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Les "contorsions" de la Douane en matière de contributions indirectes. Par Jean Pannier, Avocat.
Parution : mardi 13 septembre 2022
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L’administration des douanes bénéficie encore trop souvent d’un manque de rigueur de la part de l’autorité judiciaire au plus haut niveau. C’est ainsi qu’on laisse encore prospérer des poursuites douanières basées sur l’article 40 du Code de procédure pénale y compris lorsqu’elles concernent de simples contraventions alors que ce texte ne vise que les délits et les crimes. Le principe d’interprétation stricte du droit pénal ne permet pourtant pas ce débordement. Ceci est d’autant plus contestable que cette administration dispose dans le Code des douanes d’un arsenal répressif spécifique pour engager l’action publique.

De son côté l’Union européenne est très laxiste et devrait réagir car la Douane s’autorise depuis au moins 1995 à violer les règles communautaires au nom de ce qu’il est convenu de nommer pudiquement «  la politique du chiffre  ». La tentation était manifestement trop forte et surtout encouragée par l’indifférence des responsables de la Direction générale à Bruxelles en charge de la réglementation en matière de contributions indirectes.

Pour lutter contre les fraudes à la circulation des bières et vins qui représentent un volume très important nos penseurs communautaires ont imaginé en 1992 (Directive 92/12 du Conseil du 25 février 1992) un nouveau système qui n’a pas vraiment permis de réduire la fraude à la circulation des alcools, texte encore et toujours basé sur des documents-papier qu’il a fallu remplacer par des solutions modernes utilisant l’électronique [1].

L’idée était louable puisque la fraude aux alcools s’en donnait à cœur joie depuis 40 ans dans la plus totale opacité. Rappelons qu’en 1993 à la suite de la suppression des frontières intérieures la Douane avait repris la main pour toutes les contributions indirectes.

Le succès est relatif au point que ce choix ne semble pas avoir un grand avenir.

L’application de la directive de 1992 a montré ses faiblesses car les Documents Administratifs d’Accompagnement (DAA) étaient, à grande échelle, agrémentés de faux cachets douaniers. Il a quand même fallu attendre 18 années pour réagir et mettre en place en 2010 (Directive 2008/118/CEE) une sorte de signature électronique qui se substitue aux supports papier trop faciles à falsifier. Ce système aurait dû limiter la fraude à condition que la Douane joue le jeu.

EMCS (Excise Movement and Control System) constitue le nouveau système européen dont l’objet est d’assurer le suivi informatisé des mouvements intracommunautaires de produits en suspension de droits d’accises. Un mouvement est considéré comme intracommunautaire lorsque l’expéditeur et le destinataire sont situés dans deux Etats membres de l’Union européenne distincts ou, en cas d’exportation vers un pays tiers, lorsque le point de sortie du territoire communautaire est situé dans un autre Etat membre que l’Etat membre que l’Etat membre de l’expéditeur.

La dématérialisation du DAA (Document Administratif d’Accompagnement) constitue la caractéristique principale d’EMCS par rapport à l’ancien système de contrôle documentaire aux frontières. La directive 2008/118/CD du Conseil adoptée le 16 décembre 2008 et applicable depuis le 1er avril 2010 a instauré la mise en place du DAE (Document Administratif Electronique).

Les objectifs poursuivis par EMCS sont les suivants :
- Simplifier les formalités administratives que doivent accomplir les opérateurs ;
- Moderniser les moyens d’échange d’informations entre opérateurs et Etats membres ;
- Permettre aux autorités douanières de mieux cibler les contrôles ;
- Accélérer et sécuriser l’apurement des mouvements.

Ces objectifs montrent à quel point il était urgent de moderniser ce régime fiscal.

La mise en œuvre d’EMCS s’est traduit par la mise en place dans chaque État membre d’une application nationale à laquelle les opérateurs et les services douaniers de cet État membre doivent se connecter afin d’assurer les échanges avec les autres Etats membres.

C’est un réseau informatique.

