques environnementales, rentabilité... Mais force est de constater que ne figure pas le critère social.
Le critère social est-il donc de facto non lié à l’objet du marché ? C’est la question qui était posée à la Cour de justice de l’Union européenne en 2012, et qui répondra alors que « les pouvoirs adjudicateurs sont également autorisés à choisir des critères d’attribution fondés sur des considérations d’ordre social, lesquelles peuvent concerner les utilisateurs ou les bénéficiaires des travaux, des fournitures ou des services faisant l’objet du marché, mais également d’autres personnes » [2].

Cette jurisprudence ayant été reprise par la directive 2014/24/UE, l’ordonnance n°2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, qui vient transposer cette directive, ne manquera pas de reprendre cette évolution, que ce soit pour les marchés publics (articles L. 2152-7 et suivants et R. 2152-6 et suivants) ou pour les concessions (articles L. 3124-5 et R. 3124-4 et suivants). Ce qui prime, c’est l’existence d’un lien entre le critère et l’objet du contrat ou son exécution.
A partir de là, le Conseil d’État a pu expliciter, dans son arrêt Nantes Métropole de 2018, que la personne publique peut mettre en œuvre des critères comprenant des aspects sociaux à la condition qu’ils soient liés à l’objet du marché ou à ses conditions d’exécution, tout en énonçant qu’il n’est pas permis de recourir à un critère relatif à la politique générale de l’entreprise en matière sociale. Pour faire simple, la Haute juridiction rejette la possibilité d’utiliser le critère de la responsabilité sociale des entreprises, dit RSE [3].

1.2. Une interdiction contournable pour partie en pratique.

Conscientes des enjeux, mais contraintes par le principe d’interdiction susmentionné, les autorités publiques ont progressivement développé des outils, des techniques pour contourner l’interdiction de la préférence géographique dans la mise en place des critères.

On citera tout d’abord le cas particulier de l’allotissement géographique qui a été validée par le Conseil d’État [4], et qui permet dans une certaine mesure, s’agissant des collectivités au territoire étendu comme par exemple les régions, de favoriser les entreprises locales.

Mais ce qui est le plus frappant, c’est le florilège de critères développés par les autorités locales, toujours plus imaginatives pour retenir plus facilement les offres développant un circuit court tout en respectant l’interdiction de favoriser les candidats locaux.
On notera par exemple le critère :

Lorsqu’aucun de ces aspects ne semblait utilisable pour favoriser l’emploi local, la personne publique se trouvait en revanche face à une difficulté insoluble, d’autant plus que, même face aux considérations précitées, la suspicion du juge pouvait être grande.
C’est donc à cet égard que l’arrêt Département de Mayotte constitue un revirement, puisqu’il ne constitue pas un contournement du principe de l’interdiction du critère de l’emploi local, mais bien une véritable remise en cause.

2. Avec cet arrêt : une possibilité contrôlée de sélectionner les offres sur la base du critère de l’emploi local.

2.1. La fin de l’interdiction absolue de recourir au critère de l’emploi local.

Dans l’arrêt Département de Mayotte rendu le 20 décembre 2019, le Conseil d’État a pris soin de choisir avec précision les termes employés.
C’est ainsi qu’il ne traite pas, malgré les apparences, du critère RSE, mais d’un critère nouveau, celui de l’emploi local [9].

Pour contextualiser, les faits de l’arrêt sont relatifs à un contrat de délégation de service public portant sur la gestion et l’exploitation du port de Mayotte. Il est, entre autres, contesté par les requérants que l’autorité délégante ait pu se fonder sur un sous-critère relatif « au nombre d’emplois locaux dont la création sera induite par la gestion et l’exploitation d’un port », sous-critère inclut dans le critère de la « qualité du projet de développement du service », qui s’entend comme le critère permettant de favoriser l’offre proposant le meilleur développement durable combiné au développement économique.
La demande avait été rejetée en première instance ainsi qu’en appel, la Cour administrative d’appel de Bordeaux estimant que ce critère n’était pas dépourvu de lien avec l’objet du contrat [10].
La Haute juridiction administrative énonce quant à elle, pour en arriver à la même conclusion et valider le critère, que ce dernier est en lien avec les conditions d’exécution du contrat.
On notera que les faits se déroulant en 2013, tant le Code de la commande publique que l’ordonnance des marchés publics n’étaient alors pas applicables au litige.

Tout l’intérêt de cet arrêt est que, comme l’a relevé la Rapporteur public Mireille Le Corre, le Conseil d’État se prononce pour la première fois sur la substance de ce critère.
Ce qui permet d’attirer l’attention des acheteurs locaux sur le fait que le recours à un tel critère n’est pas totalement libre.

