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De l’actualité jurisprudentielle de la contribution aux charges du ménage entre concubins, Valérie Villeneuve, juriste
Parution : mercredi 7 janvier 2009
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Invoquer l’enrichissement sans cause à l’encontre de son ex concubin pour être indemnisé de dépenses exposées durant la vie commune est une technique admise déjà depuis plusieurs années par la jurisprudence.
Visant à rétablir une équité dans le couple non marié, l’action est adaptée à cette situation de fait particulière mais conformément à la théorie générale, elle ne sera admise que si le concubin, démuni de tout autre moyen d’action, démontre que son patrimoine s’est trouvé, sans cause légitime, appauvri au profit de celui de sa concubine.

Les deux arrêts du 24 septembre 2008 rendus en la matière par la Première Chambre civile de la Cour de cassation mettent en lumière la difficulté d’appréhender les critères de recevabilité de cette action entre concubins.

Les espèces sont sensiblement identiques : les deux couples vivent en concubinage. Dans les deux cas le concubin finance les travaux de rénovation d’une maison appartenant à la concubine. La différence entre les deux espèces tient à ce que dans la première les travaux sont effectués alors que le couple vit déjà sous le même toit, constituant ainsi le logement du ménage, tandis que dans la deuxième le concubin ne rénove la maison appartenant à sa concubine qu’avec le projet de s’y installer ensemble dans un avenir proche.

Suite à l’éclatement du couple, le concubin assigne sa concubine en paiement d’une indemnisation sur le fondement de l’enrichissement sans cause.

Dans la première espèce (Pourvoi n° A 06-11.294), les juges de la Cour d’appel de Versailles, dans un arrêt rendu le 28 octobre 2005, reçoivent l’action du concubin. Avant de justifier cette recevabilité, ils rappellent qu’aucun texte ne prévoit une contribution aux charges du ménage entre concubins : chacun doit donc en l’état supporter les dépenses de la vie courante qu’il a engagées. Cette jurisprudence est acquise depuis 1979.
Néanmoins, il ne fait nul doute que les juges sont enclins à prendre en compte la vie commune et les rapports ayant existé entre les concubins pour régler le plus équitablement possible les problèmes pécuniaires voyant le jour au terme de leur relation. Ainsi, en fait les concubins vont le plus naturellement participer l’un et l’autre, selon leurs ressources, aux besoins de la vie commune. D’ailleurs la jurisprudence avait déjà énoncé que « il est de nature d’une communauté de vie que chacun contribue aux dépenses… ».

C’est dans cette veine que la Cour d’appel de Versailles entend analyser la nature des dépenses litigieuses et définir si elles concernent la vie courante commune ou si elles sortent de ce cadre des « dépenses ordinaires ». Cette dernière situation est propice à fonder la recevabilité d’une action de in rem verso, justifiant l’appauvrissement de l’un au profit de l’enrichissement de l’autre dès lors que ce transfert de richesse est dépourvu de toute cause, et au-delà de toute intention libérale.
Sur le fondement de cette action, la Cour d’appel de Versailles jugea que les dépenses exposées excédaient une participation « normale » aux dépenses courantes par leur importance, leur qualité et leur envergure. De plus, considéra-t-elle que ces dépenses ne trouvaient pas leur cause dans les avantages procurés au concubin pendant la période de concubinage, consistant en la possibilité lui étant donnée de vivre en « famille » dans le logement du ménage. Ces avantages profitaient en réalité à l’intégralité du ménage et non pas à lui seul puisque la famille était déjà installée sous ce toit.

Ainsi, la Cour d’appel décida-t-elle que sans contrepartie justifiée et suffisante (l’intérêt personnel n’était pas mis en exergue), le concubin ne saurait avoir agi dans une intention libérale. Fut donc reçue l’action fondée sur l’enrichissement sans cause et par conséquent condamnée la concubine à payer à l’ex-concubin une indemnisation.

