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Le respect des droits des créateurs d’œuvres de design par les architectes. Par Béatrice Cohen, Avocat.
Parution : mercredi 13 décembre 2023
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« La laideur se vend mal » comme l’a un jour affirmé Raymond Loewy, l’un des plus grands designers industriels et graphiste du XXe siècle. En effet, embellir un objet, le styliser, c’est faciliter son succès commercial. C’est notamment pour cette raison que les caractéristiques d’un objet d’art appliqué ne sont pas nécessairement toutes fonctionnelles. Le droit d’auteur peut alors intervenir pour accorder sa protection à ces œuvres sous certaines conditions.

Un arrêt récent de la cour d’appel de Paris, du 27 septembre 2023 apporte des précisions sur cette protection par le droit d’auteur des œuvres de design.

Arrêt 27 septembre 2023 Cour d’appel de Paris RG n° 21/12348

Dans cette affaire, Carlo Rampazzi, un architecte d’intérieur de renommée mondiale à la tête de la société Selvaggio, avait commandé au sculpteur-plasticien Philippe Cuny, spécialisé dans les luminaires, la création de plusieurs modèles d’une lampe « Lyre ». Elles étaient destinées à décorer l’Eden Roc Hotel en Suisse.

L’architecte a ensuite publié sur ses comptes Facebook et Instagram des photographies sur laquelle la lampe apparaissait, et ce, sans autorisation et sans mention du nom de son créateur.
Philippe Cuny a donc assigné l’architecte devant le tribunal judiciaire de Paris, réclamant une indemnisation au titre de la contrefaçon de ses droits d’auteur sur sa lampe.

En première instance, le tribunal a fait droit à ses demandes et a reconnu l’atteinte à son droit moral. L’architecte a donc interjeté appel devant la cour d’appel de Paris mais dans cette décision commentée, la cour a confirmé la décision des premiers juges.

La cour a dû se prononcer en l’espèce sur l’originalité de la lampe créé par le designer (I), puis sur la contrefaçon, écartant l’application de la théorie de l’accessoire soulevée par l’appelant(II).

I. L’appréciation de l’originalité de la lampe, œuvre d’art appliqué et œuvre de l’esprit.

1.1. La protection par le droit d’auteur des objets du design.

En vertu de l’article L111-1 du Code de la propriété intellectuelle :

« L’auteur d’une oeuvre de l’esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous ».

L’article L112-1 du même code, sur lequel se fonde également la cour, précise que le genre, la forme d’expression de l’oeuvre, son mérite ou sa destination sont indifférents. A ce titre et à la seule condition qu’elles soient originales, les œuvres d’art appliqué bénéficient de la protection du droit d’auteur. Cela a été explicitement consacré dans le code de la propriété intellectuelle à l’article L112-2 10°.
L’originalité, distincte de la nouveauté , est la manifestation des capacités créatrices de l’auteur, qui effectue des « choix libres et créatifs ».
Il s’agit d’un parti pris esthétique de l’auteur, reflétant l’empreinte de la personnalité de l’auteur.

La nature fonctionnelle des objets relevant du design ne fait pas nécessairement obstacle à cette originalité. La protection du droit d’auteur ne sera refusée que si la forme est exclusivement dictée par sa fonction. En effet, la personnalité ne peut s’exprimer dans le respect de simples impératifs techniques.
Et à l’inverse, « une forme n’est pas nécessairement moins artistique parce que son auteur a été soumis à certaines contraintes techniques ou parce que l’objet auquel elle est appliquée a une fonction utilitaire ».

S’agissant des arts appliqués, le seul critère reste donc l’originalité de l’œuvre. Cela a été rappelé par l’arrêt « Cofemel » du 12 septembre 2019.
Et la cour de justice de l’Union européenne a ajouté que « l’effet esthétique » d’un objet n’était pas un élément à prendre en compte.
Cette notion, qui repose sur « une sensation intrinsèquement subjective de beauté ressentie par chacun » et est trop subjective.

