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Droit de préemption et intérêt général de l’opération. Par Rikki Bendahi, Juriste.
Parution : vendredi 3 juin 2022
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L’existence de l’intérêt général d’une opération de préemption ne peut se déduire des mauvais calculs financiers d’une commune qui a essayé d’optimiser ses finances et d’obtenir le prix le plus bas lors de l’acquisition d’un bien.
Commentaire de la décision du Conseil d’État du 19 avril 2022 du commune de Mandelieu-la-Napoule (n°4421560).

1- Rappel des faits.

Deux baux à construction ont été signés entre deux sociétés, Port Inland et SEETA, et deux personnes privées (les sœurs H…) pour la mise à disposition de parcelles et la réalisation de constructions. Ces deux baux, classiques en la matière, d’une durée de 32 ans ayant commencé à courir le 15 mars 1988, prévoyaient la possibilité d’une levée de l’option d’achat par les preneurs avant le terme des baux, soit avant le 14 mars 2020.

La levée d’option concernait uniquement les parcelles, les constructions édifiées sur ces parcelles revenant à leurs financeurs, les sociétés Port Inland et SEETA, respectant ainsi la logique économique du montage juridique.

Avant donc le terme des baux à construction, les deux sociétés ont fait valoir leur volonté de lever l’option de rachat des parcelles au prix déterminé selon les baux.

2- Droit de préemption de la commune.

Le notaire en charge de l’opération a adressé à la commune de Mandelieu-la-Napoule sur le territoire de laquelle se trouve les biens les déclarations d’intention d’aliéner correspondantes. L’opération visant la cession des fonciers, ce dernier a donc indiqué le prix de vente des assiettes foncières, les acquéreurs étant déjà propriétaires des constructions.

Le notaire a pris soins néanmoins d’indiquer que si la préemption devait avoir lieu, elle portera nécessairement sur les fonciers mais également sur les constructions dont le prix figurait également sur les déclarations d’intention d’aliéner.

La commune de Mandelieu-la-Napoule a décidé, par arrêté du 20 janvier 2020, de préempter mais au seul prix du foncier. Il était tentant de devenir propriétaire d’un ensemble immobilier pour le seul prix du foncier, avec accession des constructions.

3- Décision du juge des référés.

Saisi d’une demande de référé-suspension, le juge des référés a fait droit à la demande des sociétés et suspendu, par deux ordonnances du 9 juillet 2020, la décision de préemption de la ville au motif que la préemption ne portait que sur le foncier, dénaturant par là même les termes des déclarations d’intention d’aliéner qui indiquaient que si préemption il devait avoir lieu, cela serait pour les ensembles immobiliers, à savoir fonciers et constructions, et non uniquement pour les fonciers.

Cette décision est pleine de bon sens, logique et conforme à l’esprit du droit de préemption et du droit de propriété. En effet, nous sommes en présence d’un démembrement du droit de propriété. Les consorts H… sont propriétaires des parcelles, et les sociétés propriétaires des constructions, le tout formant les ensembles immobiliers. Si préemption il devait y avoir, celle-ci doit avoir lieu pour l’ensemble et non pour une partie du droit de propriété, si l’on sait qu’à l’échéance des baux à construction, cet ensemble sera réuni entre les mains de la même personne. La collectivité ne pouvait donc pas devenir propriétaire du seul foncier sachant, en application du bail, qu’elle devra se substituer aux bailleurs dans l’exécution du bail à construction et céder ce qu’elle a préempté tout récemment.

Dans le cadre d’une telle opération et eu égard au montage juridique, la préemption ne pouvait avoir lieu que pour l’ensemble immobilier. D’ailleurs, il est évident que les « propriétaires » étaient de bonne consistance, prêts à céder les biens, alors même que les sociétés n’étaient pas vendeuses. Le notaire avait donc parfaitement cerné la problématique et anticipé l’action de la commune. Des échanges ont même dû avoir lieu entre la ville et le notaire, comme cela est l’habitude en pareil cas.