Pour la France, Gamma (Gestion de l’Accompagnement des Mouvements de Marchandises soumises à Accise) est la télé procédure nationale permettant la mise en œuvre d’EMCS. A ce titre, Gamma permet aux opérateurs français de créer des DAE (Documents Administratifs Électroniques) pour couvrir leurs mouvements intracommunautaires de produits en suspension de droits d’accises. De plus, afin d’unifier les procédures utilisées en circulation intracommunautaire et celles utilisées en circulation nationale, Gamma permet également de couvrir les mouvements nationaux de produits en suspension de droits d’accises.

Les opérateurs français concernés sont les entrepositaires agréés et destinataires enregistrés (ex OE : Opérateurs enregistrés) disposant d’un numéro d’accise et présents à ce titre dans le référentiel des opérateurs français (Rosa - relation EA/OE). Les entrepositaires français effectuant du commerce intracommunautaire sont aussi enregistrés dans la base des opérateurs européens Seed (System of Exchange of Excise Data).

L’obtention d’un statut (entrepositaire agréé, destinataire enregistré ou expéditeur enregistré) et son enregistrement dans les référentiels français (Rosa) et/ou européen (Seed) sont les conditions préalables à toute utilisation de Gamma.

Il résulte de ce système électronique de contrôle en réseau que chaque administration douanière a l’entière responsabilité d’assurer la surveillance des agréments qu’elle délivre sous forme de numéros d’accises aux entrepositaires de son pays. La surveillance a laissé à désirer pendant le temps de l’adaptation ce qui a encouragé toutes les tentations.

La Douane française a surtout cédé à des arrière-pensées budgétaires pour faire du chiffre en fermant les yeux sur une fraude à grande échelle - les droits acquittés - ce qui aurait dû attirer l’attention à différents niveaux depuis longtemps. Les douanes étrangères, pour leur part ont manifesté des difficultés à s’adapter (sauf l’Allemagne et la Lituanie) ce dont la Douane française, on va le voir, a su profiter.

La douane française ne se contente pas d’encaisser des accises au préjudice d’Etats étrangers, elle intimide les entrepositaires agréés - dont la plupart ont fini par disparaître - poussant le vice jusqu’à influencer l’autorité judiciaire en dénaturant le texte communautaire pour obtenir des condamnations au paiement d’accises au préjudice d’Etats étrangers. On peut s’étonner que la Chambre criminelle de la Cour de cassation laisse prospérer pareil dérapage.

1. Le scandale des droits acquittés.

Un dysfonctionnement de grande ampleur s’est développé rapidement au nom de la politique du chiffre. La réglementation communautaire et sa transposition en droit national sont pourtant claires, les accises doivent être perçues dans le pays de mise à la consommation.

C’est principalement en Grande Bretagne qu’auraient dû être encaissées les accises puisque c’est là que la plupart des camions s’évaporent, notamment après être passés à Calais, au nez et à la barbe des douaniers français. En fait, la proximité de la Grande Bretagne a incité de nombreux opérateurs indiens et pakistanais à ouvrir des sociétés dans les environs de Calais pour faciliter la fraude. Ceci explique pourquoi certains hauts fonctionnaires évoquent en aparté une réglementation criminogène. En vérité personne n’est dupe surtout quand il s’agit de faire un pied de nez aux vilains qui ont brûlé Jeanne d’Arc.

On a pu constater en effet que le principe d’imposition dans le pays de consommation est depuis longtemps dévoyé côté France. La tolérance a sévi intensément de 1995 à 2010.

Les receveurs des douanes françaises ont rapidement compris qu’on pouvait fermer les yeux sur la destination réelle des marchandises lorsque les transporteurs optent pour la solution dite des « droits acquittés ».

