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[Interview] Bruno Blanquer, président de la Conférence des bâtonniers.
Parution : jeudi 7 juillet 2022
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"Mettre en avant ce que nous sommes et nous adapter pour nous acquitter au mieux de nos missions". Ancien bâtonnier du Barreau de Narbonne, Bruno Blanquer préside la Conférence des bâtonniers depuis le début de l’année 2022. Il précise ici les axes principaux de son mandat empreints d’une volonté affirmée de moderniser les missions et les fonctions de l’institution. S’il souhaite favoriser davantage l’expression des 163 bâtonniers en exercice dans les régions, il compte encore accentuer leur formation face à une réglementation de plus en plus exigeante. La défense des libertés fondamentales et le respect du droit et de l’accès au droit s’inscrivent eux aussi parmi ses priorités.

Interview initialement publiée dans la Revue Actus des Barreaux n°9.

Alain Baudin : Vous présidez la Conférences des bâtonniers depuis le 1er janvier. Quel est votre regard sur votre fonction ?

"Elle est d’une grande responsabilité puisqu’il s’agit d’incarner l’Ordinalité en province (...)."

Bruno Blanquer : « J’étais, je suis et je reste enthousiaste. C’est toutefois un enthousiasme très modeste tant la tâche est importante. Elle est aussi d’une grande responsabilité puisqu’il s’agit d’incarner l’Ordinalité en province, d’être la voix des Ordres de leurs 163 bâtonniers et donc de les représenter, d’exprimer ce qu’ils pensent et souhaitent : leurs projets, leurs aspirations et parfois leurs exaspérations. En effet, il peut arriver que certains sujets qui nous sont soumis ne soient pas en phase avec ce que nous souhaiterions : porter cette parole est essentielle. L’importance de la fonction m’impose donc de tempérer cet enthousiasme ».

Territorialité et solidarité demeurent-elles pour vous intimement liées ?

« Nous sommes un lieu de solidarité entre les Ordres. Les barreaux de province dénombrent 41 000 avocats. Ils comptent quatre Ordres de moins de 20 avocats et trois de plus de 2 000, dont un de près de 3 800. La Conférence des Bâtonniers est donc le lieu où se retrouvent les bâtonniers d’Ordres très différents par le nombre mais aussi leur diversité des exercices professionnels. Au-delà du judiciaire, le barreau d’affaires y est en effet aussi présent qu’important. La Conférence est donc le lieu où la territorialité entre en action car l’on y prend la pleine mesure de ce qu’est notre pays qui compte également huit barreaux ultramarins ».

Quelles évolutions prévoyez-vous pour les formations des bâtonniers et des membres des Ordres ?

"(...) multiplier les formations pour apporter une réponse ordinale de qualité optimale sur tout le territoire."

« Nous constatons que les Ordres interviennent dans des secteurs de plus en plus nombreux. En matière d’autorégulation, il peut s’agir de la LCB-FT1 mais l’on peut aussi évoquer la discipline, la déontologie, les structures d’exercice et bien d’autres sujets de plus en plus pointus dans la réglementation et dans les demandes qui sont faites aux bâtonniers et aux membres des Ordres. L’idée est de multiplier les formations sur ces différents points afin d’apporter une réponse ordinale de qualité optimale sur tout le territoire. Lors de notre assemblée générale du 20 janvier dernier, nous avons notamment décidé de mener un travail sur le sujet important du statut du Parquet dont les États généraux de la Justice ont ouvert le questionnement et nous envisageons d’aborder bien d’autres thèmes de réflexion ».

Entendez-vous accroître votre vigilance quant au respect des libertés fondamentales ?

« Rester ce que nous sommes, c’est aussi affirmer haut et fort la défense de l’État de droit et des libertés fondamentales sur bon nombre de questions. Nous y sommes très vigilants. Le confinement, pendant lequel le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ont sanctionné certaines mesures, nous a d’ailleurs montré que ces libertés pouvaient reculer. La menace se cache encore dans des textes qui, à la première analyse, sembleraient anodins. Par exemple celui portant sur l’intermédiation financière des pensions alimentaires, a vocation à soumettre l’ensemble des débiteurs et des créanciers à un recouvrement étatisé. Cela signifie que chaque mode de garde modifié entre les parents et chaque changement de résidence décidé à la dernière minute devront être déclarés à l’État. C’est préoccupant en termes de droits fondamentaux et de libertés individuelles. Il faut bien-sûr lutter contre les pensions impayées qui sont de l’ordre de 30 %, mais soumettre 100 % des couples séparés à un tel mécanisme pose de réelles difficultés. Sur ce texte-là, nous avons de vraies interrogations car nous nous apercevons que l’on peut faire fi des libertés fondamentales sous couvert de textes qui a priori ne devraient pas soulever de tels problèmes ».

Vous veillez tout autant au respect des droits et des libertés au-delà des frontières.

« Nous menons effectivement des actions de soutien aux avocats persécutés dans le monde. Elles s’accomplissent actuellement en faveur de nos consœurs et de nos confrères dont les procès se multiplient de manière irraisonnée en Iran et en Turquie. Nous sommes à leurs côtés parce que les avocats doivent défendre les avocats. De la même manière nous suivons de près la situation en Ukraine et les Ordres restent très mobilisés sur le sujet ».

