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Dans les coulisses de la série Engrenages : interview des Conseillers juridiques.
Parution : vendredi 11 décembre 2020
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C’est en lisant un article traitant de la vision des institutions judiciaires proposée aux Français par le biais des séries télévisuelles ou des films [1] qu’est venue l’idée à la Rédaction du Village de la Justice de savoir si les réalisateurs avaient le soucis de faire coller leurs scènes judiciaires à la réalité, et si oui qui étaient leurs conseils en ce domaine...
Notre recherche nous a conduit à interviewer l’avocate Clarisse Serre et le magistrat Gilbert Thiel, tous deux conseillers sur la série "Engrenages".

Le point de vue de l’avocat.

Village de la Justice : Quelles ont été vos motivations pour conseiller un film, une série et plus spécifiquement une fiction montrant la sphère judiciaire ?

Clarisse Serre.

Clarisse Serre : « Tout d’abord je suis passionnée depuis toujours par la lecture de faits divers, la lecture de polars et par le cinéma et, en particulier par les films du genre policier.

Ensuite, j’ai eu la chance d’être contactée et choisie pour conseiller des films et des séries. Certains, ont vu le jour, d’autres non.

A commencer par le film (je ne parlerai que de celui qui a été produit et vu) Tanguy d’Etienne Chatilliez.

Il s’agissait simplement de lire le script et de donner des conseils sur la scène qui se déroulait à l’époque au TGI de Paris dans les locaux de la 17è chambre correctionnelle (sur le fond la procédure judiciaire engagée par Tanguy contre ses parents est-elle possible et sur quels fondements et sur la forme comment l’audience se déroulais, la robe des magistrats différente de celle des avocats etc..)

Ensuite, la série c’est évidemment Engranges que j’ai conseillé pour les saisons 5, 6 et 7.

Les deux expériences ont été très différentes. »

Concrètement comment cela se passe-t-il : quand et comment intervenez vous ?

"Eviter les poncifs et les accumulations de références à la procédure anglo-saxonne qui n’ont pas lieu d’ être chez nous."

« Ce qui m’intéresse c’est de « coller à la réalité » et d’éviter des erreurs procédurales.

Une série ou un film de qualité c’est éviter les poncifs et les accumulations de références à la procédure anglo-saxonne par exemple qui bien évidemment n’ont pas lieu d’ être chez nous. Il est révolu le temps d’appeler un président votre honneur !!! »

Quels types de conseils apportez-vous ?

« Mon intervention est variée cela va de la lecture de scenario, afin de vérifier la crédibilité de l’histoire par rapport au droit, aux conseils.

Ainsi, dans Engrenages cela a été une collaboration avec les "showrunners", en particulier avec Anne Landois qui m’a recrutée.

Pour la « partie avocat » de la série, l’histoire n’était pas écrite, il ne s’agissait donc pas d’une relecture mais d’une participation active à l’élaboration du scenario (donner des idées de situation, de réactions ).

Ce qui me plaît le plus c’est- à partir d’histoires vécues- en tirer une nouvelle histoire.

Dans Engrenages, Maître Karlsson a bien évidemment une pratique la plupart du temps répréhensible mais d’une part son attitude est crédible d’autre part c’est une fiction. Joséphine Karlsson c’est l’avocat qu’il ne faut pas être.

Nous étions plusieurs conseillers. Il y avait en plus des magistrats, des policiers.
Ce qui à mon sens est une garantie de sérieux de la série qui est très imprégnée de la réalité judiciaire au sens large ( de l’enquête de police à la phase de jugement à des relations entre policiers, magistrats, avocats, clients). »

Être conseil juridique pour des tournages est-ce une activité récurrente ?

Cette activité est passionnante. C’est ma "bouffée d’oxygène".

« Cette activité est passionnante. C’est ma "bouffée d’oxygène". Cela prend beaucoup de temps mais c’est une vraie récréation.
Je suis à présent sur un nouveau projet de série qui je l’espère verra le jour… »

Cela pourrait-il de venir une spécialité à part entière ?

« Je ne pense pas pour répondre à votre question que cela pourrait être une spécialité à part entière. En tous les cas je ne l’envisage pas ainsi. J’aime mon métier et j’aime la complémentarité entre la réalité et la fiction. »

Vous sentez-vous une certaine responsabilité de pédagogie sur la Justice et son fonctionnement, ou vous sentez-vous plutôt libre vis-à-vis de ça ?

« Oui, je me sens une responsabilité ; il s’agit de s’assurer qu’il n’y ait pas d’erreurs procédurales.

