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Biens immatériels et liquidation judiciaire. Par Laurent Thibault Montet, Docteur en Droit.
Parution : mardi 19 septembre 2023
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La liquidation judiciaire [1] est un processus légal [2] de bonne organisation de la cessation définitive d’activité (Commerciale, artisanale, libérale ou agricole) [3] d’une entreprise [4]. Elle est ouverte lorsque deux conditions [5] sont cumulativement recouvertes, c’est-à-dire l’existence d’une situation de cessation des paiements caractérisée par un redressement manifestement impossible.

Ainsi, à l’instar de la procédure de redressement [6], le débiteur susceptible d’être concerné par l’ouverture d’une procédure de liquidation judiciaire, ne doit plus avoir la capacité de payer ses créances échues avec l’actif disponible. Autrement-dit, l’entreprise est en état de cessation de paiement car sa trésorerie n’est pas suffisante pour honorer lesdites dettes. En outre, il faut caractériser le fait que « […] le redressement est manifestement impossible » [7], c’est-à-dire que l’entreprise débitrice ne pourra pas à la fois poursuivre l’activité par elle-même et désintéresser ses créanciers.

C’est à ce titre que la procédure de liquidation judiciaire est la marque d’une procédure de redressement infructueuse [8]. L’ouverture [9] d’une procédure de liquidation judiciaire implique plusieurs conséquences : le dessaisissement du gérant de ses fonctions [10], la suspension ou le blocage des actions en justice, l’arrêt du cours des intérêts (légaux, conventionnels) et des majorations, la rupture des contrats de travail (licenciement pour motif économique), l’exigibilité des créances (les créanciers doivent faire une déclaration de créance au liquidateur).

Dès lors, il est fait l’état des actifs (corporel et incorporel) de l’entreprise afin qu’ils soient vendus pour permettre le paiement des différents créanciers.

I. L’identification des actifs incorporels : le patrimoine immatériel de l’entreprise.

Comme évoqué précédemment, conformément à l’article L640-1 du Code de commerce [11] la liquidation judiciaire est une procédure légale qui a pour finalité de mettre fin à l’activité ou, le cas échéant, à réaliser le patrimoine d’une entreprise (en cessation de paiement et dont le redressement est manifestement impossible) par une cession de ses droits et de ses biens. C’est notamment à ce titre que le liquidateur est désigné par l’ordonnance d’ouverture de la liquidation judiciaire [12] afin d’établir (dans la mesure du possible avec l’aide du dirigeant) la réalisation des actifs et, le cas échéant, doit procéder à la répartition du produit entre les créanciers [13] selon le rang de leurs sûretés [14]. Avant d’en arriver à cette dernière étape, le liquidateur doit établir la situation du passif de l’entreprise notamment grâce aux déclarations de créances [15]. Cette étape est essentielle dans le cadre de l’objectif de l’apurement du passif afin que puisse être révélé (éventuellement) un actif net qui pourrait permettre la reprise par un tiers d’une unité autonome de l’entreprise.

En effet, la procédure de liquidation judiciaire peut ne pas se limiter à une approche liquidative. En tout état de cause, la déclaration des créances [16] doit permettre aux créanciers de faire valoir leurs droits et doit leur permettre de participer à la répartition des actifs de l’entreprise en liquidation. Dès lors, afin d’espérer participer à la répartition de l’actif, les créanciers doivent déposer leur déclaration dans le délai imparti [17] au risque pour le créancier défaillant d’être forclos [18]. En tout état de cause, à l’issue de la phase de déclaration des créances, le liquidateur doit procéder à la vérification de la validité de la créance ainsi que déterminer son exacte montant affecté ou pas d’une sûreté, le cas échéant, il s’agira pour le liquidateur d’identifier quel type de garantie affecte la créance.

Une fois le passif cristallisé, le liquidateur doit le confronter à l’actif dans le patrimoine de l’entreprise en faisant l’état des biens et des droits ainsi qu’en procédant à la détermination de leur valeur vénale. En effet, lorsqu’une entreprise, dont le redressement est irrémédiablement compromis, fait l’objet d’une procédure de liquidation judiciaire, tous ses biens mobiliers ou immobiliers, corporels ou incorporels doivent servir l’effort d’apurement du passif. À l’instar des biens corporels (constitutifs de l’actif corporel [19]), les biens incorporels (ou biens immatériels, constitutifs de l’actif incorporels) doivent compter dans la réalisation de l’actif [20].

La réalisation de l’actif consiste à vendre les éléments qui composent l’actif de l’entreprise (actifs corporels et actifs incorporels) afin de générer autant que possible les liquidités suffisantes pour rembourser les créanciers inscrits au classement issu de l’examen des déclarations de créance de l’entreprise. C’est à ce niveau qu’intervient la question de l’identification du patrimoine immatériel de l’entreprise [21], en l’occurrence, en situation de liquidation judiciaire.