La concubine forma un pourvoi en cassation contre la solution des juges du second degré. Elle invoqua une fausse application de l’article 1371 du Code civil (sur lequel repose toute la jurisprudence de l’enrichissement sans cause) et tenta de faire admettre que le concubin, par la réalisation des travaux litigieux, avait en contrepartie amélioré son propre cadre de vie, démontrant ainsi que l’appauvrissement généré trouvait sa cause dans la satisfaction de son intérêt purement personnel, excluant toute recevabilité de l’action de in rem verso.

Mais la Cour de cassation ne fut pas encline à admettre une telle argumentation. Au contraire considéra-t-elle que la Cour d’appel avait légalement justifié sa décision en estimant souverainement que l’appauvrissement de l’un et l’enrichissement corrélatif de l’autre étaient dépourvus de cause dès lors que les dépenses litigieuses excédaient le cadre d’une participation normale aux dépenses de la vie courante et que cet excès ne trouvait pas de contrepartie dans les avantages procurés au concubin : l’intérêt personnel qu’avait pu en retirer le concubin appauvri était donc insuffisant pour donner à son acte une cause légitime.

Dans la seconde espèce (Pourvoi n° K 07-11-928), la Cour d’appel de Douai, dans un arrêt du 27 novembre 2006, rejeta la demande du concubin. Elle estima, en combinant l’article 1131 du Code civil relatif à la cause de l’obligation et l’article 1371 du Code civil sur lequel repose tout le fondement jurisprudentiel de l’enrichissement sans cause, qu’il fallait apprécier l’existence de la cause d’une obligation à la date à laquelle elle était souscrite, et qu’ainsi, à cette date dans les faits, l’appauvrissement du concubin par la réalisation des travaux de rénovation et l’enrichissement corrélatif de la concubine étaient causés par l’intérêt personnel qu’en retirait le concubin appauvri : il réalisait en effet ces travaux dans le but de s’installer dans cette maison.

Ici, l’obligation du concubin est réputée avoir une contrepartie suffisante dans la satisfaction de son intérêt personnel, sans que les circonstances ultérieures – la rupture notamment – ne puissent remettre en question l’existence de la cause tant il ressort du concubinage, situation de pur fait, un aléa possible que le concubin ne pouvait ignorer.

Le concubin forma un pourvoi en cassation contre cette décision. Invoquant une violation des articles 1108 (relatif aux quatre conditions essentielles à la formation de tout contrat), 1131 (sur la notion de cause dans un contrat) et 1371 du Code civil (base de la théorie jurisprudentielle sur l’enrichissement sans cause), il argua que les juges étaient allés au-delà des dispositions textuelles en introduisant un élément d’appréciation temporel injustifié.

Il motiva ensuite son pourvoi en invoquant que l’intérêt personnel du concubin soit disant satisfait n’était pas caractérisé, à défaut pour la Cour d’appel d’avoir mis en évidence l’avantage que les travaux financés sur l’immeuble lui auraient procuré. Il semble ici que l’argumentation au pourvoi souhaite renverser la charge de la preuve : il appartient en principe à l’appauvri de démontrer que son appauvrissement et l’enrichissement corrélatif du défendeur ont eu lieu sans cause . Or ici, le concubin ne fait pas un tel état et au contraire reproche aux juges de ne pas avoir démontré en quoi la cause existait.

Enfin, il reprocha à la Cour d’appel d’avoir refusé d’appliquer l’article 1371 du Code civil par raison de l’existence d’un aléa alors que les textes ne mentionnent pas qu’un tel aléa chasse la technique de l’enrichissement sans cause. (Ce qui est normal puisque cette technique est d’origine jurisprudentielle…)

La Cour de Cassation rejeta le pourvoi. Sans statuer réellement sur les arguments invoqués à l’appui du motif, elle estima que la Cour d’appel apprécie souverainement si l’engagement du concubin est ou non causé par la satisfaction d’un intérêt personnel. L’issue de l’action de in rem verso étant inhérente à cette appréciation souveraine, les juges du fond sont donc maîtres de sa recevabilité.

Dans ces deux arrêts se posait le problème de déterminer les conditions de recevabilité de l’enrichissement sans cause lorsque cette technique est invoquée par un concubin contre l’autre.

