Village de la Justice www.village-justice.com

Le Tribunal des conflits : juge constitutionnel ? Par Laurent Thibault Montet, Docteur en Droit.
Parution : vendredi 4 août 2023
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/tribunal-des-conflits-juge-constitutionnel,46911.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

Le Tribunal des conflits est le juge attitré de l’effectivité de la doctrine de la séparation des autorités administratives et judiciaires, ainsi que le symbole de l’effet juridique  [1] de la « conception française de la séparation des pouvoirs »  [2]. Mais l’appréhension des effets de ce principe de séparation des autorités a indiscutablement évolué : il ne consiste plus vraiment en une doctrine politique ayant pour finalité de protéger l’administration contre l’intervention du juge judiciaire. Le Tribunal des conflits n’est pas un juge judiciaire et contrairement aux apparences  [3], il n’est pas davantage un juge administratif. Et s’il était un juge constitutionnel ?

La doctrine de la séparation des autorités administratives et judiciaires  [4] a muté au profit de la consolidation et de la construction d’un état de droit car, dans une certaine mesure, elle a participé à justifier la mise en place, de manière spécialisée, d’un « mécanisme juridictionnel de réflexivité » en concrétisant la soumission de l’État au droit. C’est à ce titre, que le pluralisme de notre organisation juridictionnelle, marqué par un dualisme des ordres juridictionnels, matérialise la mutation de ladite doctrine.

Aussi le Tribunal des conflits mérite-t-il encore  [5] d’être institutionnellement affranchi de quelques hiatus qui le fragilisent même de façon virtuelle  [6] ?

Le contentieux qui intéresse le Tribunal des conflits n’est pas relatif à

« l’annulation ou à la réformation des décisions prises, dans l’exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle […] »  [7].

Il n’est pas non plus relatif aux « […] matières réservées par nature à l’autorité judiciaire […] ». Le Tribunal des conflits est le juge du droit de la répartition des compétences. Il lui est réservé par nature l’apurement des incidents juridiques relatifs aux conflits d’attribution entre le juge judiciaire et le juge administratif. Il lui est réservé l’apurement des conflits d’attribution entre juge judiciaire, juge administratif et juge constitutionnel.

Compte tenu de la pesanteur constitutionnelle du principe dont il assure la juridicité, est-il plausible de concevoir le Tribunal des conflits comme une juridiction constitutionnelle ?

Le Tribunal des conflits : une juridiction constitutionnelle ?

La lecture de la décision n°86-224 DC du Conseil Constitutionnel en date du 24 janvier 1987, révèle qu’il peut être découvert le caractère constitutionnel de la compétence d’une juridiction en fonction de la permanence et de la stabilité de la politique judiciaire d’attribution de compétence. Dès lors, conformément à cette approche du juge constitutionnel, il est possible de considérer que le contentieux de l’annulation et de la réformation « des décisions prises, dans l’exercice des prérogatives de puissance publique » sont de la compétence naturelle du juge administratif. Par ailleurs, cette décision constitutionnelle, à l’instar de la décision n°80-119 DC en date du 22 juillet 1980, extirpe à partir de l’ancienne loi du 24 mai 1872, de nombreux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République par lesquels ont valeur constitutionnelle le principe de séparation des autorités judiciaires et la répartition des compétences entre ces autorités.

Par conséquent, force est de constater qu’il y avait (avant la réforme de 2015) un bloc républicain de légalité [8] de la compétence du Tribunal des conflits. Nonobstant le fait que la politique judiciaire du Législateur républicain est dans la continuité d’un mouvement de juridictionnalisation entamé par l’ordonnance du 1er juin 1828, il y a une constance dans la volonté du Législateur républicain d’attribuer la gestion du contentieux des conflits d’attribution au Tribunal des conflits.