Pas vu pas pris sauf que plusieurs transporteurs ont été interceptés principalement en Grande Bretagne après avoir franchi le chanel sous le regard indifférent des douaniers français grâce à une technique éprouvée de documents originaux venant d’autres transports... tout simplement photocopiés. Ainsi, les originaux pourront servir plusieurs fois et faciliter le passage en fraude à Calais d’autant de camions. Il s’agit de fraudes à grande échelle. Pourtant, un douanier digne de ce nom sait parfaitement qu’un doigt mouillé passé sur un tampon de douane permet en une seconde de faire la différence entre un document original et une photocopie. La photocopie, elle, ne pisse pas.

Les rares interceptions de camions suivies de saisies par les douanes britanniques sont en réalité l’arbre qui cache la forêt car la fraude porte sur des milliers de camions qui ont acquitté les accises en France et utilisé la même technique pour franchir le cordon douanier à Calais. Un tel trafic principalement localisé dans le Nord-Pas de Calais ne pouvait raisonnablement échapper à la surveillance des douanes qui a donc fermé les yeux avec la bénédiction de la hiérarchie.

Le constat est accablant car la douane française n’ignore pas qu’il existe des différences très importantes entre les taux d’accises applicables en France et ceux qui s’appliquent notamment sur le territoire de sa Gracieuse Majesté qui sont jusqu’à six fois plus élevés pour les bières. Pour les vins traditionnellement favorisés en France - pays producteur - un camion de 20 000 bouteilles était taxé à 500 euros côté France ….mais taxé à l’équivalent de 45 000 euros en GB. Cherchez l’erreur !

Cette pratique de la Douane française qui consiste à encaisser des montants d’accises au préjudice d’Etats étrangers en fermant les yeux sur la destination réelle des camions avait de quoi alerter Bruxelles, la Cour des comptes et surtout le Trésor de sa Gracieuse Majesté qui n’ont toujours pas réagi.

Détail extraordinaire pour faciliter la fraude, les receveurs de la Douane française - et parfois certains bureaux qui ont fait l’objet d’enquêtes internes pour cause d’évaporation - ont encaissé une grande partie des accises en espèces entre 1995 et 2010…principalement d’un réseau sélectionné d’opérateurs, parfois condamnés, qui venaient s’acquitter des accises en déposant des sacs poubelles bourrés de billets. Les receveurs ne sont pas près d’oublier cette gymnastique quasi quotidienne. La Direction des enquêtes douanières si prompte à tomber à bras raccourcis sur les petits entrepositaires agréés dont la liquidation profite aux « sélectionnés » n’ignore rien de l’ampleur de la fraude aux accises.

Le gros du trafic n’a commencé à se réduire que lorsque les taux d’accises ont fortement diminué par exemple en Allemagne. La pêche aux accises est de ce fait devenue plus maigre en France, elle s’est déplacée ce qui a mis les receveurs des douanes françaises dans l’embarras par rapport à leurs statistiques. Prudence oblige, une circulaire de l’administration centrale inquiète des risques à venir a fini par mettre un terme aux encaissements en espèces. Il n’est pas vraiment difficile d’identifier les opérateurs ayant bénéficié de cette tolérance ce sont ceux qui continuent à faire circuler des centaines de camions mais qu’on ne voit désormais plus au tribunal. Ceux-là se font rarement taper sur les doigts sauf à la rigueur par de discrètes transactions.

2. L’apurement des marchandises circulant en suspension de droits.

Le système de la circulation des marchandises en suspension de droits repose sur l’application de la règle de compétence prévue par l’article 10-1 de la directive qui a été transposée par l’article 302 P du Code général des impôts :

« Lorsque des produits sont expédiés en suspension des droits d’accise par l’intermédiaire du service de suivi informatique des mouvements de marchandises soumises à accises, l’entrepositaire agréé ou l’expéditeur enregistré et leur caution solidaire sont déchargés de leur responsabilité par l’obtention de l’accusé de réception ou du rapport d’exportation établi dans les conditions et selon les modalités fixées par voie réglementaire ».

Il s’agit d’une importante modification dont la Douane française refuse de tirer les conséquences.