La Cour de cassation abandonne cette tâche aux juges du fond en leur reconnaissant un pouvoir d’appréciation souverain. Se ralliant à leur position, elle considère qu’il faut avant tout que les dépenses litigieuses excèdent le cadre d’une contribution normale aux charges du ménage (I), cet excès ne devant pas trouver de justifications suffisantes dans les avantages procurés au concubin, c’est-à-dire que l’intérêt personnel qu’a pu en tirer le concubin appauvri ne saurait justifier à lui seul la démarche effectuée (II).

I/ De la participation normale à l’entretien du ménage à l’excès

La jurisprudence considère depuis longtemps que la contribution aux charges du mariage ne peut recevoir application en matière de concubinage. Ainsi, en l’absence de volonté exprimée à cet égard, chacun des concubins est réputé devoir supporter les dépenses de la vie courante qu’il a exposées. Les juges de la première espèce s’inscrivent officiellement dans cette jurisprudence en la reprenant explicitement dans leur décision. Mais on ne peut s’empêcher de remarquer qu’officieusement les juges prennent en compte la communauté de vie existant entre les concubins pour considérer que dans les faits chacun d’eux est censé participer aux dépenses de la vie courante.

C’est ainsi qu’une analogie au système de contribution aux charges du mariage se dégage du raisonnement des juges (A). A l’instar de ce qui est prévu pour les couples mariés dont l’un des deux époux excède sa contribution aux charges du mariage, les dépenses du concubin excédant une participation normale aux dépenses courantes permettent d’envisager d’agir sur la base de l’enrichissement sans cause (B).

A/ De l’essor jurisprudentiel d’une contribution aux charges du ménage

1°) Les juges dans les décisions étudiées rappellent qu’aucune disposition légale ne règle la contribution des concubins aux charges de la vie commune, et qu’à défaut de textes chacun doit supporter les dépenses courantes qu’il a engagées.

Cette théorie d’une étanchéité entre les patrimoines des deux concubins est classique. Comme le rappelle Dominique Fenouillet dans son cours « Droit de la famille » aux Editions Dalloz 2008, en matière de concubinage domine l’adage « Chacun pour soi seul et chacun contre soi seul ». Ceci est le résultat de l’attitude du législateur refusant d’introduire du droit dans cette situation de fait. Cette position est assez logique dans la mesure où des statuts organisés par la loi, le mariage et le pacte civil de solidarité, existent et que bien souvent les couples ayant choisi de vivre en concubinage le font par « refus de l’engagement conjugal ». S’applique ainsi au concubinage un autre adage : « pas de droit où l’on refuse le droit ».

N’étant donc pas considérés comme des gens mariés, les concubins sont en principe traités comme des célibataires, par conséquent indépendants l’un de l’autre. Cette indépendance rejaillit sur leur vie patrimoniale : ils ne doivent pas contribuer aux charges de leur union. La Première Chambre civile de la Cour de cassation a expressément exclu cette contribution dans l’union libre dans un arrêt du 11 janvier 1984. Chacun d’eux doit donc supporter les dépenses de la vie courante qu’il a exposées.

2°) Pour autant, cette notion de charge du ménage bien qu’exclue par la jurisprudence sur le fondement de l’article 214 du Code civil ressort ces dernières années dans la jurisprudence avec plus ou moins de discrétion. Nos juges seraient-ils schizophrènes ? Voilà un verdict bien trop féroce. Rangeons prestement nos crocs acérés et expliquons rationnellement leur raisonnement.

En réalité, l’exclusion du mécanisme de contribution aux charges de la vie commune à l’intérieur du concubinage n’est pour les juges qu’une manière d’exclure toute implication de dispositions légales à l’intérieur d’une situation de fait, qui par définition est exclusive de toute disposition législative.

Le mécanisme légal de contribution aux charges est donc certes exclu mais pas son principe. A cet égard, et avec l’idée selon laquelle « ce qui vaut pour le mariage devrait valoir pour le concubinage » , les juges se montrent de plus en plus enclins à prendre en considération l’existence d’une communauté de vie entre les concubins.

La décision des juges dans la première espèce s’inscrit dans ce courant jurisprudentiel : ils réfutent toute introduction de textes législatifs dans le concubinage mais entendent évaluer l’ampleur des frais engagés par le concubin par rapport à une « participation normale aux dépenses de la vie courante ».