En effet, le liquidateur doit être sensible, selon le type d’activité économique de l’entreprise concernée par la liquidation, de sa capacité à avoir été productrice de biens incorporels ou, tout au moins, jauger sa proportion à avoir été acquéreur de tels biens. Toute chose égale par ailleurs, les apparences peuvent être trompeuses et mettre le liquidateur en situation d’omettre la réalisation d’actifs incorporels non soupçonnés ou sous-estimé tels que l’enseigne, le nom de domaine, les secret d’affaires [22].

II. Le traitement des actifs incorporels : la survivance des biens immatériels.

Les biens immatériels (ou biens incorporels) sont des biens qui n’ont pas à proprement dit une substance physique car « artificiellement conçu par des techniques juridiques » [23]. Dès lors, ils ne sont pas principalement appréhendables par leur matérialité quel que soient leurs supports (papier, électronique…) mais par l’intellect des personnes intéressées. Ainsi, comptent parmi les biens immatériels : les brevets, les certificats d’utilité, les obtentions végétales, les marques, les dessins et modèles, les topographies de semi-conducteurs, les droits d’auteur (codes sources, créations publicitaires…), les logiciels, les bases de données, les secrets d’affaires (Voir les articles Le secret des affaires : une arme juridique efficace pour protéger l’actif immatériel d’une entreprise. Par Victoria Davidova, Avocat., Petit guide juridique de protection du secret des affaires. Par Olivier de Maison Rouge, Avocat. et Secret des affaires : une loi méconnue protégeant les informations sensibles des entreprises !), dénomination sociale, nom de domaine, etc. Ces biens incorporels peuvent être inclus dans le patrimoine de l’entreprise en liquidation au titre d’actif incorporel [24] dès lors qu’ils sont : identifiables, porteurs d’un avantage économique présent ou futur, générateurs de ressources, évaluables de manière fiable.

En effet, une fois débusqués, les biens immatériels doivent être évalués afin de pouvoir être constitutifs d’éléments susceptibles de participer à l’effort d’apurement du passif dans le cadre de l’étape de réalisation de l’actif par le Liquidateur. À ce titre, cet organe de la liquidation judiciaire ne devra pas hésiter à solliciter un expert tant pour la révélation de ces biens immatériels que pour leur évaluation qui peut s’avérer complexe selon que le bien incorporel a son origine dans une acquisition (coût d’acquisition cumulé à tous les frais qui ont été nécessaires afin que le bien devienne une ressource ou/et un avantage économique pour l’entreprise) ou qu’il est le produit d’une intelligence (coût de l’ensemble des matières, ressources humaines, Recherche & développement… afin que le bien devienne une ressource ou/et un avantage économique pour l’entreprise) interne à l’entreprise soumise à la liquidation. Dans les deux cas, l’expert sollicité devra également être vigilant, pour l’évaluation du bien, de tenir compte également de facteurs tels que la notoriété de la marque ou du brevet, les revenus générés, etc. En outre, le cas échéant, il faudra être vigilant aussi sur les situations de copropriété intellectuelle (Art. L613-29 à L613-32 du Code de la propriété intellectuelle, voir l’article La copropriété de brevets (partie 2). Par Isabelle Pinaud, CPI.) afin tant d’évaluer à sa juste quote-part le bien immatériel indivis que de ne pas spolier les copropriétaires survivants.

Autrement dit, l’intégration des biens incorporels dans la réalisation de l’actif peut nécessiter des démarches spécifiques. par exemple, s’agissant des titres de propriété industrielle (Brevet, certificat d’utilité, marques, dessins et modèles, topographies des semi-conducteurs, obtention végétale,…) vérification du paiement des redevances (solliciter auprès de l’INPI d’un état des redevances) ; vérification que le titre est toujours attribué à l’entreprise en liquidation (le cas échéant vérifier au registre national) [25] de la propriété intellectuelle s’il y a eu l’inscription de transfert de titre]…) en raison de leur nature immatérielle.

