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Le cinquième accord toltèque pour l’avocat.
Parution : mercredi 3 janvier 2024
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J’avais déjà exposé les quatre premiers accords toltèques dans une précédente parution, que je vous invite à la lire avant de consulter l’article qui suit, pour mieux situer ce que sont les accords toltèques, et leur finalité.

J’en viens directement au vif du sujet…

Avocat, apprenez à écouter, mais soyez sceptiques, tel est le cinquième accord.

L’écoute est la base de toute communication humaine.

La notion d’”écoute” dans l’approche de Don Miguel Ruiz recouvre aussi la notion plus large d’information et de transmission de savoir…

On doit être à l’écoute, dans la réceptivité, mais exercer le doute sur les informations qui nous parviennent, quelle que soit leur source.

Et pour cause, nul ne voit les choses de façon objective, la vérité n’existe pas en soi.
Une même chose peut être perçue de façon radicalement différente par deux personnes différentes.

Le conflit israelo palestinien par exemple sera perçu différemment selon que l’on est Juif vivant en Israel ou Palestinien vivant à Gaza.

Les problèmes économiques, leurs causes et leurs effets seront perçus différemment, selon que l’on notre parti pris politique.

La virginité est une vertu pour un intégriste religieux, mais elle est une tare pour un libertin acharné.

Dieu est une certitude pour certains, une illusion pour d’autres.

Nous pourrions multiplier à l’infini les exemples…

Chacun de nous considère sa vision comme objective. Il pense voir le monde tel qu’il est.

Mais nous le voyons à travers notre histoire personnelle, nos conditionnements, nos perceptions, nos paradigmes et la lunette que nous fournit notre vécu.

L’individu est le produit de son éducation, de ses préjugés et présupposés, des expériences qu’il a eu dans sa vie.

Il croit que le monde est tel qu’il l’a intellectualisé, conceptualisé, selon ses cadres de référence. Il imagine que seul son modèle est le bon, qu’il en est de même de toutes les épreuves de la vie. Ce qu’il ressent lui paraît juste et légitime.

Chacun de nous considère sa vision comme objective, mais se trompe.

Nous ne voyons pas le monde tel qu’il est. Nous le voyons tel que nous sommes.

Dans ce contexte, “être à l’écoute”, c’est visualiser le monde tel que l’autre se le représente, pour mieux comprendre son interlocuteur.

Exercer le pouvoir du doute, être sceptique, c’est avoir la capacité de ne pas venir dans la réalité de l’autre, dans ses schémas mentaux, dans ses dogmes, et garder une entière liberté.

Si nous posons pour principe de ne pas croire ce que les autres disent, cela va également nous libérer de l’emprise que leurs jugements ont sur nous.

A cet égard, le cinquième accord s’articule avec le troisième : quoi qu’il en soit, n’en fait pas une affaire personnelle…

Le pouvoir du doute à son stade ultime, doit s’exercer envers nous-même, nos croyances et conditionnements.

Nos croyances créent notre réalité, et si nous voulons transformer notre réalité nous devons changer nos croyances.

Douter va induire une distance entre nous et ce que nous vivons, nos propres croyances, notre dialogue interne… Tout ce qui constitue et génère notre réalité.

Si nous doutons de ce que nous nous racontons, de ce que nous avons appris, nous allons petit à petit nous libérer des croyances qui nous limitent, des jugements envers nous-mêmes, des jugements envers les autres.

Et accéder à la liberté intérieure.

Ce cinquième accord, à l’instar des quatre précédents, est riche d’enseignement pour notre pratique professionnelle dans la relation que nous avons avec le client.

La pratique du cinquième accord toltèque amène à écouter le client qui vient vous voir.

Il est important de le laisser s’exprimer, d’adopter une écoute active à son égard.

Le client s’exprime selon les filtres de sa propre perception des choses, même s’ il est de bonne foi ; c’est son sentiment particulier de justice, ou d’injustice qu’il exprimera.

Nous devons nous adapter à toutes les situations, à tous les interlocuteurs tout en leur faisant comprendre à un moment donné, que la justice n’a pas forcément les mêmes points de vue.

A cet égard, notre métier consiste à défendre un point de vue, une thèse, celle de notre client, face à celle de l’adversaire.

Dans un litige quel qu’il soit, le client s’estime très souvent “victime”.

Victime de son employeur dans un dossier de droit prud’homal, victime de son époux dans un dossier de divorce ; d’une concurrence déloyale dans un dossier commercial, ou d’un cocontractant indélicat… Victime d’un bailleur négligent quand il est locataire, victime d’un mauvais locataire quand il est propriétaire.

Même le prévenu dans un dossier pénal se présente souvent comme victime, estimant que le sort a joué contre lui, que la “vraie” victime a sa part de responsabilité, ou encore qu’il n’a rien fait.