3°) Notons bien ici que le terme contribution n’est pas directement employé par les juges. Ils lui préfèrent le terme de « participation » normale aux dépenses de la vie courante. Néanmoins, selon tout dictionnaire classique, « contribuer » signifie spécialement « payer sa part d’une dépense, d’une charge commune » et l’un des sens de « participer » correspond à « payer une part de ». Etymologiquement parlant, les deux termes sont donc synonymes. Les juges préfèrent sûrement parler de participation plutôt que de contribution pour éviter toute confusion avant le système légal de contribution aux charges du mariage.

En effet, il ne faut absolument pas croire qu’il existe une contribution générale aux charges qui s’appliquerait tant au mariage et PACS qu’au concubinage.

Il convient plutôt de faire usage de plus de subtilités et de considérer que deux systèmes de contribution, différant tant par leur source que par leur champ d’application (l’un étant issu de la loi et s’appliquant à l’intérieur de tout mariage et PACS, l’autre étant tiré des faits par les juges et s’appliquant en matière de concubinage) coexistent en parallèle.

La voie empruntée par les juges est intéressante à tous points de vue : innovante, elle offre un résultat analogue à ce qui existe en matière de mariage et PACS tout en continuant de différencier le concubinage des statuts légaux.

Le concubin doit donc participer de manière normale aux dépenses de la vie courante. Mais si ce système de contribution aux charges de la vie commune entre concubins s’echaffaude sur le terrain jurisprudentiel, encore faut-il en définir le contenu.

B/ Du cadre des dépenses courantes à l’excès

Pour bien cerner cette contribution aux charges du ménage entre concubins, il faut définir les notions de dépense de la vie courante et de participation afin de faire surgir un cadre à l’intérieur duquel les dépenses de chaque concubin seront réputées avoir été engagées sur la base de sa participation à l’entretien du ménage. Les dépenses en dehors de cadre, soit qu’elles n’y rentrent pas par définition, soit qu’elles excèdent le seuil de la normalité, pourraient être aptes à fonder une action de in rem verso d’un concubin envers l’autre.

1°) Classiquement le terme « dépense » signifie « emploi d’argent, argent déboursé ». L’un des aspects du mot « vie » est compris comme « le coût de la subsistance, de l’entretien », tandis que l’adjectif « courant » se rapporte à ce « qui a lieu, qui a cours ordinairement, habituellement ». Tous ces termes associés ensemble laissent apparaître une ébauche de définition : les dépenses de la vie courante sont les coûts exposés pour l’entretien habituel du ménage, c’est-à-dire les frais que l’un ou l’autre des concubins engage durant la vie commune et qui ont vocation à être réitérés tout au long de cette période.

Dès lors, pour être qualifiés de dépenses de la vie courante, les frais concernés doivent donc faire l’objet d’une certaine redondance (il en est ainsi par exemple des frais de nourriture, d’habillement, des loyers…) et être de faible ampleur.

Les juges de la première espèce raisonnent en ce sens en refusant de considérer que les travaux de rénovation de la maison puissent être considérés comme des frais entrant dans la participation normale aux dépenses de la vie courante. Ils sont en effet qualifiés par la Cour d’appel et la Cour de cassation comme des « frais exceptionnels » qui excèdent « par leur ampleur » cette participation normale aux dépenses de la vie courante.

La différence opérée par les juges entre la contribution (légale) aux charges du mariage et la contribution (jurisprudentielle) aux charges du ménage est ici frappante. Il est acquis en effet que l’article 214 du Code civil concerne tant les dépenses courantes que les dépenses d’agrément. En ce sens, l’arrêt du 20 mai 1981 de la Première Chambre civile de la Cour de cassation énonce que « la contribution aux charges du mariage est distincte, par son fondement et son but, de l’obligation alimentaire, et peut inclure es dépenses d’agrément, telle l’acquisition d’une résidence secondaire ». Les juges donnent donc à la contribution aux charges du ménage entre concubins un champ d’application plus restreint qui semble plus se rapprocher de celui de l’article 220 du Code civil sur la solidarité des époux pour les dettes ménagères.