Allez-vous davantage œuvrer à la défense du droit et de l’accès au droit sur l’ensemble du territoire ?

"Notre mission, faire que le droit et l’accès au droit soient égaux en tout point du territoire."

« Notre mission, à nous avocats et bâtonniers, est de faire en sorte que le droit et l’accès au droit soient égaux en tout point du territoire. La territorialité a là aussi un vrai sens et il n’est pas imaginable que l’on puisse avoir un accès différent à la justice parce que l’on habite dans des endroits différents. La lutte contre ces inégalités passe d’abord par la reconnaissance des pertinences de notre carte judiciaire et des compétences de nos juridictions en l’état. Nous sommes des barreaux traumatisés par la réforme Dati qui a sabré dans le nombre des tribunaux et, par conséquent, dans le nombre des barreaux. Nous ne retrouvons pas dans les nouveaux tribunaux – et c’est à nous de le dire – tout le contentieux qu’il y avait dans les anciens. En supprimant des tribunaux, l’on supprime l’accès au droit et l’on restreint l’assistance aux personnes qui ont besoin d’un avocat. Qu’elles soient en garde à vue ou en audition libre, il faut qu’elles puissent avoir un avocat à leurs côtés en tout point du territoire et ce n’est pas toujours le cas ».

Aurez-vous à ce sujet une attention toute particulière pour les Outre-mer ?

« C’est un souci constant de la Conférence des bâtonniers où la dimension ultramarine de notre pays est sans doute la mieux prise en compte. Comment accède-t-on à un juge et à un avocat dans les Outre-mer ? La question est posée. Je l’ai d’ailleurs rappelé le 20 janvier dernier au garde des Sceaux en mettant en avant qu’à Wallis et Futuna, il n’y a aucun avocat en raison des distances importantes. Ce n’est pas tolérable. On ne peut pas continuer à se passer de leur présence et nous devons donc trouver des modalités pour que le droit soit respecté en tout point du territoire ».

L’assistance d’un avocat par visioconférence vous paraît-elle envisageable ?

« Elle fait incontestablement partie des solutions. C’est un axe sur lequel nous travaillons mais ce n’est pas le seul. Toutefois, là aussi, il nous faut rester vigilant pour que cela ne devienne pas une excuse pour désinvestir la justice de certains de nos territoires ».

La Conférence a-t-elle émis des contributions dans le cadre des États généraux de la Justice ?

« Nous avons produit sept contributions, une par groupe de travail, qui ont été approuvées par les Bâtonniers par un vote en assemblée générale. Elles ont été précédées d’une contribution préliminaire qui rappelle qu’il ne sert à rien de débattre de réformes si l’on ne donne pas à la justice les moyens de remplir sa mission. Pour le moment, elle ne les a pas et nous réitérons notre souhait d’un doublement du budget de la justice judiciaire sur cinq ans. Tant qu’il n’y aura ni évolution, ni destination précises définies à l’avance, tout ce qui est réforme envisagée va ou risque de se traduire par un éloignement du justiciable de son juge. Voilà des années que la Justice n’a plus les moyens de juger tous ses dossiers et pour le cacher, on complique le parcours du justiciable dans des proportions déraisonnables. Il faut donc donner aux juges les moyens de juger. Je comprends qu’ils s’interrogent actuellement sur le sens de leurs missions. »

Le budget de la Justice doit-il être distinct de celui de la pénitentiaire ?

"Il faut distinguer la justice qui poursuit et qui juge de celle qui assure le suivi des sanctions."

« En 1911, on a eu la mauvaise idée d’associer le budget de la Justice et celui de la pénitentiaire. Je ne conteste pas qu’il faille l’augmenter : on ne peut pas continuer d’accueillir les détenus dans les conditions actuelles. Sauf qu’il faut distinguer la justice qui poursuit et qui juge de celle qui assure le suivi des sanctions. On en augmente le budget et l’on fait croire que c’est celui de la Justice qui augmente dans son ensemble. Le justiciable ne sera pas forcément sensible à la construction de 15 000 places supplémentaires de prison mais il sera sûrement d’accord pour que l’on offre aux condamnés des conditions dignes d’enfermement, avec le nombre des personnels nécessaires à la sécurité des centres pénitentiaires. Mais on ne peut pas mélanger les deux budgets. L’augmentation est certes de 8 % en 2022 mais l’on s’aperçoit qu’elle n’est en réalité que de 3,5 % en faveur de la justice judiciaire qui ne dispose que de 3,5 milliards d’euros. Ce qui en fait correspondra à l’inflation. Le reste est absorbé par la pénitentiaire. Doubler son budget, c’est passer à 7 milliards et nous ne sommes pas sur des sommes démesurées. »

Retrouvez l’intégralité de l’interview dans la Revue Actus des Barreaux n°9.

Interview de Bruno Blanquer réalisée par Alain Baudin pour la Revue Actus des Barreaux.