L’auteur d’une œuvre de design doit ainsi avoir le souci « de donner à l’oeuvre une valeur nouvelle, dans le domaine de l’agrément, séparable du caractère fonctionnel de l’objet en cause » ; il doit dépasser les nécessités fonctionnelles des œuvres d’art appliqué. Le degré d’originalité est donc en quelque sorte « renforcé » pour ces œuvres-là.

« L’aspect esthétique propre et original reflétant l’empreinte de la personnalité » d’un auteur peut résulter, pour une lampe, de ses proportions, de ses formes, de sa composition et de la combinaison d’éléments particuliers.

Les juges doivent aussi prendre en compte « l’ensemble des caractéristiques dont la combinaison (est) revendiquée comme fondant l’originalité de l’œuvre.
L’originalité peut en outre résulter d’ « éléments inhabituels et caractéristiques
 », tels que le choix des matériaux, leur combinaison et la forme de l’objet qui n’est pas uniquement fonctionnelle.

1.2. Une véritable explicitation de la « démarche de création » du sculpteur- designer.

Dans l’arrêt du 27 septembre 2023, les juges appliquent ces divers éléments et concluent à l’originalité des deux lampes créées par Philippe Cuny. En l’espèce, le créateur a défini de façon circonstanciée sa démarche de création et caractérisé les choix auxquels il a procédé pour créer ses œuvres.

L’originalité de son œuvre résulte de sa structure arrondie en forme de harpe ; elle a été « fabriquée en plâtre puis laquée et peinte dans différentes couleurs selon le modèle » ; et les abat-jours qui ont été utilisés sont « de forme et de matériaux traditionnels ».
Philippe Cuny a véritablement pensé la forme de ses lampes, qui peuvent à la fois évoquer, par leur forme, une amphore, une algue, un poisson, des jambes et leur allure aérienne incarne « mouvement et sérénité ».

La représentation de ces objets de design est donc originale en raison de la forme choisie, des matériaux utilisés et des abat-jours spécifiques employés. Les juges notent aussi le lien spécifique entre ces lampes et la bande-dessinée car plusieurs artistes ont intégré ces modèles dans leurs dessins.

Le sculpteur-designer a donc réussi à concilier les contraintes techniques propres à la réalisation d’une lampe, avec une « représentation toute personnelle de l’instrument de musique donnant à l’ensemble des courbes sensuelles et généreuses ». Les lampes originales peuvent ainsi être qualifiées d’œuvres de l’esprit et protégées par le droit d’auteur de la contrefaçon.

II. L’admission de la contrefaçon à l’égard de la lampe.

2. 1. L’inapplication de la théorie de l’accessoire.

L’architecte Carlo Rampazzi a exploité les œuvres de Philippe Cuny sans son autorisation et sans mentionner son nom dans deux photographies litigieuses postées sur ses réseaux sociaux, photographies qui représentaient les deux modèles de lampe. Il a ainsi porté atteinte au droit d’exploitation du sculpteur-designer en vertu de l’article L122-4 du Code de la propriété intellectuelle qui prévoit que « Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite », mais aussi à son droit de paternité. Et c’est sur ce dernier point que Philippe Cuny a assigné Carlo Rampazzi.

Pour échapper à une condamnation en contrefaçon, l’architecte a invoqué la théorie de l’accessoire.
Cette limitation au droit de reproduction et de communication au public trouve son fondement dans une directive européenne du 22 mai 2001.
La directive parle d’« inclusion forfuite », mais cela désigne la « théorie de l’accessoire » ou de « l’arrière-plan » consacrée en jurisprudence.
Cette exception est apparue suite au refus de la Cour de cassation d’appliquer l’exception de citation aux œuvres d’art graphiques et plastiques. Il s’agit de l’inclusion fortuite d’une œuvre dans un autre produit.

L’œuvre doit en premier lieu être présentée en arrière-plan, ne pas être le sujet principal. Il doit s’agir d’un « simple élément parmi d’autres », d’une « présentation de l’œuvre accessoire au sujet traité ».

