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Enquêtes internes (harcèlements moral ou sexuel) : panorama de la jurisprudence 2022. Par Frédéric Chhum, Avocat et Marion Coadic, Juriste.
Parution : mardi 23 mai 2023
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La progression constante du contentieux en matière de harcèlement moral ou sexuel a propulsé l’enquête interne à une place centrale au sein des entreprises qui doivent respecter leur obligation de sécurité envers les supposées victimes.
En cas de plainte, les entreprises sont tenues de diligenter une enquête pour constater la véracité des faits allégués par les salariés et ainsi envisager des éventuelles mesures disciplinaires à l’encontre de l’auteur présumé des faits de harcèlement.

La jurisprudence de la Cour de cassation a permis de définir l’organisation de l’enquête, ses contours et son régime d’exceptions telle que l’absence de contradictoire retenue par la Haute juridiction dans un arrêt du 29 juin 2022.

Le présent article synthétise la jurisprudence 2022 de la Cour de cassation en matière d’enquête interne.

1. Quid du principe du contradictoire lorsqu’une enquête interne est diligentée pour harcèlement moral ?

Cass. Soc., 29 juin 2022, n° 20-22.220.

Dans un arrêt du 29 juin 2022, publié au bulletin, la Chambre sociale s’est prononcée sur le respect du principe du contradictoire et des droits de la défense du salarié en cas d’enquête interne. L’enquête interne diligentée suite à la dénonciation de faits de harcèlement moral n’impose à l’employeur ni d’entendre le salarié accusé, ni de lui donner accès au dossier.

Dans l’arrêt précité, la Cour de cassation affirme que le respect des droits de la défense et du principe du contradictoire n’impose pas que, dans le cadre d’une enquête interne destinée à vérifier la véracité des agissements dénoncés par d’autres salariés, le salarié ait accès au dossier et aux pièces recueillies ou qu’il soit confronté aux collègues qui le mettent en cause ni qu’il soit entendu, dès lors que la décision que l’employeur peut être amenée à prendre ultérieurement ou les éléments dont il dispose pour la fonder peuvent, le cas échéant, être ultérieurement discutés devant les juridictions de jugement.

Une salariée a été engagée en qualité d’assistante par la société BNP Paribas en date du 9 mai 1983. Au dernier état de la relation de travail, elle occupait les fonctions de directrice commerciale. Le 22 juin 2017, elle a été convoquée à un entretien préalable en vue de son éventuel licenciement le 6 juillet 2017. L’entretien préalable a été reporté à trois dates successives. La salariée a été licenciée pour faute grave le 2 février 2018.

Soutenant un manquement au principe du contradictoire dans l’enquête diligentée par l’employeur, elle a saisi la juridiction prud’homale, le 15 mars 2018, en nullité de son licenciement et contestation de son bien-fondé.

Dans un arrêt du 29 septembre 2020, la Cour d’appel de Colmar a débouté la salariée de l’ensemble de ses demandes. Elle a jugé régulier et bien-fondé son licenciement pour faute grave. La salariée s’est pourvue en cassation.

La salariée fait notamment valoir dans son pourvoi :

La Cour de cassation rejette le pourvoi et confirme la solution de la Cour d’appel de Colmar.

La Chambre sociale rappelle que l’enquête interne est un mode de preuve tout à fait loyale.

L’enquête interne permettant de vérifier la véracité des agissements, le principe du contradictoire ne soumet pas l’employeur à l’obligation d’informer le salarié, de l’entendre ou lui donner accès au dossier et aux pièces.

La Cour de cassation encadre cette règle, les principes des droits de la défense et du contradictoire ne s’imposent pas à l’employeur pendant l’enquête interne lorsque

« la décision que l’employeur peut être amenée à prendre ultérieurement ou les éléments dont il dispose pour la fonder peuvent, le cas échéant, être ultérieurement discutés devant les juridictions de jugement ».

La Cour de cassation avait déjà tranché, ce point, dans un arrêt du 17 mars 2021 (Cass. Soc., 17 mars 2021, n°18-25.597) qui affirme

« que l’enquête interne effectuée à la suite de la dénonciation de faits de harcèlement moral n’est pas soumise aux dispositions de l’article L1222-4 du Code du travail et ne constitue pas une preuve déloyale comme issue d’un procédé clandestin de surveillance de l’activité du salarié ».

L’employeur informé de faits de harcèlement moral est dans l’obligation de diligenter une enquête. Le manquement à cette obligation constitue une violation à l’obligation de prévention des risques professionnels.

La contradiction aura lieu devant les juridictions en charge d’examiner l’enquête et permettre ainsi au salarié mis en cause de faire valoir ses arguments en défense.

2. L’absence de pouvoir contraignant pour l’employeur d’associer les représentants du personnel dans la procédure et d’interroger l’ensemble des salariés concernés.

Cass. Soc., 1er juin 2022, n° 20-22.058.

L’article 455 du Code de procédure civile prévoit que

« les juges du fond ne peuvent recueillir ou rejeter les demandes dont ils sont saisis sans examiner tous les éléments de preuve qui leur sont soumis par les parties au soutien de leurs prétentions ».

Dans un arrêt du 1er juin 2022, la Cour de cassation s’est saisie de cet article pour affirmer qu’il n’y avait pas lieu d’écarter les conclusions d’une enquête interne sur le fondement de ses modalités de mises en œuvre et que, par conséquent, il s’agissait d’un mode de preuve valable.

