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Discernement et responsabilité pénale : quelques pistes de réflexion. Par Jérôme Guicherd, Avocat et Dominique Szepielak, Docteur en psychologie.
Parution : jeudi 22 juin 2023
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Retour sur le drame d’Annecy qui pose la question du discernement et de la responsabilité pénale.
Le 8 juin 2023, à Annecy, un réfugié syrien fait six victimes, quatre très jeunes enfants et deux adultes. Les très jeunes enfants semblent être son objectif prioritaire, pas les adultes.
Brandissant une croix et un couteau, l’une pour justifier son acte, l’autre pour le réaliser, l’homme finit sa course meurtrière grâce à l’intervention d’un passant et de la police.
Lors de son audition, l’homme ne veut pas parler. En garde à vue, il se roule par terre en poussant des cris de complaintes à tel point que le gardé à vue voisin en est bouleversé. Il se fait donc passer pour une victime. La question du discernement et de la responsabilité pénale se pose donc.

Se victimiser lorsqu’on ne se remet pas en cause est classique. Ce faisant, l’auteur des faits est parvenu à impacter psychologiquement le gardé à vue voisin qui compatit devant tant d’expression de souffrance. En sortant de sa garde à vue, ce même voisin est désarçonné en apprenant ce qu’il avait fait.

La personnalité de ce dernier induit des questions diagnostiques, le passage à l’acte n’étant qu’un symptôme. Lors de la garde à vue, d’autres questions sur sa personnalité se présentent, peut-être théâtrale, peut-être manipulatrice ou peut-être même les deux. L’homme est du moins capable d’émouvoir des tiers. Un tel niveau d’influence sur l’entourage est généralement l’indice d’une habitude ancrée dans la personnalité.

Le 13 juin 2023, à 800 km d’Annecy, en Mayenne, un jeune de 15 ans menace son école de faire « comme à Annecy ».

Le 19 juin 2023, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Nîmes a déclaré pénalement irresponsable de ses actes un homme qui avait blessé trois policiers à l’arme blanche à Bollène (Vaucluse) en décembre 2020.

Jusqu’où peut aller la responsabilité du réfugié syrien quant à ses actes et son influence ?

Terrorisme, fait divers, responsable, irresponsable ? Les questions fusent face à cette barbarie : un homme marié avec un enfant et ayant un statut de réfugié en Suède, quitte sa famille et le pays qui l’accueille pour vivre seul dans la rue d’un autre pays et demander à nouveau l’asile au titre de la Convention de Genève de 1951 relative au statut de réfugiés.

Désormais détenu sous surveillance renforcée, la crainte qu’il porte atteinte à sa vie est bien présente.

Malgré un examen de vulnérabilité, pré-requis lors d’une demande d’asile en France (article L 522-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile - CESEDA), l’individu a fait preuve d’instabilité, au point de s’en prendre à la vie d’enfants en poussette.

Simultanément, un peuple déjà meurtri par des années de terrorisme voit les blessures s’ouvrir à nouveau. Les victimes d’Annecy et leurs familles, sont forcément traumatisées, tout comme les anciennes victimes du terrorisme qui revivent les événements de 2015, 2016…

Aux États-Unis, les « mass attacks » font l’objet d’études importantes pour différencier l’attaque terroriste du fait divers, mais aussi pour tenter de comprendre la notion de discernement. Les deux questions restent sans réponses concluantes. Malgré l’étude des 173 « mass attacks » entre 2016 et 2020, les tentatives de normer des profils, comme celles du NTAC (National Threat Assessment Center) n’aboutissent pas.

En France, comme aux États-Unis, les « mass attacks » font elles-aussi partie des questions épineuses de la justice.

Dans l’affaire d’Annecy, il n’y a pas encore de ligne claire entre ce qui relève ou pas du terrorisme, sans évoquer la notion d’ « attentat » qui a également une qualification pénale spécifique (cf article 412-1 du code pénal). Le Parquet national antiterroriste (PNAT), s’il est associé à l’enquête, ne s’est pas saisi des faits.