En tout état de cause, ce sont bel et bien les qualités de rareté et d’importance pécuniaire des travaux se rapportant au logement du ménage excluent ce type de dépenses du cadre d’une participation normale à la vie du ménage.

2°) Le caractère de normalité s’avère de ce fait tout aussi important que la qualification des dépenses. Il serait en effet totalement absurde de ne différencier les dépenses inclues ou non dans le cadre d’une contribution aux charges du ménage que sur le seul critère de leur nature. C’est pourquoi les juges entendent opérer une seconde distinction non plus qualificative mais modale. La normalité ici visée par les juges appelle à ce qui est habituel et usuel.

L’équilibre entre les participations de chacun des concubins est de mise. A l’instar d’une contribution légale à proportion des facultés respectives, il va de soi que la contribution à la vie du ménage entre concubins est réputée assumée selon les possibilités pécuniaires de chacun.

3°) Un cadre commun aux contributions entre concubins s’élabore sous nos yeux : les dépenses ordinaires et de faible ampleur doivent être engagées tant par l’un des concubins que par l’autre sur la base de sa participation normale aux dépenses de la vie courante.

Cette construction jurisprudentielle a vu le jour aux termes de décisions portant sur une contribution excessive. Il est intéressant de se demander si à l’inverse un concubin pourrait assigner l’autre en exécution de son obligation de contribuer aux charges du ménage. Cela semble fort peu envisageable tant le lien unissant les concubins n’est qu’un lien d’affection sans effet juridiquement contraignant. Ainsi n’existe entre les concubins qu’une obligation naturelle : chacun d’eux doit spontanément contribuer aux charges du ménage mais l’inexécution de cette contribution ne peut pas être juridiquement sanctionnée.

D’ailleurs l’exécution spontanée d’une obligation naturelle n’est pas susceptible de répétition. Ainsi en matière de contribution, le concubin ne pourrait pas réclamer après rupture une indemnisation pour tout ce qu’il a déboursé ordinairement au profit du ménage pendant la vie commune.
Cette idée est plus qu’admise par les tribunaux réclamant au demandeur de l’action de in rem verso de démontrer qu’il a excédé sa participation normale aux charges du ménage. Au-delà, les juges ont ajouté un nouveau critère à la recevabilité de l’action fondée sur l’enrichissement sans cause : il ne faut pas que la dépense litigieuse, exclusive de la contribution aux charges du ménage, trouve sa cause dans l’intérêt personnel procuré à l’appauvri en contrepartie.

II/ De la satisfaction procurée à l’appauvri par l’excès à l’irrecevabilité de l’action de in rem verso

L’enrichissement sans cause ne sera justifié que si le concubin, en excédant les dépenses courantes du ménage, n’a pas agi dans son intérêt personnel. Cet intérêt est le cœur de la recevabilité de l’action de in rem verso en matière de concubinage (A) même si il n’est pas aisé à définir tant il se fond en pratique dans l’intérêt du ménage d’où la nécessité de dégager des critères de distinction un peu plus objectifs(B).

A/ De la considération de l’intérêt personnel du concubin

1°) Les juges auraient pu se satisfaire de ce qui existe pour les couples mariés et dire que ce qui excède la contribution aux charges du mariage/ménage n’est pas causé et justifie l’enrichissement sans cause. Seul le critère des sommes engagées, excessives ou non, serait ainsi pris en compte par les juges pour recevoir ou non l’action.

Mais même si « ce qui vaut pour le mariage devrait valoir pour le concubinage » (Grimaldi, obs. crit. Sous Civ.2ème, 26 avril 1984, Gaz. Pal. 1984.2.pan.282), il n’en demeure pas moins que la solution qui existe en la matière pour le mariage doit être adaptée au concubinage comme chaque chaussure se fait à chaque pied.