Chaque client a sa petite histoire, sa version des choses, en laquelle il croit dur comme fer, mais qui correspond à sa vision de la réalité.

A mes débuts dans la profession, je prenais souvent “fait et cause” pour mon mandant, j’épousais totalement son point de vue, pour le défendre contre vents et marées. Parfois je “torturais “ le droit, le déformais, pour le faire cadrer avec sa version des choses.

Je le faisais lorsque j’étais convaincu de ce qu’il me disait et je l’étais souvent… Par empathie ou/ et naiveté…

Les résultats que j’obtenais en agissant de la sorte étaient souvent médiocres.

Les contradictions que m’opposaient l’avocat adverse ou le magistrat, fissuraient mes certitudes et mes arguments tombaient d’eux-même.

Je savais écouter, mais je n’étais pas assez sceptique. Je ne doutais pas assez.

La “mécanique” du client qui vous expose son problème est la plupart du temps la suivante :

Il vous expose son histoire : “blablabla , blablabla”… Pour vous dire, d’une façon ou d’une autre, dans la finalité : “je suis victime” et en déduire : “le droit est forcément de mon côté, je dois gagner l’affaire”.

Le client est en effet toujours sûr de “son bon droit”.

Cette présentation des choses est quelque peu caricaturale, mais, peu ou prou, nous sommes souvent dans ce schéma…

Face à la “mécanique du client”, ci-avant décrite, le doute du professionnel doit s’exercer à plusieurs niveaux :

Les doutes, qui seront autant d’outils d’analyse du problème, doivent bien entendus être partagés avec notre mandant pour qu’il ressorte avec une vision claire des choses et des données juridiques en présence.

Le stade ultime du doute sera, ensuite, pour le professionnel, de s’abstenir de toute certitude, quant à son analyse finale.

Reprenons les points évoqués.

Exercer le doute sur ce que rapporte le client et sur sa perception des choses : On ne doit jamais prendre pour “argent comptant” ce que nous indique le client.

Parfois cela relève de l’évidence. Nous avons tous entendu des clients, en pénal notamment, nous raconter des “fables” pour nous persuader qu’ils sont innocents alors que tout les accable.

Un tel est pris en flagrant délit de vol à la roulotte, reconnu par des agents de police, ses empreintes sont sur le véhicule et un de ses complices le dénonce… Il dira que ce n’est pas lui, en nous racontant des histoires à dormir debout.

Il est de notre responsabilité de lui dire que le tribunal n’avale pas les couleuvres, et que la défense la plus efficace sera la plus sincère. Qu’à défaut la peine s’en trouvera aggravée.

Souvent nous sommes dans des cas plus nuancés ; le client, sans nous mentir, nous présentera les choses de façon édulcorée, ou omettra des pans entiers du problème qu’il relate.

Un artisan qui souhaite être réglé de sa prestation par exemple, vous dira que le travail a été fait dans les règles de l’art, mais il omettra de préciser qu’il a un retard considérable sur les travaux réalisés.

Un locataire vous dira qu’il ne comprend pas une demande de résiliation de bail, du fait qu’il paie régulièrement les loyers, mais il omettra de relater les faits de tapages nocturnes qui ont “remonté" le propriétaire contre lui, ou il les minimisera.

Nous devons donc toujours rester “sur la réserve” quant aux déclarations de nos mandants.

Ce sont précisément ces réserves qui vont assurer une défense de qualité.

A cet égard, une bonne façon d’exercer le doute, est de prendre en consultation la position de la partie adverse, comme si vous étiez l’avocat adverse.

Sur cette idée, un dialogue avocat/ client peut s’établir comme suit :

L’avocat : “Monsieur, vous prétendez… (ceci, cela, etc …). Or, on vous oppose, ou on pourrait vous opposer, (ceci, cela, etc ..)... Comment vous défendez vous sur ces points ?

Le client : “Eh bien voici mes explications : etc.

L’avocat : “Votre première explication tient, en effet .. Votre deuxième ne tient pas parce que (etc, etc ..). Si donc on vous opposait cet argument, que diriez vous ?

Le client : “Je répondrais que, etc.

L’avocat : “Oui mais, les failles de votre réponse sont les suivantes, etc.

J’ai pu constater, à maintes reprises, lorsque j’’éprouvais” le client de cette façon, qu’il finissait par me regarder “bizarrement”, et de façon contrariée,

Je me suis même entendu dire parfois :

Vous croyez que je ments ?
Vous êtes pour qui ? Pour moi ou pour l’adversaire ?

Il faudra alors faire comprendre à notre interlocuteur que l’exercice du doute et de la contradiction, aura pour objet d’éprouver ses arguments, pour ajuster et renforcer ceux-ci.

Que sa bonne foi n’est pas mise en cause.