Mais il semble que la municipalité souhaitait devenir propriétaire de l’ensemble immobilier à bon compte, se disant sans doute que, dans certains cas, le bailleur pouvait récupérer les biens construits sans indemnité comme le prévoyait le bail à construction. Alors, pourquoi devrait-elle les payer si elle se substitue purement et simplement aux bailleurs ?

4- Pourvoi de la commune.

La commune de Mandelieu-la-Napoule se pourvoit en cassation contre les deux ordonnances. La haute juridiction annule les ordonnances du juge des référés, mais confirme la suspension de l’arrêté de la commune.

Le Conseil d’État rappelle préalablement qu’

« il résulte de ces dispositions (articles L210-1 et suivants du Code de l’urbanisme relatifs droit de préemption) que la circonstance qu’une parcelle soit grevée d’un bail à construction, qui ne figure pas au nombre des exemptions prévues à l’article L213-1 du Code de l’urbanisme, ne fait pas, par elle-même, obstacle à l’exercice du droit de préemption lorsqu’elle fait l’objet d’une aliénation soumise au droit de préemption en vertu de cet article ».

Néanmoins, suivant en cela les conclusions de M. Arnaud Skzryerbak, Rapporteur public [1], le Conseil d’État estime que la préemption du seul foncier emporte substitution de la ville aux consorts H... en tant que nouveau bailleur propriétaire du foncier. Cette substitution oblige la commune à exécuter le bail à construction et donc à céder aux sociétés le foncier dont elle est devenue propriétaire. Par conséquent, l’opération est « à somme nulle » et donc sans objet pour la ville, ne pouvant satisfaire à la nécessité résultant de l’article L210-1 du Code de l’urbanisme, soit « la réalisation, dans l’intérêt général, des actions ou opérations répondant aux objets définis à l’article L300-1 ».

Le juge sous-entend l’existence d’un intérêt général, mais l’impossibilité de réaliser les actions ou opérations pouvant y répondre.

Tout d’abord, il convient de préciser que le bail à construction peut présenter essentiellement deux modalités d’application qui seront négociées préalablement et qui détermineront principalement le montant du loyer. La première modalité pourra prévoir la remise des biens construits au profit du bailleur sans aucune indemnité pour le bailleur. La seconde modalité pourra prévoir quant à elle la possibilité pour le preneur de devenir propriétaire de l’ensemble immobilier par le rachat, à sa seule demande, du foncier supportant les constructions qu’il aura édifié et financé. Le montant du loyer sera donc bien plus faible dans la première modalité que dans la seconde étant donné que le preneur laissera gratuitement les constructions, et qu’elles seront valorisées comme des loyers en nature.

Cette première modalité aurait pu être le cas pratique de la ville de Mandelieu-la-Napoule.

Le preneur ne peut lever d’option d’acquisition car inexistante dans le bail. Néanmoins, le prix de cession, si le preneur avait souhaité devenir propriétaire, aurait été à hauteur de l’ensemble immobilier comprenant le foncier et les constructions. C’est ce prix qui aurait été notifié dans la déclaration d’intention d’aliéner. La ville aurait pu préempter et personne ne s’y serait opposé.

La seconde modalité est celle rencontrée dans l’affaire de la ville de Mandelieu-la-Napoule ; la possibilité pour le preneur de garder les constructions qu’il a déjà financé et de devenir propriétaire du seul foncier en levant l’option d’achat au prix convenu. La ville pouvait également préempter les biens si l’on suit l’analyse des premiers juges. Il suffisait qu’elle retienne le prix indiqué par le notaire et correspondant à la valeur d’ensemble des biens, et non uniquement du seul foncier.

Nous ne nous attarderons pas sur les subtilités visant à déterminer si le bailleur, en cas de levée de l’option, devient néanmoins le temps du souffle d’un soupir (à minuit par exemple) propriétaire, par l’effet de l’accession, des biens que le preneur aura édifiés en application du bail à construction.