L’article 10 de la directive n° 2008/118/CE impose d’effectuer des vérifications qui doivent être conduites successivement et dans l’ordre indiqué par ce texte pour déterminer l’État membre territorialement compétent pour recouvrer les droits d’accise :

« 1. Lorsqu’une irrégularité a été commise au cours d’un mouvement de produits soumis à accises sous un régime de suspension de droits, entraînant leur mise à la consommation conformément à l’article 7, paragraphe 2, point a), la mise à la consommation a lieu dans l’État membre où l’irrégularité a été commise.
2. Lorsqu’une irrégularité a été constatée au cours d’un mouvement de produits soumis à accises sous un régime de suspension de droits, entraînant leur mise à la consommation conformément à l’article 7, paragraphe 2, point a), et qu’il n’est pas possible de déterminer le lieu où l’irrégularité a été commise, celle-ci est réputée avoir été commise dans l’État membre et au moment où elle a été constatée.
3. Dans les situations visées aux paragraphes 1 et 2, les autorités compétentes de l’État membre où les produits ont été mis ou sont réputés avoir été mis à la consommation informent les autorités compétentes de l’État membre d’expédition.
4. Lorsque des produits soumis à accises circulant sous un régime de suspension de droits ne sont pas arrivés à leur destination et qu’aucune irrégularité, entraînant leur mise à la consommation, conformément à l’article 7, paragraphe 2, point a), n’a été constatée au cours du mouvement, une irrégularité est réputée avoir été commise dans l’État membre d’expédition et au moment où le mouvement a débuté, sauf si, dans un délai de quatre mois à compter du début du mouvement, conformément à l’article 20, paragraphe 1, la preuve est apportée, à la satisfaction des autorités compétentes de l’État membre d’expédition, de la fin du mouvement, conformément à l’article 20, paragraphe 2, ou du lieu où l’irrégularité a été commise.
Si la personne qui a constitué la garantie prévue à l’article 18 n’a pas eu ou a pu ne pas avoir connaissance du fait que les produits ne sont pas arrivés à leur destination, un délai d’un mois à compter de la communication de cette information par les autorités compétentes de l’État membre d’expédition lui est accordé pour lui permettre d’apporter la preuve de la fin du mouvement conformément à l’article 20, paragraphe 2, ou du lieu où l’irrégularité a été commise.
5. Toutefois, dans les situations visées aux paragraphes 2 et 4, si, avant l’expiration d’une période de trois ans à compter de la date à laquelle le mouvement a débuté, conformément à l’article 20, paragraphe 1, l’État membre dans lequel l’irrégularité a réellement été commise vient à être déterminé, les dispositions du paragraphe Î s’appliquent.
Dans ces situations, les autorités compétentes de l’État membre où l’irrégularité a été commise informent les autorités compétentes de l’État membre dans lequel les droits d’accise ont été prélevés, qui les remboursent ou les remettent dès que la preuve du prélèvement des droits d’accise dans l’autre État membre a été fournie.
6. Aux fins du présent article, on entend par « irrégularité » une situation se produisant au cours d’un mouvement de produits soumis à accise sous un régime de suspension de droits, autre que celle visée à l’article 7, paragraphe 4, en raison de laquelle ce mouvement ou une partie de ce mouvement de produits soumis à accise n’a pas pris fin conformément à l’article 20, paragraphe 2
 ».

L’exposé des motifs de la directive 2008/118/CE du 16 décembre 2008 permet de comprendre la portée qu’il convient de donner à l’article 10.

En effet, le considérant n° 11 prend bien soin de préciser que les droits sont exigibles « dans l’Etat membre sur le territoire duquel l’irrégularité qui a entrainé la mise à la consommation a été commise ou, s’il n’est pas possible de déterminer où elle a été commise, dans l’Etat membre où elle a été détectée ».

Le considérant n° 9 précise encore que l’accise étant une taxe à la consommation, aucun droit ne peut être perçu sur des produits soumis à accise qui ont, dans certaines circonstances, été détruits ou irrémédiablement perdus.