Au regard de cette tradition républicaine, il est juridiquement plausible de considérer que le Tribunal des conflits possède une réserve constitutionnelle [9] de compétence composée du contentieux du conflit positif (1848, 1872), du contentieux du conflit négatif (1848,1872) et du contentieux de la contrariété de décision (1932) de justice entre le juge judiciaire et le juge administratif. Le Tribunal des conflits est la seule juridiction en charge de la juridicité du dualisme des ordres juridictionnels et plus largement de la juridicité de la séparation des autorités judiciaires.

Le conflit positif est l’une des plus anciennes compétences du Tribunal des conflits, c’est la juridictionnalisation de ce conflit qui mène à la création du Tribunal des conflits. Dès lors, depuis 1872 [10], aucun autre juge ne s’est vu attribuée par le Législateur la compétence de statuer sur les conflits positifs.

Par ailleurs, aucun des trois autres juges [11] n’a contesté cette compétence. En outre, sous la Vème République, cette exclusivité de compétence du Tribunal des conflits avait été consolidée par le décret n°60-728 du 25 juillet 1960 qui avait institué une procédure de prévention de conflits négatifs [12].

Ce mécanisme procédural, à l’instar de celui de la gestion des contrariétés de décisions, conforte le rôle central et la spécificité de la compétence du Tribunal des conflits.

Le Tribunal des conflits : une juridiction inclassable ?

Il est indiscutable que le Tribunal des conflits ne peut être appréhendé comme un juge judiciaire, ni comme un juge administratif. Alors loin de se limiter à cette dichotomie, la juridiction des conflits d’attribution peut-elle être considérée comme un juge constitutionnel ?

Le Conseil constitutionnel est une juridiction d’apurement du contentieux constitutionnel dans la mesure où les articles 61 (contrôle a priori) et 61-1 (contrôle a posteriori) de la Constitution lui attribuent expressément la compétence de vérification de la conformité de la loi à la constitution. Le Tribunal des conflits ne détient pas d’habilitation expresse de la Constitution. En outre, il n’a pas pour objet l’apurement de la constitutionnalité de la loi. De ce point de vue, la juridiction des conflits d’attribution ne peut être considérée comme une juridiction constitutionnelle.

Monsieur Hauriou [13], considérait que le Tribunal des conflits devait être qualifié de juridiction constitutionnelle, car il a vocation à régler les incidents juridiques survenant à l’occasion des rapports entre deux pouvoirs publics. Bien que sa conclusion soit très séduisante, il semble difficile d’admettre que le Tribunal des conflits pourvoit à l’apurement des incidents juridiques nés entre deux pouvoirs publics dans la mesure où l’apurement de la répartition des compétences entre le juge judiciaire et le juge administratif ne semble pas devoir faire de lui un juge des conflits entre deux pouvoirs publics.

Le juge judiciaire et le juge administratif, sont tous deux juges. Dès lors il s’agit du même pouvoir public. Cependant, il est vrai qu’au sein du conflit positif, une autorité administrative déconcentrée a l’opportunité de solliciter un déclinatoire de compétence. Dès lors, dans ce conflit, l’autorité administrative déconcentrée n’est qu’un justiciable qui excipe, de manière particulière [14], l’incompétence du juge judiciaire au profit du juge administratif. Il n’y a donc pas, à proprement dit, d’incidents juridiques à régler entre deux pouvoirs publics.

Il ne semble pas que la seule vocation à régler un incident juridique relevant de la séparation des pouvoirs suffise à qualifier de constitutionnelle une juridiction, qui pourrait également être identifiée comme telle tant le juge judiciaire que le juge administratif qui eux aussi se trouvent face à l’apurement d’incidents juridiques relatifs aux rapports entre deux pouvoirs publics.

S’il faut rechercher une vocation constitutionnelle au Tribunal des conflits, elle ne semble pas devoir tenir uniquement en la seule intervention d’une autorité administrative déconcentrée. Le Conseil constitutionnel a consacré la valeur constitutionnelle du dualisme des ordres juridictionnels [15] dont le Tribunal des conflits est l’indéniable gardien.