2.2. Les conditions de mise en œuvre du critère de l’emploi local.

Une telle révolution ne pouvait laisser les pouvoirs adjudicateurs dans une liberté totale pour recourir à un critère ou sous-critère tiré de l’emploi local.
Il en va de la conformité du droit national avec le cadre toujours très strict de l’Union européenne dont la politique en matière de commande publique est et demeure de libéraliser et accroître les échanges sur l’ensemble du territoire européen.
A la lecture de l’arrêt ici commenté, on peut considérer que trois conditions cumulatives ont été consacrées par le Conseil d’État comme garde-fou contre une déferlante du localisme ambiant.

En premier lieu, il est acquis que l’exigence d’un lien avec l’objet du marché ou les conditions demeure et que la prise en compte de l’emploi local n’a été validée ici que parce que le contrat portait sur la gestion et l’exploitation du port qui est, aux yeux du Conseil d’État, une infrastructure qui concoure notamment au développement de l’économie locale.
On peut donc penser que, s’agissant par exemple d’un marché de fourniture où il serait question, pour la collectivité, de privilégier une entreprise locale qui fabrique les fournitures demandées, le lien requis n’apparaît pas.
L’enjeu, pour le moins subjectif, se situerait donc plus haut, dans l’importance de l’objet du contrat quant à l’économie locale, avec une solution qui s’appliquerait uniquement aux contrats dont l’objet dépasse la simple volonté consumériste de l’administration, pour s’étendre sur un aspect social.
A cet égard, les difficultés particulières liées au chômage à Mayotte et le caractère insulaire de ce département ultra-marin ont nécessairement poussé en faveur de la solution adoptée par les juges du Palais Royal.
Même si cela semble assez évident à la lecture de l’arrêt, Florian Linditch (op. cit.) ne manque pas de relever qu’il n’est pas non plus « nécessaire que l’intégralité de l’exécution du contrat ait pour finalité le « développement de l’économie locale » ».

En deuxième lieu, l’arrêt rappelle que le critère ne doit en aucune façon s’avérer discriminatoire, ce qui est logique et qui, en pratique, interdit de privilégier l’entreprise locale au détriment des entreprises qui sont plus éloignées mais qui pourraient parfaitement exécuter le contrat en contribuant au développement de l’emploi local.
C’est ainsi que si une entreprise intègre, dans son offre, des engagements quant à l’emploi local, on voit mal comment elle pourrait être moins bien notée par rapport à une entreprise déjà présente sur le secteur.

En troisième lieu, et dans un vocable qui vise sans doute à conserver une grande marge d’appréciation pour évaluer à l’avenir au cas par cas quand un critère tiré de l’emploi local est légal ou non, on relèvera que le Conseil d’État retient que le critère doit permettre de contribuer au choix de l’offre présentant un avantage économique globale pour la personne publique.
Difficilement explicable, cette condition s’apparente sans doute à l’essence même de la solution dès lors que, comme nous l’évoquions plus haut, la question de l’utilisation des deniers publics dans la stimulation du cadre socio-économique local est bien au cœur du débat.
Nul doute qu’un contexte géographique, social ou économique différent n’amènera pas le juge administratif, face pourtant au même genre de contrats de la commande publique, à retenir la même solution.
En cela, on peut mettre en exergue la prudence de la solution du Conseil d’Etat, qu’on retrouve aussi dans les conclusions de Madame Le Corre lorsqu’elle indique que ce critère ne doit pas permettre une appréciation de la politique sociale des candidats et que la question de l’impact sur les entreprises locales ne peut pas non plus être prise en compte.

Comme souvent, il n’échappera à personne que cette jurisprudence est encore trop jeune pour que l’on puisse en mesurer empiriquement les effets. Les décideurs publics, et en premier lieu les élus locaux, ne manqueront pas d’être attentifs aux décisions de justice qui seront rendus sur ce sujet. Ils pourront alors travailler, avec leurs conseils, sur les possibilités qui s’ouvrent à eux pour favoriser, dans la mesure du possible, l’emploi local.

Une seule chose est sûre : une porte est ouverte, et il y a quelque chose derrière.

Pierrick Salen, Avocat et Timothé Bonnaud, Stagiaire Cabinet Salen Avocat au Barreau de Saint-Etienne Docteur en droit public [->www.cabinet-salen.com]

[1CE, 25 juillet 2001, n°229666, Commune de Gravelines

[2CJUE, 10 mai 2012, aff. 368/10, Commission c/ Pays-Bas

[3CE, 25 mai 2018, n°417580, Nantes Métropole

[4CE, 25 mai 2018, n°417428, Hauts-de-Seine Habitat

[5CE, 12 septembre 2018, n°420585, Département de la Haute-Garonne

[6CE, 25 mai 2018, n°417580, Nantes Métropole

[7CAA Bordeaux, 6 février 2020, n°17BX02235, SARL Médoc Evasion

[8CAA Bordeaux, 20 décembre 2018, n°16BX00794, Société Edeis

[9F. Linditch, Le nouveau critère de « l’emploi local » dans la commande publique, À propos d’une rencontre improbable, mais bienvenue, JCP A n°4, 27 janvier 2020, 2026

[10CAA Bordeaux, 20 décembre 2018, n°16BX00794