En tout état de cause, une fois que la valeur des biens immatériels a été déterminée, à l’instar de ce qui est fait pour les actifs corporels, le liquidateur peut les réaliser en les vendant à des tiers intéressés. En effet, il est expressément prescrit l’interdiction [26] de former une cession au profit de certaines personnes physiques ou morales (art. L642-3 du Code commerce ; avec des dérogation à l’art. L642-20 et R642-39 du Code de commerce.) :

« Ni le débiteur, au titre de l’un quelconque de ses patrimoines, ni les dirigeants de droit ou de fait de la personne morale en liquidation judiciaire, ni les parents ou alliés jusqu’au deuxième degré inclusivement de ces dirigeants ou du débiteur personne physique, ni les personnes ayant ou ayant eu la qualité de contrôleur au cours de la procédure ne sont admis, directement ou par personne interposée, à présenter une offre.
De même, il est fait interdiction à ces personnes d’acquérir, dans les cinq années suivant la cession, tout ou partie des biens compris dans cette cession, directement ou indirectement, ainsi que d’acquérir des parts ou titres de capital de toute société ayant dans son patrimoine, directement ou indirectement, tout ou partie de ces biens, ainsi que des valeurs mobilières donnant accès, dans le même délai, au capital de cette société
 ».

Ainsi, conformément (notamment) à la contrainte précitée, la phase de réalisation de l’actif à pour finalité de constituer des liquidités afin de procéder, autant que possible, à l’apurement du passif. Dès lors, dans l’hypothèse où tous les biens immatériels ont été scrupuleusement recensés et qu’ils ont tous trouvé acquéreur ; alors ces biens sont, par voie de conséquence, exploitables par leur nouveau propriétaire. À charge pour eux, le cas échéant, de renégocier les contrats de franchise ou de licence, voire de mettre en œuvre les actions en contrefaçon ou réclamer les « royalties »… dans les autres hypothèses, c’est-à-dire en cas d’oubli de biens immatériels dans l’inventaire ou en cas de biens immatériels n’ayant pas trouvé acheteur, la situation est moins linéaire.

Dans le cas où le bien incorporel aurait échappé à la vigilance du liquidateur, conformément à l’article L643-13 du Code de commerce [27], la procédure de liquidation judiciaire pourra être reprise afin de traiter la réalisation de cet actif. Ainsi, dans cette situation, les biens incorporels qui auraient été occultés mais par la suite révélés, pourraient être insérer dans le processus de réalisation de l’actif du fait de la reprise de la procédure de liquidation judiciaire. Ce qui permettrait à un créancier intéressé d’introduire officiellement le bien concerné dans son patrimoine immatériel afin de l’exploiter légalement, le cas échéant, en profitant de l’exclusivité qui y est attaché.

Dans le cas où le bien immatériel n’aurait pas trouvé acheteur constituant ainsi un actif résiduel, conformément à l’article L643-9 du Code de commerce [28], un mandataire est désigné afin de poursuivre les opérations et, le cas échéant, répartir les liquidités obtenues à qui de droit.

En tout état de cause, en l’absence de reprise (l’article L643-13 du Code de commerce) ou de désignation d’un mandataire en charge de traiter l’actif résiduel (l’article L643-9 du Code de commerce), la survivance d’un bien immatériel à l’entreprise qui en était titulaire, à défaut de transfert légal ou contractuel à un nouveau titulaire, implique que ce bien tombe dans le domaine public. Par exemple, un brevet (ou tout autre titre de propriété industriel) dont les annuités ne sont pas payées tombe dans le domaine public, il en va de même pour un nom de domaine (qui n’est pas un nom de famille) sauf si ce dernier est intrinsèquement lié à une marque ou un brevet qui a bénéficié d’un transfert au profit d’un nouveau titulaire.

Laurent Thibault Montet Docteur en droit https://www.linkedin.com/in/montet-laurent-thibault-51b01a10a http://www.motsdunjuriste.fr/

[1Grosso modo, les grandes étapes de la procédure de liquidation judiciaire sont les suivantes : Ouverture de la procédure par décision du tribunal compétent ; désignation du liquidateur chargé de procéder à la réalisation des actifs du débiteur et à la répartition du produit entre les créanciers ; le liquidateur procède à la vérification des créances déclarées par les créanciers ; le liquidateur procède à la réalisation des actifs du débiteur ; une fois les actifs réalisés par le liquidateur, il procède à la répartition du produit entre les créanciers ; la clôture de la procédure (deux hypothèses : si l’actif réalisé est suffisant ou en cas d’actif insuffisant. Dans ce dernier cas, le juge prononce la clôture pour insuffisance d’actif.).

[2Art. L640-1 à L645-12, L644-1 à L644-6 et R640-1 à R645-25 du Code de commerce.

[3Art. L640-2 du Code de commerce.

[4Définition INSEE : « unité économique, juridiquement autonome dont la fonction principale est de produire des biens ou des services pour le marché ». Il peut s’agir d’une société commerciale ou d’une société civile.

[5Art. L6401-1 du Code de commerce.

[6Art. L631-1 à L631-22 et R631-1 à R631-43 du Code de commerce. La Procédure de redressement judiciaire a pour finalité l’apurement du passif afin de permettre la poursuite de l’activité de l’entreprise et, dans la mesure du possible, permettre le maintien de l’emploi.

