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Covid 19 et les territoires insulaires : la position des tribunaux administratifs de Guadeloupe et Martinique. Par Mélanie Laplace
Parution : lundi 6 avril 2020
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Par deux ordonnances des 27 mars et 1er avril 2020, les Tribunaux administratifs de la Guadeloupe et de la Martinique ont donné un éclairage particulier de l’articulation entre la crise liée au COVD 19 et les territoires spéciaux que sont les territoires insulaires (TA Guadeloupe, 27 mars 2020, n°2000295, TA Martinique 1er avril 2020 n°2000186).

En Guadeloupe, un syndicat de travailleurs, l’UGTG (Union Générale des Travailleurs de Guadeloupe), rejoint par des résidents guadeloupéens dont un salarié du CHU de Guadeloupe, a saisi le juge du référé liberté afin qu’il soit enjoint à l’Agence Régionale de Santé et le CHU de la Guadeloupe de :
- passer commande de 200.000 tests de dépistage Covid-19 (correspondant à la moitie de la population de la Guadeloupe) ;
- passer commande des doses nécessaires au traitement de l’épidémie de Covid-19 par l’hydroxychloroquine et l’azithromycine pour 20.000 patients.

En Martinique, l’Association pour la sauvegarde du patrimoine martiniquais, le Mouvement international pour les réparations, la Centrale syndicale des travailleurs martiniquais et un résident martiniquais ont saisi le juge du référé liberté de la Martinique afin qu’il soit enjoint au Préfet de la Martinique à l’ARS et au CHU notamment de :
- mettre en œuvre un dépistage massif et systématique de toutes les personnes présentes sur le territoire de la Martinique au moyen des technologies les plus avancées, et se doter de stocks de réactifs suffisants pour réaliser ces dépistages,
- commander et mettre à disposition des professionnels de santé les doses nécessaires au traitement de 200.000 patients par hydroxychloroquine et azithromycine.

Pour rappel, le référé liberté est la procédure par laquelle le juge peut ordonner « toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice de ses pouvoirs une atteinte grave et manifestement illégale » [1].

Il ressort de ces ordonnances que les juges ont fait des appréciations et interprétations différentes et exceptionnelles de la procédure de référé liberté, tant sur l’appréciation de l’intérêt à agir (I), que les conditions de mises en œuvre de la procédure (II) ou sur les mesures ordonnées (III).

I. Le juge guadeloupéen apprécie largement l’intérêt à agir du syndicat dans des « circonstances très exceptionnelles ».

En temps normal, le juge fait une appréciation stricte de l’intérêt à agir à la lumière des statuts du syndicat.

En effet, il est de jurisprudence constante que l’intérêt à agir d’un syndicat est apprécié de manière stricte eu égard à l’objet défini par ses statuts et précisément aux intérêts qu’il entend défendre selon ceux-ci.

Cela requiert une certaine précision dans la rédaction des statuts sans laquelle l’intérêt à agir ne sera pas reconnu.

Dans notre espèce guadeloupéenne, l’intérêt à agir du syndicat a été apprécié largement par le juge, qui a même pris la peine de souligner qu’en temps normal, celui-ci n’aurait pas été reconnu.

En effet, le juge a considéré que le syndicat confédéral « ne saurait, en temps normal, se prévaloir des termes généraux de ses statuts relatifs à la « défense des libertés démocratiques » pour justifier d’un intérêt lui donnant qualité pour demander au juge des référés de mettre en œuvre ses pouvoirs d’injonction au cas d’atteinte au droit au respect de la vie de l’ensemble de la population guadeloupéenne, qu’il n’a pas vocation à représenter dans sa globalité ».

Mais le juge a souligné que le syndicat « regroupe plusieurs organisations syndicales de professionnels de la santé, particulièrement exposés aux risques pandémiques, notamment au CHU de Guadeloupe ».

Il conclut donc que « par sa nature même, cette pandémie est susceptible de s’étendre à l’ensemble de la population de l’archipel Guadeloupéen et, à ce titre, dans les circonstances très exceptionnelles de l’espèce, l’intérêt à agir du syndicat requérant doit être admis ».

Le juge Martiniquais, lui, ne s’est pas attardé sur la question.

II. Une mise en œuvre floue de la procédure du référé liberté par le juge Guadeloupéen, fidèle à la position du Conseil d’Etat pour le juge Martiniquais.

Le référé liberté est une procédure particulière liée à l’urgence dont la mise en œuvre suppose la réunion de plusieurs conditions cumulatives. Le juge passe ces conditions en revue pour prendre sa décision. Il s’agit de l’urgence (1), la présence d’une liberté fondamentale (2), d’une atteinte grave et manifestement illégale à celle-ci exercée par une autorité dans l’exercice de ses fonctions (3).

1. L’urgence est caractérisée par la nature de la pandémie.

Elle est appréciée au cas par cas et de manière particulière en matière de référé liberté.