De plus, l’exploitation de l’œuvre doit être involontaire. La jurisprudence est constante sur ce point.
La Cour de cassation a par exemple jugé, à propos d’un documentaire faisant apparaitre des chaises créées par un architecte, que : « si les apparitions des chaises étaient rapides, leur présence dans le film était délibérée et répétée, excluant qu’elles puissent être considérées comme simplement accessoires… »

La cour constate ici que les lampes étaient véritablement mises en scène. Sur la première photographie, la lampe figurait au premier plan, l’’architecte avait glissé ses bras entre les bras de la lampe et l’abat-jour était placé au niveau de son visage pour l’éclairer.
Sur la deuxième photographie, la lampe était au second plan, au milieu de multiples objets.
Néanmoins, elle était « très visible dans toutes ses caractéristiques et mise en évidence » : elle apparaissait « comme la principale source de lumière de la mise en scène, sa couleur claire tranchant en outre nettement avec le reste du décor globalement sombre, et comme faisant écho à la lumière éclairant le visage de (Carlo Rampazzi) qui est placé à la même hauteur ».

La cour en a conclu que la représentation des œuvres était délibérée. Et il importe peu, comme le prétend l’appelant, que les lampes aient été modifiées et qu’elles ne soient « ni l’objet, ni l’objectif de la communication ». Ainsi, la théorie de l’accessoire – qui est par ailleurs d’interprétation stricte - ne pouvait valablement être invoquée.

2. 2. La reconnaissance de l’atteinte au droit moral renforcée.

L’article L121-1 du Code de la propriété intellectuelle consacre le droit à la paternité de l’œuvre.
Il s’agit d’un des attributs du droit moral, en vertu duquel « L’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre ». Conformément à l’article L121-2 du même code, l’auteur seul a également le droit de décider de divulguer son œuvre et d’en choisir les modalités.

L’architecte Carlo Rampazzi ayant publié deux photographies des lampes sur ses réseaux sociaux, sans avoir l’autorisation de Philippe Cuny et sans mentionner son nom, a donc porté atteinte à son droit moral. Il importait peu de savoir que les lampes ont été modifiées et que l’architecte et le sculpteur étaient très connus dans leurs domaines.

En outre, l’atteinte est qualifiée de « renforcée » en raison de la confusion sur la qualité d’auteur. En effet, la mise en scène pouvait laisser penser que l’architecte qui s’était mis en scène sur les photographies était l’auteur des lampes. L’architecte Carlo Rampazzi a ainsi été condamné à 25 000 € de dommages et intérêts pour atteinte au droit moral du sculpteur designer Philippe Cuny.

Ce montant forfaitaire a été fixé conformément à l’article L331-1-3 du Code de la propriété intellectuelle : la durée de présence des photographies sur les réseaux sociaux de l’architecte était d’un an pour la première et de deux ans pour la seconde. Quand bien même l’audience était « relativement limitée » et les photographies ont été retirées juste après l’envoi de la mise en demeure, la cour constate que ces agissements étaient délibérés, justifiant ainsi le montant alloué.

Dans cette affaire, la cour rappelle que les œuvres du design sont protégées par le droit d’auteur si leur originalité est caractérisée.
Elle renouvelle également la position constante de la jurisprudence sur la théorie de l’accessoire et s’inscrit dans la ligne droite d’un autre arrêt de la cour d’appel de Paris du 13 novembre 2003 qui insistait lui aussi sur la condition d’exploitation involontaire de l’œuvre pour l’application de la théorie de l’accessoire : « ces apparitions successives étant délibérées (excluaient) ainsi qu’elles puissent être tenues comme simplement accessoires par rapport au sujet traité ».

Il est vivement recommandé aux architectes qui prennent des photographies de leurs projets de veiller au respect des droits des autres créateurs.

Béatrice Cohen, Avocat Barreau de Paris www.bbcavocats.com