Concernant la qualification pénale de « terrorisme », ce sont les dispositions des articles 421-1 à 421-8 du code pénal qui le définissent :

« Constituent des actes de terrorisme, lorsqu’elles sont intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, les infractions suivantes :
1° Les atteintes volontaires à la vie, les atteintes volontaires à l’intégrité de la personne, l’enlèvement et la séquestration (…)
 »

Selon cette définition, c’est la détermination d’une intentionnalité d’entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur qui permet la qualification d’acte terroriste.

Il y a donc un « but » qui renvoie à une « préméditation », qui implique une préparation, pour finalement permettre d’avancer l’hypothèse que la responsabilité pénale de l’auteur des faits est engagée.

Cependant, dans certaines situations psychotiques ou dans certaines situations de vengeance psychopathique, il y a aussi un but et une préméditation, avec une préparation, ne serait-ce que psychologique, et une mise en condition - en scandant par exemple un motif ou une cause.

Suffisamment d’attentats contre des célébrités l’ont démontré.

Même sans but et préméditation, des personnes présentant des troubles psychopathologiques et/ou sous substances illicites, globalement fragiles, peuvent constituer les bras armés d’entités terroristes. Certains appellent cette pratique le terrorisme « low-cost » qui peut se retrouver lors de certains conflits armés.

Un passage à l’acte aussi violent que celui-ci, sur des enfants attachés dans leur poussette, a également des répercussions d’ordre traumatique sur l’auteur des faits.

Les émotions et les ressentis débordent aussi le psychisme de l’assaillant. Ce traumatisme flirte avec des ressentis similaires à ceux de la psychose, ils peuvent interférer dans l’expertise, remettre en cause la responsabilité du suspect, et par conséquent faire conclure à un discernement inopérant.

La dimension psychopathologique semble ainsi prendre juridiquement le dessus sur les effets du passage à l’acte et « l’intimidation et la terreur pour troubler gravement sur l’ordre public ».

Considérant la logique qui précède, la question de fond semble être celle-ci : quelle priorité ou réponse juridique peut-on apporter aux victimes ?

Unanimement, il semble que la priorité soit donnée au « libre arbitre » que pourrait avoir ou non l’agresseur, puisque ce dernier doit opposer des arguments de défense. Curieusement, ce concept hérité de la religion chrétienne (Saint-Augustin), est considéré avant toute autre notion lors de jugement dans des pays laïcs. Par ailleurs, lors d’entretiens cliniques, la prise en compte du « libre arbitre » d’une personne psychotique relève véritablement de la philosophie, et certainement pas d’un pragmatisme juridique ou psychologique.

Quelle justice est prioritairement rendue lors de la valorisation de ce paramètre humain ?

Il faut assurément éviter de juger des personnes qui peuvent être le jouet de manipulations de recruteurs pervers, et qui, du fait de leur faiblesse de jugement, peuvent commettre des passages à l’acte inhumains.

Concernant l’irresponsabilité pénale ou son atténuation, ce sont les dispositions des articles 122-1 à 122-9 du code pénal qui la définissent :

« N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes.
La personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable. Toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime. Si est encourue une peine privative de liberté, celle-ci est réduite du tiers ou, en cas de crime puni de la réclusion criminelle ou de la détention criminelle à perpétuité, est ramenée à trente ans. La juridiction peut toutefois, par une décision spécialement motivée en matière correctionnelle, décider de ne pas appliquer cette diminution de peine. Lorsque, après avis médical, la juridiction considère que la nature du trouble le justifie, elle s’assure que la peine prononcée permette que le condamné fasse l’objet de soins adaptés à son état. (…)
 »

Par exception, les dispositions des articles 122-1-1 et 122-1-2 du Code pénal prévoient que l’irresponsabilité pénale ne joue pas si l’individu a :

« consommé des substances psychoactives dans le dessein de commettre l’infraction ou une infraction de même nature ou d’en faciliter la commission ».