La comparaison de diverses versions linguistiques (anglaise, espagnole, portugaise) permet de mesurer l’unicité de sens qu’il convient de donner au verbe « détecter ».

L’article 10 de la directive sur les accises distingue ainsi trois situations :
- si le lieu de commission de l’irrégularité est connu, la mise à la consommation a eu lieu dans l’Etat membre correspondant ;
- si ce lieu est inconnu, la mise à la consommation a eu lieu dans l’Etat membre où l’irrégularité a été constatée ;
- enfin, si aucune irrégularité n’a été constatée au cours du mouvement de produits qui ne sont pas arrivés à destination, l’irrégularité est réputée avoir été commise dans l’Etat membre d’expédition.

Pour déterminer le lieu de mise à la consommation et donc l’Etat compétent pour recouvrer les droits d’accise correspondants à une sortie irrégulière du régime suspensif il faut suivre la méthode suivante :

Dans un premier temps, il faut rechercher le lieu de commission de cette irrégularité.

Si ce lieu est connu, les droits d’accise sont exigibles sur le territoire de cet Etat.

Dans un second temps, si ce lieu reste inconnu, il faut rechercher dans quel Etat membre l’irrégularité a été constatée et la mise à la consommation sera alors réputée être intervenue dans cet Etat membre.

On comprend à la lecture de ce mode d’emploi très précis que la recherche des irrégularités constatées après l’apurement se déplace logiquement dans le pays où l’apurement a eu lieu.

L’expéditeur qui était, si l’on peut dire, en statut « non apuré » au cours du transport passe en statut « apuré » dès l’instant où l’apurement est enregistré sur Gamma. A ce moment l’expéditeur est déchargé de sa responsabilité et se pose alors la question des auteurs des irrégularités qui va mettre en cause le défaut de surveillance de la Douane du pays destinataire.

L’administration française pourtant s’évertue à poursuivre les entrepositaires français alors que la recherche des irrégularités incombe à la Douane du pays où a eu lieu l’apurement qui est, par nature, le lieu de l’irrégularité. Ce qui n’empêche pas, conformément au point 3 de l’article 10 précité, les autorités du pays où a été suspectée l’irrégularité d’informer la Douane du pays destinataire. Le point 3 n’autorise nullement la douane du pays expéditeur à mener l’enquête et à poursuivre en justice il prévoit simplement la possibilité d’une assistance mutuelle administrative internationale (AAMI).

Au sens de l’article 10 de la Directive 2008/118/CE l’apurement frauduleux est « la reine des irrégularités  ». L’enquête douanière française suivie de poursuites judiciaires devient alors un détournement de procédure au sens de la directive puisque l’expéditeur est désigné d’avance comme coupable en violation du mode d’emploi communautaire exposé ci-dessus.

Dans un tel schéma, on se ne soucie même plus de savoir si les enquêtes douanières à l’étranger ont abouti ou si des accises y ont été mises en recouvrement alors que la réglementation communautaire interdit la double taxation.

Situation inacceptable car la directive 2008/118/CE est « d’effet direct » comme l’a rappelé un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 24 avril 2017 (aff : 16/02120) Elle met en place une solution communautaire et non une solution franco-française comme l’interprète la Cour de cassation.

Pour dénaturer la réglementation, les services contentieux des douanes ont pris l’initiative de tromper les tribunaux répressifs en modifiant dans leurs conclusions le texte de l’article 302 P du CGI. Ils ont accolé à l’apurement le mot régulier qui ne figure pas dans le texte.

Ce mot régulier a pour redoutable avantage de permettre le renversement de la charge de la preuve qui a pleinement démontré son efficacité pour obtenir des condamnations sans avoir à se fatiguer à démontrer la fraude. Autrement dit la Douane devient alors juge de ce qui est régulier ou non, elle introduit en justice des éléments d’enquête alors que la recherche des irrégularités ne relève pas de sa compétence. Ce qui revient à dire qu’en outrepassant ses droits la Douane française rafle la mise sans qu’on sache précisément ou en sont les investigations à l’étranger.