Cette consécration ajoutée aux données que révèle la décision n°86-224 DC (précitée), permet de confirmer la valeur constitutionnelle de la compétence du Tribunal des conflits.

En tout état de cause, il est indiscutablement départiteur des questions de compétence entre juge administratif et juge judiciaire en tant que Cour suprême d’un ordre juridictionnel atypique.

Laurent Thibault Montet Docteur en droit https://www.linkedin.com/in/montet-laurent-thibault-51b01a10a http://www.motsdunjuriste.fr/

[1Ou de la juridicité.

[2Notamment Décision n°86-224 DC du Conseil constitutionnel en date du 23 janvier 1987 « Conseil de la concurrence ».

[3Gilles Bachelier, « Le Tribunal des conflits, juge administratif ou juge judiciaire ? » p.67-81 ; in « Le dualisme juridictionnel : limites et mérites » sous la direction d’Agathe Van Lang, Dalloz. François Gazier, « Réflexions sur les symétries et dissymétries du Tribunal des conflits » p.745 ; RFDA 1990.

[4C’est-à-dire le principe de séparation des autorités administrative et judiciaire.

[5En 2015, par une loi n°2015-177 et un décret n°2015-233, le Tribunal des conflits a fait l’objet d’une profonde réforme.

[6La réforme de 2015, portée par la loi n°2015-177 et le décret n°2015-233, supprime le mécanisme d’imparité matérialisée par une présidence tenue par un organe politique afin de le remplacer par un système de formation plénière et solennelle réunie à l’issue d’une seconde délibération infructueuse (Article 6 de la loi du 24 mai 1872 modifiée ; les articles 15 et 16 du décret n°2015-233.).

[7Décision n°86-224 DC du Conseil constitutionnel en date du 23 janvier 1987 « Conseil de la concurrence ».

[8Loi du 3 mars 1849 (abrogée), décret du 26 octobre 1849 (abrogé), loi du 4 février 1850 (abrogé), loi du 24 mai 1872 modifiée et loi du 20 avril 1932 (abrogé). Le renouvellement de cette volonté après la parenthèse impériale consolide le caractère fondamental pour la République de l’existence d’une juridiction du conflit d’attribution. La loi n°2015-177 et le décret n°2015-233 continuent cette réalité en l’acculturant à une conception plus moderne de l’organisation d’une juridiction juridictionnelle.

[9Bien que le juge constitutionnel ne se soit jamais prononcé explicitement sur la question.

[10La loi du 24 mai 1872 républicanise l’ordonnance du 1er juin 1828 dans la mesure où la procédure du conflit positif est consubstantielle au fonctionnement et à la compétence du Tribunal des conflits. Puis les article 18 à 31 du décret n°2015-233.

[11Cour de cassation, Conseil d’État, Conseil constitutionnel.

[12Depuis la réforme de 2015, la prévention de conflit est prescrite au article 32 à 36 du décret n°2015-233.

[13Hauriou, « Précis de droit administratif » p.832 ; Sirey (1901).

[14Cette formalité a un caractère substantiel car elle ne peut être suppléée par une exception d’incompétence de droit commun (Tribunal des conflits en date du 15 janvier 1973 au Recueil du Conseil d’état, p.843. Tribunal des conflits en date du 14 mars 1988 au Recueil Lebon, p. 485. Tribunal des conflits en date du 12 octobre 1992, requête n°02726. Tribunal des conflits en date du 1er mars 1993, requête n°02852).

[15Conseil constitutionnel décision n°2009-595 en date du 3 décembre 2009, considérant n°3 : « […] le constituant a ainsi reconnu à tout justiciable le droit de soutenir, à l’appui de sa demande, qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit ; qu’il a confié au Conseil d’État et à la Cour de cassation, juridictions placées au sommet de chacun des deux ordres de juridiction reconnus par la Constitution, la compétence pour juger si le Conseil constitutionnel doit être saisi de cette question de constitutionnalité […] ».