Qu’est-ce qui a néanmoins poussé le législateur à faire ces choix dans la chaîne de la procédure judiciaire ?

A Annecy, des innocents au sens plein du terme sont victimes. L’agression des enfants âgés de 2 à 3 ans, constitue le « but » premier du suspect. Peut-on, dans une vision de justice, donner le cas échéant la priorité à l’irresponsabilité pénale d’un agresseur face à l’innocence d’enfants de 2 et 3 ans qui ont subi des coups de couteau, certainement attachés dans leur poussette et, nul n’en doute, sans la moindre possibilité de se défendre ? Dans ce contexte les enfants deviennent alors l’objet d’une cause, d’un délire.

Dans cette rupture du contrat social, où l’Etat éprouve de grandes difficultés à défendre les innocents dans les « mass attacks », que penser du manque de discernement de l’auteur des faits ?

En psychopathologie, nous savons que dans la psychose, le délire n’est pas présent à plein temps.

Raison pour laquelle, la mission des experts psychiatres désignés en justice est de dire si "au moment des faits" un trouble psychique ou neuropsychique a aboli le discernement ou le contrôle des actes.

Par ailleurs, la simulation n’est pas à exclure absolument, car même dans ces situations psychopathologiques des défenses psychologiques sont actives, dont le déni et la victimisation.

Si dans le discernement, l’équilibre des affects est en jeu, l’intelligence n’est pas en reste. Or, les facultés cognitives et intellectuelles sont des outils grandement nécessaires au discernement.

Le discernement dépasse donc la pure question du diagnostic clinique.

Du latin « discernere » qui signifie séparer, mettre à part, distinguer, le discernement est, selon Jean de La Bruyère, plus rare que les diamants et les perles.

La loi considère que seul l’enfant de moins de 13 ans est présumé ne pas être capable de discernement [1]. Ainsi, même une personne normale peut manquer de discernement.

Mais lorsqu’il s’agit de meurtre, s’il est question de discernement par rapport à une norme (en droit), il est question de discernement vis-à-vis d’un « tabou » dans la psychanalyse. Pour S. Freud, le tabou est une dimension sociale à la racine du système moral et du système pénal (« Totem et tabou »).

L’intelligence n’étant qu’un outil, elle peut être utilisée à bon escient ou à mauvais escient. Elle peut ainsi devenir un facteur aggravant dans les cas de perversion. La notion de valeur morale y prend dès lors tout son sens. Du latin « mores », qui signifie mœurs, conduite, manière d’agir, le système moral constitue un lien social lorsqu’il est présent. La morale peut-être un élément constitutif de certaines pathologies, voire de certaines psychoses : la psychopathologie n’est donc pas un argument stable pour rendre compte de la dangerosité d’un individu. La psychopathie, de son côté, reste toujours reliée à la dangerosité, clairement opposée aux systèmes moraux, sans culpabilité et dans la manipulation. Cette psychopathologie a donc un rapport très étroitement opposé aux repères moraux. Les tabous y représentent des lignes à franchir, à braver.

Si en psychopathologie, l’acte violent a très vite constitué un axe de réflexion important, il a très vite aussi été un point de rupture et de divergence.

En France, sont priorisés l’hérédité et la dégénérescence, en Allemagne une opposition schizophrène/psychopathie, et chez les anglo-saxons, la dimension psychosociale.

La violence n’a donc pas le même sens partout et ne s’articule pas de la même manière à la notion de tabou. Pourtant les tabous sont des éléments fixes et constants.

« L’homme souhaite un monde où le bien et le mal soient nettement discernables car est en lui le désir inné et indomptable, de juger avant de comprendre » (Milan Kundera).

Aussi, rend-on un jugement ou rend-on justice lorsqu’un tabou est enfreint ?

Dominique Szepielak, Docteur en psychologie Jérôme Guicherd, Avocat Barreau de Paris [->jguicherd@fgc-avocats.com]

[1Article L 11-1 alinéa 2 du code la justice pénale des mineurs.