2°) C’est ainsi que les juges décident qu’en matière de concubinage, l’enrichissement sans cause n’est recevable que lorsque la dépense qui excède la vie normale du ménage ne se trouve pas justifiée en contrepartie par les avantages procurés au concubin. En clair, l’appauvri ne doit pas avoir satisfait dans cette situation un intérêt personnel. Cette solution est totalement conforme à ce qui s’applique « en droit commun de l’enrichissement sans cause » : il est généralement admis que « l’action de in rem verso, admise dans le cas où le patrimoine d’une personne se trouve, sans cause légitime, enrichi au détriment de celui d’une autre personne, ne peut trouver son application lorsque celle-ci a agi dans son intérêt et à ses risques et périls. »

La discussion sur l’intérêt personnel n’est pas en matière de mariage le nœud du problème, mais elle se révèle avoir une acuité aigue en matière de concubinage. Concernant une situation de fait, la considération de cet intérêt résulte d’une appréciation souveraine des juges du fond.

3°) Mais au-delà, la question sous-tendue par cette discussion est de définir cet intérêt personnel. La réponse n’est pas aisée mais l’analyse des deux décisions de la Première Chambre civile de la Cour de cassation du 24 septembre 2008 offre des pistes intéressantes.

A première vue, l’intérêt propre du concubin s’oppose, certes, à l’intérêt du ménage et correspond à des avantages procurés à titre personnel à l’appauvri. Pour rejeter le pourvoi n° K 07-11.928, la Cour de Cassation solutionne le problème en relevant que la Cour d’appel a « souverainement constaté que [le concubin] avait, dans son intérêt personnel, financé les travaux (…) ». Ce seul motif suffit donc à justifier légalement la décision rendue car la cause du fait volontaire du concubin de financer les travaux se trouve dans sa volonté de satisfaire son propre intérêt.

A l’inverse, lorsque le concubin n’agit pas dans son propre intérêt mais dans celui du ménage, il n’y a pas, dans son fait volontaire, une cause légitime ce qui justifie d’admettre l’action de in rem verso.

C’est sur ce raisonnement que la Haute Juridiction a rejeté le pourvoi n° A 06-11.294 en estimant que les dépenses litigieuses « ne pouvaient être considérées comme une contrepartie des avantages dont [le concubin] avait profité pendant la période du concubinage, de sorte qu’il n’avait pas, sur ce point, agi dans une intention libérale », la Cour d’appel a ainsi « pu en déduire que l’enrichissement de [la concubine] et l’appauvrissement corrélatif [du concubin] étaient dépourvus de cause (…) ».

La différence entre les deux arrêts rendus tient à ce que l’un des couples vivait déjà avec les enfants dans le logement du ménage, alors que l’envie de l’autre de s’installer ensemble n’était encore qu’au stade du projet lorsque les travaux furent décidés. Cette différence ne paraît pas être suffisante à elle seule tant il est discutable de faire prévaloir sur la base de ce projet les intérêts personnels plutôt que celui du ménage.

En réalité, intérêt personnel et intérêt du ménage ne s’opposent qu’en théorie. Il est bien plus difficile en pratique de les distinguer tant ils paraissent s’imbriquer l’un de l’autre : en effet, si c’est l’intérêt du ménage qui est satisfait, à tout le moins l’intérêt personnel du concubin appauvri l’est également par ricochet. L’intérêt du ménage est composé des intérêts propres de chacun s’unissant en un intérêt commun et déjouant toute règle arithmétique en posant l’équation 1 (toi) + 1 (moi) = 1 (nous).

L’enjeu dans la mission du juge est donc de peser les intérêts en présence et de déterminer lequel d’entre celui du ménage ou du concubin a été le plus satisfait.

B/ Des critères faisant prévaloir l’intérêt personnel sur l’intérêt du ménage

1°) Le juge doit effectuer une balance des intérêts en présence et apprécier souverainement lequel des deux est le plus satisfait in concreto. Ce ne fut pas chose aisée dans les arrêts étudiés, et il ne fait nul doute que ce ne sera pas plus facile dans un avenir plus ou moins proche.

C’est surtout la part de subjectivité dans cette pesée qui rend la tâche ardue. Les avantages procurés au concubin, c’est-à-dire, au-delà de vivre sous le toit de l’autre sans paiement de loyer, vivre avec la personne qu’il aime (soit la volonté individuelle de chacun de vivre avec l’autre) et éventuellement vivre « en famille », sont des avantages avant tout moraux et qui ne peuvent pas être transcrits en valeur économique. Alors demander au juge d’évaluer si l’intérêt personnel prévaut sur l’intérêt du ménage réclame de pousser au-delà du premier degré l’analyse du comportement de l’appauvri.