La série Engrenages est conforme à la réalité. Encore une fois Maître Karlsson justifie les moyens employés pour les fins qu’elle veut atteindre. Elle est souvent border line mais depuis que j’exerce j’ai pu voir et observer beaucoup de choses. »

Relativement à la série Engrenage, l’image du monde judiciaire (au sens large) que donne la série n’est pas toujours glorieuse : pour autant est-elle conforme à la réalité ? Est-ce souhaitable pour le grand public ?

« Cette réalité existe, pourquoi ne pas la montrer ? Il ne faut pas être naïf. L’esprit d’Engrenages est de montrer cette autre réalité ( les policiers qui ouvrent des scellés sans autorisation, les tontons ; etc..). C’est d’ailleurs le point commun des juges, des avocats et des policiers dans la série leur pratique est souvent douteuses mais pour une finalité qui peut paraître juste ».


Le regard du magistrat.

Village de la Justice : Quelles ont été vos motivations pour conseiller juridiquement une série et plus spécifiquement une fiction montrant la sphère judiciaire ?

Gilbert Thiel

Gilbert Thiel : "Je n’avais en réalité aucune motivation ! C’est le hasard qui m’a conduit sur le plateau de la série Engrenages. Nous sommes en 2010 et Anne Langlois, alors scénariste, a souhaité me contacter pour la saison 4 dans laquelle le Juge Roban, un des personnages centraux de la série, est "mis au placard" par sa hiérarchie, situation que je connaissais moi-même à cette période là dans la réalité.

Je ne connaissais pas la série et j’ai donc visionné les 3 saisons, puis j’ai accepté, en ajoutant une condition : celle de pouvoir "faire l’acteur", ce qui m’a permis au passage d’envoyer quelques messages subliminaux à ma propre hiérarchie...

Cela m’a permis de "prendre l’air", de sortir de ma réalité.

Finalement les motivations sont venues au fur et à mesure. Je me suis aperçu que cela m’a permis de "prendre l’air", de sortir de ma réalité...mais aussi de me rendre compte que les sociétés de production sont beaucoup mieux équipées en terme de moyens que la Justice française ! Les moyens mis dans la réalité ne sont pas les mêmes que sur le plateau..."

Concrètement comment cela se passe-t-il : quand et comment interveniez vous ?

"Concrètement, cela passe par des réunions de travail au moment de l’écriture. J’étais conseiller pour la partie "magistrat", les parties avocats et policiers ayant leur propre conseiller. L’idée est de conseiller en tenant compte du fait que c’est une fiction, tout en veillant à ce que cela ne soit pas délirant. Si je disais "non ça ne va pas", il fallait alors que les scénaristes fassent preuve d’imagination !

Pendant le tournage, Philippe Duclos, qui joue le rôle du Juge Roban, m’a beaucoup questionné. Mais je n’assistais pas au tournage et n’intervenais pas à ce stade. D’ailleurs, cela laisse place à des petits "cafouillages" que je ne pouvais pas repérer à l’écrit, comme par exemple la tenue des membres du Conseil de la magistrature qui, lors d’une scène siègent en robe alors que dans la réalité ils siègent en tenue civile."

Cette série a le mérite de rappeler que la Justice est rendue par des femmes et des hommes qui se débattent pour la faire fonctionner le moins mal possible.

Relativement à la série Engrenages, l’image du monde judiciaire (au sens large) que donne la série n’est pas toujours glorieuse : pour autant est-elle conforme à la réalité ? Vous sentez-vous une certaine responsabilité de pédagogie sur la Justice et son fonctionnement, ou vous sentez-vous plutôt libre vis-à-vis de ça ?

"Au travers de mes conseils, j’ai tâché de donner une idée à peu près exacte de la Justice française, et notamment sur le manque de moyens de celle-ci.
Cette série a - je crois - le mérite de rappeler que la Justice est rendue par des femmes et des hommes qui se débattent pour la faire fonctionner le moins mal possible avec les les bouts de ficelle mis à leur dispositions par la République, tout en tentant de surmonter leurs problèmes et difficultés personnelles.
Je pense donc tout à fait librement que cette fiction n’est pas très éloignée de la réalité judiciaire, laquelle- je vous le concède- n’est que très exceptionnellement glorieuse…"

Propos recueillis par Marie Depay et Nathalie Hantz Rédaction du Village de la Justice.

[1"Comment les séries judiciaires permettent l’étude du droit ?" (article de La Revue des médias janvier 2020).