Nous pouvons placer des formules du type : “Je vous crois, vous êtes sincère. Mais vous aurez une contradiction et ce n’est pas moi qu’il faut convaincre ça sera le magistrat... et voilà comment il raisonne…

Ce n’est pas le fait de plaider avec conviction qui emportera une décision favorable du magistrat, c’est le fait de plaider avec des arguments juridiques convaincants.

On peut plaider avec conviction des inepties, et on peut plaider sans conviction des vérités qui s’imposent avec la force de l’évidence.

C’est la force du raisonnement qui l’emporte, sur la forme rhétorique.

Dit autrement, la forme compte moins que le fond.

Vient alors, dans l’entretien avec le client, la phase importante de recadrage des explications de la pédagogie et du cadre juridique.

Le raisonnement juridique n’est souvent pas du même niveau que le sens commun.

Plus précisément je dirais qu’il n’est pas du même degré car la notion de niveau implique en effet une hiérarchie dans la qualité de réflexion.

Dans l’absolu le raisonnement du client n’est pas moins bon que le raisonnement juridique il est juste, de son point de vue.

Mais nous devons lui faire comprendre qu’ au tribunal c’est le droit qui s’imposera et que si son point de vue est erroné juridiquement, il ne pourra pas prospérer.

Voici quelques exemples concrets :

Exemple n°1 : Un locataire ne paie plus ses loyers depuis des mois car le propriétaire ne répare pas la toiture et cela cause des infiltrations d’eau. Le propriétaire saisit la juridiction compétente et demande la résiliation du bail. Le locataire trouve inadmissible de risquer une résiliation de bail alors qu’il n’a pas réglé les loyers du fait que les travaux ne sont pas faits.

Ce raisonnement est équitable. Mais la loi ne le valide pas. Le locataire doit régler et obtenir du tribunal une autorisation de verser les loyers sur un compte séquestre tant que les travaux ne sont pas faits et / ou demander des dommages et intérêts en parallèle ; ou encore une condamnation sous astreinte à faire exécuter les travaux.

Exemple n° 2 : Une personne victime de harcèlement de la part de son employeur trouvera injuste de ne pas pouvoir faire prononcer la rupture du contrat de travail aux torts de ce dernier si elle n’apporte pas la preuve du harcèlement .

Pourtant la loi est ainsi, la charge de la preuve incombe au demandeur, c’est sur ce principe qu’est fondé tout le droit.

Exemple n°3 : Une personne divorce. Elle est condamnée à verser une prestation compensatoire d’un montant de 70 000 euros à son conjoint du fait qu’ils sont mariés depuis 25 ans et qu’il y a un écart de revenu moyen mensuel de 2 000 Euros entre eux. Le conjoint bénéficiaire de la prestation compensatoire n’a jamais travaillé et a en plus commis des adultères.

Cette situation paraît injuste pour le débiteur de la prestation compensatoire qui estimera qu’il n’a pas à verser un centime s’ il a été trompé durant des années par son époux(se) qui a passé un quart de siècle dans l’oisiveté complète.

Pourtant la loi est ainsi, la faute n’a pas d’incidence sur la prestation compensatoire.

Nous pourrions bien entendu multiplier les exemples sur un livre entier.

C’est toute la problématique de la loi et de l’équité.

Ce qui est légal peut être inéquitable, et injuste, tout est question de point de vue. Et tout point de vue dépend de celui qui voit.

Il n’y a donc pas forcément de concordance, pour reprendre ce qui précède, entre l’histoire raconte par le client, et le résultat juridique qu’il en escompte.

Rappelons que le stade ultime du doute sera pour le professionnel, de s’abstenir de toute certitude, quant à son analyse finale et à ses conséquences.

Nous ne devons jamais considérer avec certitude que nous avons “raison” sur le plan juridique. Il se peut que quelque chose nous ait échappé.

La certitude se retournerait contre nous et figerait un argumentaire erroné.

Par ailleurs, notre analyse peut être juste juridiquement, mais le magistrat peut faire erreur et nous donner tort.

Nous pouvons croire au contraire croire que notre analyse est juste, et nous faire “retoquer” par le tribunal qui aura vu la faille de notre raisonnement juridique.

Nous pouvons être juridiquement dans l’erreur et le magistrat l’être aussi .. Et avoir gain de cause.

Tout est possible, le droit est une affaire de probabilité, pas de certitude.

C’est d’ailleurs ce qui justifie aussi notre obligation de moyen et non de résultat.

Je terminerai, pour “boucler la boucle”, par le seul conseil qui s’impose à nous, chers Confrères et Consoeurs…

Apprenez à écouter, mais soyez sceptiques.

Daniel Massrouf, Avocat, Barreau de Lyon [->danielmassrouf@gmail.com]