Exemple récent :
Ainsi, le Tribunal correctionnel de Boulogne sur Mer s’est-il retrouvé enseveli, sous la forme d’une citation directe, de milliers d’éléments d’enquête jetés en vrac (Ce dossier contient plus de 3.000 pages non cotées) privant l’autorité judiciaire de toute chance de s’assurer - en une audience - du bien-fondé des conclusions de l’enquête y compris et surtout de ses développements à l’international.

Alors qu’un juge d’instruction aurait été en mesure de retenir ou non les éléments d’enquête fournis par les douanes en exigeant notamment des informations sur les suites et les résultats des enquêtes des douanes étrangères… pour arriver à la conclusion que la Douane française n’avait aucune compétence pour enquêter elle-même dès lors que tous les Codes de Référence Administrative CRA) c’est-à-dire un par opération ont été enregistrés sur Gamma par les destinataires.

Dans ses conclusions la Douane soulève l’absence d’apurement régulier - formule qui n’est pas conforme au texte - mais qui l’autorise à s’ériger en juge de la régularité.

Elle conteste ainsi la régularité de près de 5.000 DAE et demande la condamnation des prévenus à plus de 16 millions d’euros d’accises sans présenter à la justice la moindre preuve d’une quelconque dette douanière sous la forme habituelle d’un avis de mise en recouvrement (AMR).

Le piège a néanmoins parfaitement fonctionné jusqu’au plus haut niveau judiciaire. Alors que le droit pénal est d’interprétation stricte y compris en matière douanière :
«  Les textes qui régissent la matière des douanes sont d’interprétation stricte ; il n’entre pas dans les pouvoirs du juge pénal d’en étendre ou modifier la portée  » [2].

Le Tribunal correctionnel de Boulogne sur mer s’inspirant des conclusions de la douane énonce dans son jugement du 25 aout 2015 :

« il résulte en substance des dispositions combinées des articles 302 G, 302 L, 302 M, 302 M ter et 302 P du CGI que la circulation intra-communautaire des alcools, des produits alcooliques et des bières s’effectue, entre entrepositaires agréés, en suspension des droits d’accises sous couvert d’un document administratif électronique établi par l’expéditeur qui n’est déchargé de sa responsabilité fiscale que par l’apurement régulier du régime suspensif, c’est-à-dire par la preuve de la prise charge effective des marchandises par leur destinataire  ».

La condition de « preuve de la prise en charge effective des marchandises par le destinataire » n’est pas conforme au texte de l’article 302 P qui, au contraire, exonère la responsabilité de l’expéditeur par le seul fait de l’apurement.

Le piège a parfaitement fonctionné comme on peut le vérifier à la lecture de l’arrêt de La Cour d’appel de Douai du 7 février 2017 qui, elle aussi, reprend l’expression « apurement régulier » alors qu’elle prononce la relaxe au risque d’être désavouée par la doctrine de la Chambre criminelle en matière de contributions indirectes à cause du mot régulier (voir à ce sujet l’article La valse-hésitation de la chambre criminelle à propos de la responsabilité pénale applicable aux contributions indirectes).

La Chambre criminelle considère que

« La responsabilité fiscale des marchandises incombe à l’expéditeur des produits conformément aux dispositions de l’article 302 P du Code général des impôts ; l’entrepositaire agréé ne peut être déchargé de sa responsabilité que par l’apurement régulier du document d’accompagnement. A défaut d’apurement, les droits d’accises sont recouvrés auprès de la personne qui a cautionné le mouvement en l’occurrence la société expéditrice ».

