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Condamnation de Valve Corporation : la mise en œuvre délicate du géoblocage sur le marché unique. Par Chloé Blanckaert, Juriste.
Parution : mardi 17 octobre 2023
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Une concurrence libre et non faussée est au cœur de la construction européenne et essentielle à la réalisation du marché unique. Les ententes, quelle que soit leur forme, qui ont pour objet ou pour effets de la restreindre n’y ont pas leur place. Dans son arrêt du 27 septembre 2023 (T-172/21), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a eu l’occasion de se prononcer sur l’appréhension de la technique de blocage géographique mise en œuvre par la société Valve Corporation et cinq éditeurs par l’article 101, paragraphe 1, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

L’article 101, paragraphe 1 du TFUE prohibe les accords entre entreprises, les décisions d’associations d’entreprises et les pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre les États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur.

La formulation, volontairement large, vise à englober le plus grand nombre de pratiques, indépendamment de leur intensité et de leur forme, et ainsi anticiper l’imagination des acteurs économiques, la diversité du rôle qu’ils peuvent tenir dans le cadre d’une collusion et l’évolution des moyens utilisés.

À titre d’exemple, il n’est pas requis que la contribution d’une entreprise à une restriction de concurrence concerne le marché sur lequel cette restriction se matérialise ou a pour objet de se matérialiser. L’entreprise concernée n’a pas non plus à être active sur ledit marché, un marché voisin ou ceux situés en amont ou en aval.

L’affaire en cause a permis à la CJUE de revenir sur quelques points essentiels de la notion de pratique concertée.

Affaire Valve Corporation : rappel des faits.

Valve Corporation (la requérante) est un studio américain de développement, d’édition et de distribution de jeux vidéo qui exploite la plateforme de jeux vidéo pour PC en ligne Steam. Sur cette plateforme, les éditeurs de jeux vidéos ont la possibilité de mettre à disposition leur production dans le cadre d’accords de distribution.

Afin d’assurer la compatibilité desdits jeux, la requérante accorde à ces éditeurs une licence pour la technologie Steam et met à leur disposition toute une gamme d’outils et services (Steamworks) destinée à aider les éditeurs pour la configuration, la gestion et le fonctionnement de leur jeu sur la plateforme. Une fois chargés sur celle-ci, les jeux sont accessibles par le biais des serveurs de Steam.

Cet accès peut être acquis de deux manières : directement sur la plateforme Steam (dans le Steam Store) ou auprès de distributeurs tiers, sur support matériel ou immatériel. Dans ce second cas, l’utilisateur reçoit une clé d’activation, qui se présente sous la forme d’un code alphanumérique unique, qui doit lui permettre d’activer son jeu sur la plateforme.

Outre ce système de clés d’activation, la gamme de services Steamworks met également à disposition des éditeurs une fonction de contrôle du territoire ou « géoblocage ». Cette fonction permet deux types de restrictions :

Cette fonction va être mobilisée par certains éditeurs afin d’éviter les importations parallèles. En effet, le blocage géographique des clés d’activation va servir à empêcher les consommateurs de se procurer les jeux visés dans des pays où ils sont commercialisés à un prix moindre, puisqu’ils auront besoin de demeurer dans le pays d’acquisition pour activer et accéder à ces jeux.

Cette pratique a été jugée incompatible avec le marché unique et sanctionnée par la Commission dans une décision du 20 janvier 2021 (C(2021) 75 final), décision à l’origine du recours de Valve devant la CJUE. Dans le cadre de cette procédure, cinq éditeurs étaient également poursuivis aux côtés de la requérante. Ils ont décidé de reconnaître leur implication et de collaborer, bénéficiant ainsi d’une réduction de leurs pénalités.

La pratique concertée dans les relations verticales : pas d’incompatibilité de principe.

Une pratique concertée désigne une entente non juridiquement structurée. Comme pour les autres techniques listées par l’article 101, §1, sa caractérisation nécessite la démonstration d’

« une volonté concordante de deux parties sur le principe d’une restriction de concurrence ».

Les textes ne précisent pas la forme que doit prendre cette concordance de volontés. Elle peut ainsi résulter, selon la jurisprudence, d’un acquiescement, exprès ou tacite, à un comportement d’apparence unilatéral.

Cette preuve reste néanmoins difficile à apporter et nécessite, à défaut de disposer d’éléments directs et formels, d’inférer l’existence d’une pratique concertée ou d’un accord « d’un certain nombre de coïncidences et d’indices qui, considérés ensemble, peuvent constituer, en l’absence d’une autre explication cohérente, la preuve d’une violation des règles de concurrence ».

Dans tous les cas l’analyse des éléments de preuve devra se faire en considération du contexte et des autres facteurs caractérisant le cas d’espèce.

Ici, la requérante estimait qu’en sa qualité de prestataire de service, elle n’était qu’une simple exécutante dont le rôle se limitait à « la mise en œuvre de mesures techniques à la demande des éditeurs ».

Cependant, le juge relève qu’elle avait informé les éditeurs de l’existence de cette fonctionnalité, qu’elle choisissait, ou non, de la mettre en œuvre après avoir vérifié préalablement la cohérence de la demande de l’éditeur souhaitant y recourir et pouvait unilatéralement y mettre fin. La requérante était par ailleurs la seule a pouvoir générer des clés Steam géobloquées. Le géoblocage ne relevait donc pas d’une décision unilatérale des éditeurs en cause et toutes les parties devaient le vouloir pour qu’elle puisse être mise en œuvre.