Alors, certes les deux arrêts du 24 septembre 2008 permettent de dégager sur le plan théorique une méthode plutôt intéressante pour décider de la recevabilité ou non d’une action de in rem verso entre concubins, mais son application concrète va sûrement s’avérer sinusoïdale d’une décision à l’autre. Les deux arrêts ici étudiés illustrent déjà bien ce phénomène : à situations quasi-identiques, les solutions sont antinomiques car dans l’une l’intérêt personnel de l’appauvri a été mis en exergue, tandis que l’autre les juges ont estimé que les avantages procurés n’étaient pas satisfaisants pour prévaloir sur l’intérêt du ménage.

2°) Il apparaît plus que souhaitable de trouver des critères généraux permettant de rendre un peu moins perméable la frontière entre intérêt personnel et intérêt du ménage, et ainsi permettre au juge de distinguer plus facilement l’un de l’autre.

Il faudrait donc définir avant tout chose si la vie sous le même toit profite principalement à chacun personnellement ou au ménage dans son ensemble. La solution se trouve peut-être dans la prise en considération de l’existence ou non d’enfants issus du couple. L’intérêt du ménage sera la cause de l’appauvrissement en présence d’enfants. En leur absence, l’appauvrissement trouvera sa cause dans l’intérêt propre du concubin car chacun n’aura d’envie de vivre avec l’autre que par pur intérêt personnel.

3°) Reste une donnée intéressante, à coupler avec la notion de l’intérêt personnel, qui est énoncée par la Cour d’appel dans l’une des deux décisions (arrêt n°860 FS-PBI, pourvoi n° K 07-11.928) mais qui n’est pas reprise dans la solution de la Cour de Cassation pour rejeter le pourvoi. Il s’agit de l’aléa.

L’aléa est une piste qui mérite d’être explorée pour justifier le refus d’admettre l’action de in rem verso entre concubins. Car le concubinage aux termes de l’article 515-8 du Code civil n’est qu’une « union de fait, caractérisée par une vie commune présentant un caractère de stabilité et de continuité, entre deux personnes, de sexe différent ou de même sexe, qui vivent en couple ».

Ce critère de stabilité présente une volonté de ne tenir pour véritable concubinage que les unions durables et non pas également les unions momentanées qui n’intéressent en définitive que la vie privée des individus. Mais au-delà, la stabilité du concubinage présente un aléa que le mariage n’a que dans une moindre mesure : il est plus aisé de rompre entre concubins qu’entre époux, en cela le concubinage est moins stable que le mariage.

Cet aléa fondé sur la rupture de la relation pourrait constituer un critère d’appréciation dans la recevabilité de l’action de in rem verso. En effet, l’aléa chasserait la recevabilité de l’enrichissement sans cause dès lors que l’appauvri est réputé agir à ses risques et périls.

A l’instar de ce que la jurisprudence avait déjà décidé en droit commun de l’enrichissement sans cause , les juges de la Cour d’appel ont souhaité appliquer ce raisonnement en matière de concubinage pour décider en l’espèce que le concubin « devait assumer la part de risque inhérente à la précarité possible de sa relation avec la concubine, ce dont il ne pouvait méconnaître ».

Il faut tout de même relever ici que l’aléa dans le concubinage demeure un élément à apprécier dans les faits car tout concubinage, comme toute relation amoureuse en ce qu’elle peut déboucher sur une séparation, connaît un aléa mais son importance varie d’une histoire à l’autre. N’en demeure pas moins que ce facteur de risques pourrait motiver une décision de rejet de l’action de in rem verso, même dans le cas d’un appauvrissement objectivement dépourvu de cause.

Ainsi le recours à l’enrichissement sans cause continue de constituer une technique efficace pour rétablir un équilibre pécuniaire entre les concubins. Mais les critères de recevabilité de cette action méritent encore d’évoluer et de s’affirmer.

Mlle Valérie Villeneuve,

Master 2 Droit notarial Montpellier I,

Promotion 2008-2009