Elle doit être telle qu’elle nécessite l’intervention du juge dans les 48 heures.

Dans notre espèce Guadeloupéenne, le juge a considéré qu’elle devait être regardée comme caractérisée du fait de la nature même de la pandémie de coronavirus qui sévit en France métropolitain et en Guadeloupe sans d’autres développements.

Dans notre espèce Martiniquaise, le juge semble reconnaître implicitement l’urgence quand il reprend mot pour mot le considérant du Conseil d’Etat dans son arrêt du 22 mars.

2. La présence d’une liberté fondamentale : le droit au respect de la vie.

Une liste non exhaustive de libertés sont défendues sur ce fondement. Le juge apprécie dans chaque espèce si la liberté invoquée constitue une liberté fondamentale au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du CJA.

Soit la liberté invoquée a déjà été « consacrée » comme telle dans le passé par la juridiction administrative, et le juge se base sur la jurisprudence existante ; soit elle ne l’a pas été et le juge peut l’élever au rang de liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du CJA, c’est ainsi que de nouvelles libertés fondamentales apparaissent par le fait du juge.

Dans les deux espèces, les requérants ont invoqué le droit au respect de la vie que le Conseil d’Etat a récemment réaffirmé comme étant une liberté fondamentale au sens du texte [2].

3. Sur l’atteinte grave et manifestement illégale les juges ont des approches notablement différentes.

Le juge Guadeloupéen a tiré l’atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie des carences du système médical ainsi que de la nécessité d’anticiper les besoins de la population.

Dans un premier temps, le juge a précisé que «  en période d’état d’urgence sanitaire, s’il appartient au ministre de la santé de prendre les mesures d’exception exigées par la situation sanitaire du pays, il entre ainsi, et contrairement à ce qui est prétendu, dans les missions de l’ARS de mettre en œuvre au niveau régional la politique de santé ».

Il en conclut, notamment en se basant sur les actions de l’ARS de la Réunion et de la Martinique, qu’il « entre dans les compétences de l’ARS de procéder à la commande de médicaments ou de tests de dépistage ».

Cependant, lesdites actions de la Martinique ou de la Réunion ne sont pas détaillées. Il n’est pas sûr qu’il s’agisse précisément de commande de tests ou des traitements en cause.

Selon le juge, l’atteinte grave et manifestement illégale est caractérisée par :

Les carences du système de santé local s’agissant du dépistage :

Le juge affirme en effet que « le nombre de lits de réanimation particulièrement limité en Guadeloupe par rapport à sa population, l’insularité qui restreint considérablement les possibilités d’évacuations sanitaires de masse en cas de surcharge des établissements de soins locaux, le manque de fiabilité des données relatives au nombre de personnes contaminées, la pénurie avérée de matériels de protection des soignants et des personnels des forces de l’ordre, et celle de tests de dépistage caractérisent en elles-mêmes des carences du système de santé local, constitutives d’atteintes graves et manifestement illégales au respect de la vie ».

Nous notons que le juge renforce son raisonnement en invoquant le principe constitutionnel de précaution.

La nécessité d’anticiper les besoins de la population s’agissant du traitement médicamenteux :

Le juge se prononce ici eu égard aux déclarations et publication du Docteur Raoult spécialiste des maladies infectieuses et directeur de l’IHU Méditerranée Infection de Marseille, selon lesquelles « la combinaison de l’hydroxychloroquine à un antibiotique peut donner des résultats encourageants dans le traitement de cas sévères d’infections au nouveau coronavirus » et à un « essai clinique européen de grande envergure baptisé Discovery, qui porte sur plusieurs centaines de patients en Europe, notamment en France, en Italie et en Espagne, et dont le but est de lutter contre le coronavirus ».

Bien que mettant en avant la prudence qu’il convient d’avoir sur les résultats de cette étude et les effets de ces médicaments, il se fonde de nouveau sur le principe de précaution et la situation particulière du territoire, notamment insulaire, pour conclure qu’il est « nécessaire d’anticiper les besoins de la population, sauf à porter une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie ».

Le juge Martiniquais semble suivre scrupuleusement la position du Conseil d’Etat

Le juge part du considérant du Conseil d’Etat par lequel la juridiction suprême affirme que « le caractère manifestement illégal de l’atteinte doit s’apprécier notamment en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente et des mesures qu’elle a, dans ce cadre, déjà prises ».

Il se base donc sur les mesures qui ont déjà été prises par les autorités en cause, notamment l’ARS.

S’agissant des tests de dépistage, il juge que l’ARS de la Martinique a «  pris des mesures pour commander des tests de dépistage supplémentaires, qui pourront être acheminés notamment la France hexagonale, grâce au maintien d’une liaison aérienne régulière afin et renforcer à brève échéance les stocks disponibles  ».