La requérante avait par ailleurs une connaissance précise de l’usage qui serait fait de ces clés par les éditeurs, à savoir restreindre les ventes passives. Sans jamais se distancier de cet usage, c’était même, commercialement, tout l’intérêt de la solution vendue.

La concordance de volontés n’ayant pas à résulter d’un engagement formel, la circonstance que les parties ne se soient pas engager l’une envers l’autre sur l’adoption d’un certain comportement sur la marché est indifférent.

Ainsi, bien que prestataire de services, le rôle de la requérante ne se limitait pas à mettre en œuvre, à l’aveugle et sur simple demande des éditeurs, sa solution technique de blocage géographique. Le juge relève ici qu’elle avait un pouvoir de décision identique, voir supérieur, aux éditeurs qui faisaient appel à ses services, décidant parfois de mettre fin à un blocage unilatéralement, sans même recueillir l’avis de l’éditeur du jeu concerné au préalable.

Le géoblocage pour s’assurer d’un niveau élevé de prix : une restriction de concurrence par objet.

La notion de restriction de concurrence par objet s’interprète de manière stricte et ne s’applique qu’à des pratiquent collusoires qui révèlent, de par leur teneur, leur objectif et le contexte juridique et économique où elles s’inscrivent, un degré suffisant de nocivité à l’égard de la concurrence, rendant de fait l’examen de leurs effets superflu.

La nocivité est le critère juridique essentiel qui permet de déterminer si le caractère restrictif d’une entente résulte de son objet.

L’analyse du contexte économique et juridique peut, dans les cas les plus grave, est réduit à ce qui est « strictement nécessaire en vue de conclure à l’existence d’une restriction de la concurrence par objet ».

Le juge rappelle également que l’intention des parties n’est pas un élément nécessaire à l’appréciation du caractère restrictif d’un accord entre entreprises. Pour autant, rien n’interdit aux autorités d’en tenir compte.

En l’espèce, le but était de restreindre les importations parallèles. Cette pratique, qui avait pour conséquence d’empêcher les utilisateurs d’accéder à certains produits ou services du fait de leur localisation géographique, est contraire au principe du marché unique en ce qu’elle aboutit à une « reconstruction du cloisonnement des marchés nationaux et à une segmentation artificielle du marché intérieur ». Le juge de l’Union, tout comme la Commission avant lui, constatent qu’elle est donc suffisamment nocive pour constituer une restriction par objet.

Concernant le contexte juridique, la requérante faisait valoir que les droits d’auteur des éditeurs et la directive sur les droits d’auteurs auraient dû être pris en compte dans le cadre de l’analyse, par la Commission, de l’existence d’une pratique restrictive de concurrence.

Le juge de l’Union relève cependant que l’exercice du droit d’auteur peut, selon les modalités retenues, dégénérer en pratique restrictive de concurrence dès lors qu’il est l’objet, le moyen ou la conséquence d’une entente, « nonobstant le fait qu’il puisse constituer l’expression légitime de ce droit autorisant le titulaire de celui-ci, notamment, à s’opposer à toute utilisation non autorisée ».

Ce qui est sanctionné ici, ce sont les mesures additionnelles mises en œuvre, dont la finalité ne visait pas -contrairement aux allégations de la requérante- à protéger les droits de propriété intellectuelle détenus par les éditeurs, mais à leur assurer le plus haut niveau de redevances. En effet, le blocage géographique des clés n’empêchait pas la commercialisation des jeux sur tout ou partie des territoires visés par les restrictions. Le but était simplement d’empêcher que les utilisateurs de certains États membres puissent bénéficier de la politique tarifaire plus avantageuse suivie dans d’autres États membres. La requérante bénéficiait quant à elle directement de ces mesures, puisqu’elle percevait une rémunération à hauteur de 30% sur les jeux vendus sur le Steam Store, se plaçant ainsi directement en concurrence avec les distributeurs des clés d’activation (dont celles géobloquées), de sorte qu’elle avait, au même titre que les éditeurs, tout intérêt à restreindre les importations parallèles.

Concernant le contexte économique, il est rappelé que l’article 101 du TFUE ne vise pas simplement à protéger les concurrents et les consommateurs, mais la structure même du marché et, partant, la concurrence elle-même. Il n’est donc pas nécessaire de démontrer que les consommateurs finaux aient été privés des avantages de la concurrence pour démontrer l’existence de l’objet anticoncurrentiel d’un accord.

L’établissement de cette infraction ne nécessite pas non plus de démontrer que l’entreprise en tire un bénéfice et le fait que peu de vente soient concernées au final par la mise en œuvre de cette pratique n’est pas de nature à remettre en cause la nocivité de ce comportement ni le constat de sa nature contraire à l’objectif de protection du marché intérieur. Procéder différemment enlèverait tout intérêt à la distinction qui existe entre les notions de « restriction par objet » et « restriction par effet », soumises par ailleurs à des régimes probatoires distincts.

Enfin, si d’éventuels effets pro-concurrentiels peuvent être pris en compte pour appréhender la gravité objective d’une pratique anticoncurrentielle -dès lors qu’ils sont avérés, pertinents et propres à l’accord en cause-ils ne permettent pas d’écarter la qualification de « restriction de concurrence ». Ils doivent par ailleurs être suffisamment conséquents pour mettre en doute le caractère suffisamment nocif de l’accord à l’égard de la concurrence. Si de tels effets ont pu être allégués par la requérante, ils n’ont pas été démontrés.

Son recours rejeté, Valve Corporation devra payer l’amende de 7,8 millions d’euros infligée par la Commission.

Chloé Blanckaert, Juriste