Le problème est qu’on ne peut parler de défaut d’apurement dès lors qu’il a eu lieu. On connaît la propension de la Chambre criminelle à rejeter toute forme de démonstration de la bonne foi au nom du sacro-saint principe de présomption de fraude tellement commode pour voler au secours des procédures expéditives des enquêteurs des douanes :

Dans son arrêt du 12 septembre 2018 (Pourvoi n°17-81800) rendu sans que les prévenus aient été informés du pourvoi de la Douane mais néanmoins publié au Bulletin criminel 2018 n° 156, la Chambre criminelle valide l’argumentation de la Douane incluant le terme apurement régulier :

Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 302 L, 302 M, 302 M bis, 302 M ter, 302 P, 401-I, 403-I-2°, 451, 614 A, 1791, 1798 bis II, 1799-1°, 1799 A, 1804 B du Code général des impôts, L24, L25, L243 à L245 du livre des procédures fiscales, 591 et 593 du Code de procédure pénale ;

« en ce que l’arrêt infirmatif a renvoyé la société X et MM. Y... et Z... des fins de la poursuite aux motifs que la responsabilité fiscale des marchandises incombe à l’expéditeur des produits conformément aux dispositions de l’article 302 P du Code général des impôts ; que l’entrepositaire agréé ne peut être déchargé de sa responsabilité que par l’apurement régulier du document d’accompagnement ; qu’à défaut d’apurement, les droits d’accises sont recouvrés auprès de la personne qui a cautionné le mouvement, en l’occurrence la société expéditrice, à savoir la société X ».

On ne peut que s’étonner que la Haute Cour ignore la logique de l’apurement et se contente d’appliquer sa doctrine en matière de contributions indirectes car elle purge du même coup toutes les irrégularités de l’enquête qui pèche d’abord par détournement de procédure :

« 1° en matière de contributions indirectes, l’élément intentionnel est suffisamment constitué dès lors qu’il y a négligence ou imprudence de la part du prévenu… ».

Cette approche de la Chambre criminelle est étonnante car l’élément intentionnel et la bonne foi sont hors sujet dans le texte de l’article 302 P puisque c’est le destinataire et non l’expéditeur qui déclenche l’apurement.

 « Vu l’article 1791 du Code général des impôts et l’article 593 du Code de procédure pénale ;
Attendu qu’en matière de contributions indirectes, l’intention de commettre les infractions résulte de la violation des prescriptions légales et réglementaires régissant les activités professionnelles des prévenus ; que le prévenu ne peut combattre cette présomption qu’en établissant sa bonne foi
 ».

Dans toutes les affaires de contributions indirectes on retrouve la même formule routinière sur les abus de la présomption douanière [3] bien commode pour paralyser la démonstration de la bonne foi. L’arrêt du 12 septembre 2018 - surtout parce qu’il est publié au Bulletin criminel - invite à s’interroger sur l’objectif recherché par la Chambre criminelle parce qu’il est manifestement l’arrêt de trop dès lors que l’apurement est commis à l’étranger par le destinataire titulaire d’un numéro d’accise et que l’expéditeur est déchargé de sa responsabilité conformément au texte en vigueur au moment de la constatation des soi-disant infractions. Les notions de présomption et de bonne foi sont ici hors sujet.

L’arrêt du 12 septembre 2018 est d’autant plus inadapté qu’il couvre le détournement de procédure des enquêteurs français qui n’ont aucune compétence pour poursuivre des irrégularités commises à l’étranger.

Tout se passe comme si la Cour de cassation est restée sous l’influence de la Directive 92/12 du Conseil du 25 février 1992 et des Documents Administratifs d’Accompagnement truffés de faux cachets qui n’ont rie à voir avec le système d’apurement électronique mis en place en France par la loi n° 2009-1674 du 30/12/2009 dite loi de finances rectificative pour 2009.

« Attendu que la cour d’appel retient qu’au cas présent, les éléments du dossier ne révèlent pas d’imprudences ou négligences fautives à la charge des prévenus, de sorte qu’ils seront renvoyés des fins de la poursuite, à défaut de caractérisation de l’élément intentionnel des infractions qui leur sont reprochées ;
Mais attendu qu’en statuant ainsi, par des motifs impropres à caractériser la bonne foi des prévenus, la cour d’appel n’a pas justifié sa décision
 ».