Le juge ajoute qu’il est constant que les tests n’ont vocation à être largement pratiqués au sein de la population qu’à l’issue de la période de confinement et que dans ces conditions « il n’est pas établi que les autorités publiques ne seraient pas en mesure d’organiser les dépistages rendus nécessaires après l’expiration de la période de confinement ».

Il rejette la demande.

S’agissant des traitements médicamenteux, le juge a une interprétation très différente du juge Guadeloupéen.

Il retient « qu’aucun traitement n’est à ce jour connu pour soigner les patients atteints du Covid-19, une étude chinoise publiée au début du mois de mars 2020 a documenté l’activité in vitro de l’hydroxychloroquine sur le virus qui en est responsable. Une recherche a ensuite été conduite, du 5 au 16 mars 2020, par une équipe de l’institut hospitalo-universitaire de Marseille, en utilisant l’hydrxychloroquine en association avec un antibiotique, l’azithromycine, dont les auteurs déduisent que le traitement par hydroxychloroquine est associé à une réduction ou une disparition de la charge virale chez des patients atteints du Covid-19 et que cet effet est renforcé par l’azithromycine. Les résultats de cette étude doivent toutefois être considérés avec prudence, dès lors que, si elle a permis de constater une diminution ou une disparition de la charge virale pour treize patients après six jours de traitement, elle ne portait que sur vingt-six patients au total, dont six n’ont pas été analysés, et ne comportait pas de groupe témoin comparable. Enfin, si un essai clinique européen « Discovery » a été lancé le 22 mars 2020, pour tester plus largement l’efficacité et la sécurité de cinq molécules, dont l’hydroxychloroquine, dans le traitement du Covid-19, les résultats de cet essai ne sont pas encore connus. Il est, par ailleurs, constant, que l’usage de l’hydroxychloroquine peut provoquer des hypoglycémies sévères et entraîner des anomalies ou une irrégularité du rythme cardiaque susceptibles d’engager le pronostic vital, et présente des risques importants en cas d’interaction médicamenteuse. Son administration suppose ainsi le respect de précautions particulières et un suivi spécifique des patients, notamment sur le plan cardiaque. »

Le juge conclu que le traitement n’est autorisé que dans les cas les plus graves et que dans ces conditions les stocks sont suffisants pour « permettre cet usage strictement encadré ». Il refuse donc d’ordonner aux autorités de commander plus de stocks de médicaments.

Il est intéressant de noter en outre que le juge Martiniquais ne mentionne ni la situation insulaire du territoire ni le principe de précaution pour baser sa décision.

Le seul juge à ordonner des mesures est donc le juge Guadeloupéen.

III. Les mesures ordonnées sont-elles de nature à sauvegarder le respect de la vie dans un délai de 48 heures ?

Dans son arrêt du 22 mars, le Conseil d’Etat a jugé que « les autorités ont pris les dispositions avec l’ensemble des industriels en France et à l’étranger pour augmenter les capacités de test dans les meilleurs délais, d’autre part que la limitation à ce jour, des tests aux seuls personnels de santé présentant des symptômes du virus résulte, à ce jour, d’une insuffisante disponibilité des matériels ».

Il n’avait ainsi pas accueilli la demande des requérants d’enjoindre au Premier ministre et au ministre des solidarités et de la santé de prendre les mesures propres à assurer la production à échelle industrielle de tests de dépistage.

Dans notre espèce guadeloupéenne, à l’issue de son raisonnement juridique, le juge enjoint au CHU et à l’ARS « passer commande des doses nécessaires au traitement de l’épidémie de Covid-19 par l’hydroxychloroquine et l’azithromycine, comme défini par l’IHU Méditerranée infection, et de tests de dépistage du covid-19, le tout en nombre suffisant pour couvrir les besoins présents et à venir de la population de l’archipel Guadeloupéen et dans le cadre défini par le décret n° 2020-314 du 25 mars 2020  ».

Nous émettons donc des réserves sur ces mesures.

Il faudra en effet concilier l’obligation de commander des tests, imposée à l’ARS ainsi qu’au CHU, et la production tendue de ces tests à ce jour.

Il peut être permis de penser que c’est la raison pour laquelle le juge ne se prononce pas sur un nombre de tests ou de traitements à commander comme cela était pourtant demandé par les requérants.

Ainsi, combien de test ou de traitements représente « un nombre suffisant pour couvrir les besoins présents et à venir de la population de l’archipel Guadeloupéen » ?

Enfin, ces mesures sont-elles de celles que le juge des référés libertés à le pouvoir de prendre dans le cadre de cette procédure ? Pour rappel, le juge peut prendre « une mesure d’urgence qui lui apparait de nature à sauvegarder, dans un délai de quarante-huit heures, la liberté fondamentale à laquelle il est porté une atteinte grave et manifestement illégale » [3].

Mélanie Laplace, Avocat en droit public au barreau de Dax

[1Art L. 521-2 du code de justice administrative.

[2CE 22 mars 2020, n°139674.

[3Voir CE 22 mars 2020 précité.