La Cour a considéré qu’une enquête interne menée par la Direction des Ressources Humaines et non par le CHSCT ainsi que l’audition de 8 personnes sur 20 du service ne constituait pas des motifs justifiant l’irrecevabilité de l’enquête.

L’employeur a la faculté de n’interroger que les salariés qui se trouvaient être en contact direct avec le salarié accusé de harcèlement moral.

Il ne s’agit pas en l’espèce d’un revirement de jurisprudence [1].

3. Respect de la liberté de la preuve en matière prud’homale : les résultats d’une enquête interne admis comme mode de preuve devant les juridictions.

Cass. Soc., 29 juin 2022, n°21-11.437.

Dans un arrêt du 29 juin 2022, la Haute juridiction rappelle qu’en matière prud’homale, la preuve est libre, ainsi le rapport d’enquête interne peut être produit en justice par l’employeur pour justifier le licenciement pour faute grave du salarié en raison de faits de harcèlement sexuel ou moral.

Il est constitutif d’un moyen de preuve dès lors que les investigations ont été menées dans la licéité de la procédure et que d’autres preuves corroborent au rapport.

La Cour de cassation maintien une jurisprudence très stricte sur la liberté de la preuve et condamne toute décision qui reviendrait à en limiter la portée.

Elle affirme qu’en l’espèce le juge d’appel ne pouvait écarter des débats le rapport d’enquête interne faisant état des faits de nature à caractériser un harcèlement sexuel ou moral du salarié licencié.

La liberté de la preuve en matière prud’homale reste la règle en vigueur que la Cour de cassation s’efforce de faire respecter.

4. Manquement de l’employeur à son obligation de sécurité lorsqu’il ne respecte pas le principe d’impartialité auquel il est soumis en matière d’enquête interne.

Cass. Soc., 6 juillet 2022, n° 21-13.631.

Dans un arrêt du 6 juillet 2022, la chambre sociale de la Cour de cassation s’est prononcée sur l’obligation de sécurité de l’employeur en matière d’enquête interne lorsqu’elle est diligentée par un supérieur hiérarchique direct de la salariée et que sa mise en cause est précipitée et humiliante pour cette dernière.

La chambre sociale avait déjà tranché en ce sens dans un arrêt du 9 février 2012 (n°10-26.123) et affirmait que

« l’arrêt retient que l’employeur a mené une enquête sans discrétion, à charge et sans permettre au mis en cause de faire entendre ses témoins, peut important que devant le conseil de discipline national le salarié ait pu faire valoir ses droits, justifiant ainsi sans se contredire, l’allocation de dommages-intérêts au salarié ».

La chambre sociale maintient une position identique à celle des recommandations de l’Agence Française Anticorruption (AFA) qui invitent les protagonistes à être vigilants tant sur le choix des acteurs de l’enquête que sur son déroulé.

En l’espèce, l’instruction confiée au supérieur hiérarchique direct de la salariée alors qu’il existait une mésentente notoire entre eux, a été conduite de façon partiale.

Qu’en divulguant publiquement la volonté d’établir une mutation disciplinaire à son égard, l’employeur a manqué à son obligation de sécurité, conduisant à la dégradation de la santé physique et mentale de la salariée jusqu’à ce qu’elle soit déclarée inapte à son poste, conformément à l’article L4121-1 du Code du travail qui impose à l’employeur de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salariés.

La Cour de cassation avait déjà rappelé, dans un arrêt du 22 février 2002 (n°99-18389) que l’obligation de sécurité de l’employeur est une obligation de résultat à laquelle il ne peut se soustraire.

Lorsqu’un accident du travail ou une maladie professionnelle dérive du manquement de l’employeur, sa responsabilité peut être engagée pour faute inexcusable dès lors qu’il avait ou aurait dû avoir conscience des dangers auxquels était exposé le salarié et n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver.

Dans son arrêt du 6 juillet 2022, la chambre sociale rappelle les conditions sine qua non pour diligenter une enquête interne : impartialité, confidentialité et loyauté sont des principes qui ne peuvent être évincés.

Une jurisprudence qui tend à maintenir et renforcer le respect dans le déroulement de l’enquête.

5. Introduction tardive de l’enquête interne = manquement à l’obligation de sécurité de l’employeur.

Cass. Soc., 23 mars 2022, n° 20-23.272.

Une salariée a signalé des faits de harcèlement moral et l’employeur n’a appliqué aucune mesure de protection pour faire cesser le trouble dans l’entreprise.

Ce n’est que deux ans plus tard et une fois que la salariée ait engagé une action prud’homale que ce dernier a diligenté une enquête interne.

Dans sa décision, la Cour de cassation pose un principe selon lequel l’employeur est dans l’obligation de diligenter une enquête interne rapidement après un signalement et que le lancement tardif de celle-ci constitue un manquement à l’obligation de sécurité de l’employeur.

Tout l’intérêt de mener une enquête interne est de savoir si les faits évoqués sont avérés pour prendre des mesures et assurer la protection de la victime. L’introduction tardive d’une enquête interne par l’employeur, après connaissances des allégations faites, constitue un manquement à son obligation de santé et de sécurité.

Cet arrêt pose le principe selon lequel une enquête interne doit être déclenchée le plus rapidement possible par l’employeur lorsqu’il reçoit un signalement de faits de harcèlement moral, pour être en conformité avec l’obligation de l’article L4121-1 à laquelle il est tenue.

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\'ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum

[1Cass. Soc., 8 janvier 2020, n°18-50.151.

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