[7Art. R640-1 in fine du Code de commerce.

[8Grosso modo, les grandes étapes de la procédure de redressement sont les suivantes : l’ouverture de la procédure (Art. L631-1 du Code de commerce), la désignation d’un administrateur judiciaire, l’établissement d’un état des créances, l’élaboration et l’approbation d’un plan de redressement, mise en œuvre du plan de redressement, suivi de l’exécution du plan de redressement, la clôture de la procédure.

[9Art. L641-3 du Code de commerce.

[10Art. L641-9 du Code de commerce.

[11« La procédure de liquidation judiciaire est destinée à mettre fin à l’activité de l’entreprise ou à réaliser le patrimoine du débiteur par une cession globale ou séparée de ses droits et de ses biens ».

[12Art. L641-1 du Code de commerce.

[13Art. L643-8 du Code de commerce.

[14Cass. Com., du 11 juin 2014, pourvoi n° 13-12658.

[15Art. R622-21 à R622-26 du Code de commerce.

[16Grosso modo, les grandes étapes de la phase de déclaration des créances sont les suivantes : Notification à tous les créanciers connus du jugement de liquidation judiciaire, le délai de déclaration de deux mois commence à courir, les créanciers doivent renseigner un formulaire de déclaration et y adjoindre les pièces justificatives, dépôt de la déclaration dans le temps imparti, vérification des créances, classement des créances vérifiées et admises, répartition de l’actifs entre les créanciers.

[17Art. L622-24, R622-22 et R622-24 du Code de commerce : délai de 2 mois à compter de la publication du jugement d’ouverture au bulletin officiel des annonces civiles et commerciales (BODAAC) ; porté à 4 mois si le créancier est à l’étranger ou si le créancier d’une entreprise située en outre-mer se trouve quant à lui en métropole

[18Un relevé de forclusion est possible (art. L622-26 et R622-25 du Code de commerce.)

[19Un actif corporel est un bien corporel mobilier ou immobilier tel que les stocks, un bâtiment, du matériel roulant, de l’équipement de fabrication ou des machines industrielles, du mobilier de bureau…

[20Grosso modo, les grandes étapes de la phase de réalisation de l’actif sont les suivantes : le liquidateur procède à l’inventaire détaillé des biens de l’entreprise, qu’ils soient matériels ou immatériels ; il fait évaluer les actifs afin de déterminer leur valeur vénale ; met en vente les actifs de l’entreprise ; les fonds générés par la réalisation des actifs sont utilisés pour rembourser les créanciers de l’entreprise.

[21Le Cabinet Davidova avocat, « Les actifs immatériels de l’entreprise » ; https://www.vd-avocat.fr/post/actifs-immateriels-avocat-paris-9. Isabelle Renard et Emmanuel Laverriere, « Où vont les actifs incorporels quand les entreprises sont en difficulté ? ».

[22Art. L151-1 à L154-1 et R152-1 à R153-10 du Code de commerce.

[23Lexique des termes juridiques ; Dalloz 2021-2022.

[24« L’actif incorporel » ; https://www.compta-facile.com/actif-incorporel/

[25Le registre national de la propriété intellectuelle (https://data.inpi.fr/) est un registre officiel qui recense les droits de propriété intellectuelle accordés en France. Il est géré par l’Institut national de la propriété industrielle (INPI). Ce registre permet d’enregistrer et de protéger différents types de droits de propriété intellectuelle, tels que les marques, les brevets, les dessins et modèles industriels, les indications géographiques. La demande d’enregistrement peut se faire par le biais du cerfa n°11602*03.

[26Benjamin Ferrari, « Portée de l’interdiction de la cession des actifs aux parents des dirigeants de la société débitrice », https://www.dalloz-actualite.fr/flash/portee-de-l-interdiction-de-cession-des-actifs-aux-parents-des-dirigeants-de-societe-debitrice ; 19 février 2021. Cabinet Soulier Avocats, « L’interposition de personnes au sens de l’article L642-3 du Code de commerce », https://www.soulier-avocats.com/linterposition-de-personnes-sens-de-larticle-l-642-3-code-de-commerce/ ; 30 mai 2017.

[27« Si la clôture de la liquidation judiciaire est prononcée pour insuffisance d’actif et qu’il apparaît que des actifs n’ont pas été réalisés ou que des actions dans l’intérêt des créanciers n’ont pas été engagées pendant le cours de la procédure, celle-ci peut être reprise ».

[28« Le tribunal peut également prononcer la clôture de la procédure en désignant un mandataire ayant pour mission de poursuivre les instances en cours et de répartir, le cas échéant, les sommes perçues à l’issue de celles-ci lorsque cette clôture n’apparaît pas pouvoir être prononcée pour extinction du passif ».