Dans le cas d’espèce de la commune de Mandelieu-la-Napoule, le preneur a décidé de lever l’option pour devenir propriétaire du foncier et ainsi devenir également propriétaire, à la fin du bail à construction, des constructions qu’il aura édifié et financé. Si la commune devient propriétaire par préemption du foncier, avant la fin du bail à construction, elle devient effectivement titulaire du bail à construction, de la même façon que si elle avait acquis les biens le lendemain de la signature du bail à construction. Autant dans le cadre d’une préemption classique, l’acquéreur potentiel est purement et simplement évincé, autant dans le cas d’espèce, le preneur a une double casquette ; celle de preneur à bail et celle de potentiel acquéreur.

L’éventualité de devenir propriétaire met fin à son statut de preneur, alors que si c’est la commune qui achète, il reste preneur, et donc peut potentiellement faire valoir les clauses du bail, dont la levée de l’option d’achat. Par conséquent, il n’y a aucun effet « inattendu » du droit de préemption, pour peu que l’on distingue bien à quel titre chacun intervient.

5- Sur la légalité de la décision de préempte.

Le Conseil d’État « achève » la commune en indiquant que

« Par suite, le moyen tiré de ce que la décision de préemption du 20 janvier 2020 méconnaît les dispositions du Code de l’urbanisme relatives au droit de préemption sur lesquelles elle se fonde est propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ».

Le juge suit en cela les conclusions du Rapporteur public qui avait ouvert la fenêtre en indiquant qu’ « une préemption exercée à cette occasion est une opération blanche inapte à satisfaire la première condition exigée pour la mise en œuvre de cette procédure : l’existence d’un intérêt général ».

Que nenni, les décisions de préempter à des prix ne correspondant pas soit au prix du marché soit au prix demandé par le vendeur, sont légions. Ce n’est pas pour cela que le juge invoque un doute sérieux sur la légalité de la décision. S’il y’a désaccord sur le prix, il sera tranché par le juge de l’expropriation et chaque partie en tire les conséquences sur la poursuite de l’opération. Le vendeur peut parfaitement retirer son bien de la vente, comme la ville peut parfaitement se désintéresser du bien jugé trop coûteux (théorie du bilan coût/avantage en matière d’expropriation).

L’intérêt général existe en lui-même en dehors de l’impossibilité (ici toute relative) de sa réalisation. Sans doute mal conseillée, la ville a cru pouvoir acheter le foncier et ainsi devenir propriétaire des constructions par la théorie de l’accession. C’était sans compter avec la théorie de l’enrichissement sans cause. Un bon juriste aurait sans doute alerté la ville sur l’impossibilité pour elle de devenir propriétaire de l’ensemble en ne payant que le prix du foncier. Le notaire aurait peut-être dû afficher plus clairement et plus explicitement des prix différents. L’un pour le titulaire du bail à construction, l’autre pour l’acquéreur lambda, dont fait partie la ville. Tout cela ne remet nullement en cause l’existence de l’intérêt général et donc la légalité de la décision de préempter.

En cela, la décision des premiers juges est bien plus sage et conforme à la réalité des faits (si l’on évacue la question de la régularité de la procédure) : une « tentative de hold-up » de la ville pour une opération qui n’en est pas moins d’intérêt général. Les juges ont donc indiqué que la préemption ne pouvait avoir lieu au seul prix du foncier, cela ne correspondant pas à la déclaration d’intention d’aliéner transmise par le notaire. Analyse confirmée par les conclusions du Rapporteur public qui indique : « une chose nous paraît certaine : il est exclu que la commune finisse par entrer en possession des terrains et des constructions en ayant seulement payé les terrains ».

Par conséquent, ce n’est pas l’existence d’un intérêt général qui est en jeu, mais plutôt la capacité et la volonté de la ville à payer le prix correspondant à la valeur des biens.

Rikki Bendahi. Juriste