La Cour d’appel n’avait nullement à caractériser la bonne foi pour des irrégularités commises à l’étranger ainsi, la Chambre criminelle non seulement dénature la logique de l’article 302 P du CGI, elle tourne aussi le dos à sa propre jurisprudence en matière douanière et c’est cela qui interpelle.

« Si, depuis l’abrogation de l’article 369.2 du Code des douanes par l’article 23 de la loi du 8 juillet 1987, les contrevenants en matière douanière et cambiaire sont admis à rapporter la preuve de leur bonne foi, l’appréciation de celle-ci relève du pouvoir souverain des juges du fond  » [4].

La Cour d’appel de Douai dans sa décision de relaxe du 7 février 2017 avait, à bon droit, usé de son pouvoir d’appréciation au sens des arrêts précités.

Les conséquences de la violation du droit communautaire sont lourdes : le renversement de la charge de la preuve par ajout du mot régulier qui n’existe pas dans le texte communautaire ni dans sa transposition par l’article 302 P du CGI porte gravement atteinte à l’article 6 de la Convention européenne qui rappelle l’exigence d’un procès équitable.

Concernant la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne à l’occasion d’une question préjudicielle :

« Il convient de rappeler, en premier lieu, que les États membres, lorsqu’ils exercent leurs compétences pour choisir les sanctions appropriées dans le cadre de la transposition d’une directive, doivent respecter le principe de sécurité juridique. En effet, la législation de l’Union doit être certaine et son application prévisible pour les justiciables, et cet impératif de sécurité juridique s’impose avec une rigueur particulière lorsqu’il s’agit d’une réglementation susceptible de comporter des charges financières, afin de permettre aux intéressés de connaître avec exactitude l’étendue des obligations qu’elle leur impose »  [5].

La CJUE enfonce le clou sur le respect des principes :

« il ressort d’une jurisprudence constante que, en l’absence d’harmonisation de la législation de l’Union dans le domaine des sanctions applicables en cas d’inobservation des conditions prévues par un régime institué par cette législation, les États membres sont compétents pour choisir les sanctions qui leur semblent appropriées. Ils sont toutefois tenus d’exercer leurs compétences dans le respect du droit de l’Union et de ses principes généraux  »  [6].

Enfin et ce n’est pas la moindre curiosité, dans toutes ces affaires d’apurement réputés frauduleux à postériori, le Trésor français ne subit aucun préjudice puisque les irrégularités sont constatées à l’étranger. La Douane française s’enfonce un peu plus dans le détournement de procédure en obtenant des condamnations pour des accises qui doivent être encaissées à l’étranger. Elle peut d’ailleurs être poursuivie pour concussion si des encaissements ont eu lieu dans le pays de constatation de la fraude. C’est peut-être pour cette raison que l’on ne trouve pas d’AMR dans les dossiers transmis aux juridictions correctionnelles.

Bref ce contentieux douanier tel qu’il est géré en violation du droit communautaire est devenu une véritable boîte à chagrins qui n’a pas fini de soulever des questions de principe. Les turpitudes évoquées ne devraient plus échapper à la vigilance de l’autorité judiciaire.

Jean Pannier Docteur en droit Avocat à la Cour Ancien membre du Conseil de l'Ordre Site: [->http://contentieux-fiscal-et-douanier.com]

[1Directive 2008/118/CEE du Conseil du 16 décembre 2008.

[2Cass. crim. 10 décembre 1968, Bull. crim. 1968 n°336 p. 812.

[3Les abus de la présomption de contrebande du Code des douanes par Jean Pannier, Etudes, Droit pénal juin 2009.

[4Cass. Crim 1er octobre 1990 Bull. crim. n°324.

[5Arrêt du 16 septembre 2008, Isle of Wight Council e.a., C-288/07, EU:C:2008:505, point 47 et jurisprudence citée).

[6Voir, notamment, arrêt du 29 juillet 2010, Profaktor Kulesza, Frankowski, Jóźwiak, Orłowski, C-188/09, EU:C:2010:454, point 29).