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Nouveau préjudice indemnisable en responsabilité médicale. Par François Béroujon, Magistrat détaché.
Parution : lundi 8 janvier 2024
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Le Conseil d’Etat a reconnu un nouveau type de préjudice indemnisable en responsabilité médicale. Cette avancée vient renforcer le rôle des avis rendus par les Commissions de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales.

Alors que dans les contentieux indemnitaires, la jurisprudence administrative fait parfois l’objet de réserves dans la doctrine pour son caractère prudent et soucieux de préserver les finances publiques, le Conseil d’Etat a rendu un arrêt important [1] qui reconnaît un nouveau préjudice moral indemnisable par les établissements de santé (plus exactement leurs assureurs). L’affaire n’est pas anodine quand on se rappelle la réticence historique de la Haute juridiction administrative à indemniser le « prix des larmes », qui attendit 1961 [2] pour rejoindre la jurisprudence judiciaire [3]. La décision va dans le sens du mouvement en faveur du règlement amiable des différends, et pourrait peut-être s’étendre à d’autres contentieux que celui de la responsabilité médicale.

1. Un nouveau préjudice indemnisable pour les victimes.

A l’origine de l’affaire se trouve le décès d’un père de famille à l’hôpital (anoxie cérébrale) à propos duquel les juges du fond ont considéré que la prise en charge hospitalière avait été fautive, faisant perdre 30% de chance de survie au défunt.

Les conditions d’engagement de la responsabilité n’étaient pas discutées devant le juge de cassation, seuls 5 postes de préjudice l’étaient. La Haute juridiction administrative règle les quatre premiers de manière classique : indemnisation du préjudice des frais de soutien psychologique de l’enfant mineur, non contesté en son principe et suffisamment caractérisé en son montant par la production d’un certificat médical les évaluant à 120 euros mensuels [4], indemnisation de la perte de perception des dividendes du défunt qui ne doit pas être écartée au motif qu’elle ne serait pas certaine alors qu’elle est suffisamment probable, dénaturation du montant des pensions d’orphelin perçues et évaluées par la Cour à 37 621,80 euros alors que les enfants ont en réalité perçu 1 767,60 euros chacun, enfin, absence d’indemnisation des frais de succession qui constituent une imposition [5].

C’est le cinquième poste de préjudice qui est nouveau et dont le traitement par le Conseil d’Etat est remarquable. Il est « constitué par le fait, pour la victime ou ses ayants droit, de s’être vu proposer une offre d’indemnisation manifestement insuffisante au regard du dommage subi et d’avoir dû engager une action contentieuse pour en obtenir la réparation intégrale en lieu et place de bénéficier des avantages d’une procédure de règlement amiable ». Il s’agit d’un nouveau préjudice moral consacré par la jurisprudence administrative.

Ce nouveau préjudice n’est pas sans fondement textuel. L’article L1142-14 du Code de la santé publique prévoit en effet qu’en matière de responsabilité médicale, lorsque la commission régionale de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (CCI) est saisie et rend un avis en faveur d’une indemnisation de la victime, l’assureur qui garantit la responsabilité civile de la personne considérée responsable doit adresser à la victime ou à ses ayants droit une offre d’indemnisation visant à la réparation intégrale des préjudices subis dans la limite des plafonds de garantie des contrats d’assurance. Si le juge, saisi par la victime qui refuse l’offre de l’assureur, estime que cette offre était manifestement insuffisante, il condamne l’assureur à verser à l’office une somme qui peut atteindre 15% de l’indemnité qu’il alloue, sans préjudice des dommages et intérêts dus de ce fait à la victime. Le même mécanisme existe s’agissant non pas d’une offre insuffisante, mais d’une absence d’offre par l’assureur [6], et s’inspire de la loi « Badinter » du 5 juillet 1985, s’agissant de la pénalité à verser par l’assureur au fonds de garantie des assurances obligatoires de dommages.

La Cour administrative d’appel avait considéré que le préjudice moral né de l’obligation faite à la victime de s’engager dans la voie contentieuse pour obtenir la juste indemnisation de ses préjudices, était déjà réparé par l’indemnisation des préjudices moraux d’accompagnement et d’affection des proches. On rencontre parfois une certaine confusion dans l’indemnisation des préjudices moraux qui, sous la bannière du « préjudice moral », désignent dans certains jugements une catégorie qui réunit au singulier, une pluralité de préjudices distincts, dont la massification peut conduire à une minoration du montant d’indemnisation.

En l’espèce, le Conseil d’Etat censure la cour pour avoir considéré que le préjudice lié au caractère insuffisant de l’offre d’indemnisation était déjà indemnisé sous l’angle du préjudice d’accompagnement et du préjudice d’affection. Ainsi que l’indique le Rapporteur public dans ses conclusions sur l’arrêt, et la formule est reprise dans l’arrêt, il s’agit d’un préjudice distinct auquel le législateur a ouvert la voie en distinguant, parmi les dommages et intérêts dus à la victime, le préjudice causé « de ce fait », comprendre « du fait du caractère insuffisant de l’offre de l’assureur ».

Le Rapporteur public présente deux éléments, parmi d’autres, de ce préjudice spécial : « la déception de ne pas pouvoir effectivement profiter de la procédure d’indemnisation accélérée prévue par la loi, ou encore les troubles dans les conditions d’existence en lien avec la nécessité d’engager une action contentieuse, en lieu et place de la procédure accélérée normalement ouverte ». On aurait encore pu ajouter la frustration, l’abattement ou la colère de se voir niée la qualité de victime et le principe de la responsabilité de l’établissement de santé ou du médecin, pourtant reconnus par un collège réunissant un magistrat, des médecins, des représentants des usagers, des directeurs d’établissements de santé, des assureurs et de la solidarité nationale, au terme d’une expertise contradictoire [7].

Le soin des expressions choisies par le Rapporteur public mérite l’attention. Celui-ci désigne la procédure de règlement amiable devant les CCI comme une « procédure d’indemnisation prévue par la loi » et une « procédure accélérée normalement ouverte ». Soit une affirmation forte du rôle des CCI dans la procédure de règlement amiable des différends de responsabilité médicale.

2. Le renforcement de la procédure CCI.

L’une des surprises du succès de la procédure « CCI » vient de ce que les avis de celles-ci, non obligatoires, bénéficient d’un taux d’exécution exceptionnel. Dans son rapport d’activité pour 2022, l’ONIAM indique avoir suivi 95% des avis proposant l’indemnisation d’une victime par la solidarité nationale, pour un montant moyen d’indemnisation de 146 981 euros. Les assureurs affichent un taux comparable d’exécution (deux grands groupes d’assurance ont indiqué dans le cadre d’une précédente étude des taux d’exécution de, respectivement, 85% et 95%, cf. Droit et science en conciliation : symphonie ou cacophonie ?). Et dans les hypothèses dans lesquelles les assureurs ont refusé de suivre l’avis, l’ONIAM a accepté de se substituer aux assureurs dans 84,3% des demandes qui lui ont été adressées par une victime.

La création d’un préjudice autonome né du seul fait d’une offre insuffisante, qui s’étend évidemment à l’absence d’offre [8], renforce très sensiblement le poids des avis rendus par les CCI et se trouve en parfait accord avec la volonté de déjudiciariser les contentieux susceptibles d’être efficacement réglés par la voie amiable, spécialement lorsque celle-ci présente les garanties d’une expertise contradictoire et d’une instruction confiée à une instance présidée par un magistrat. D’où le caractère approprié de l’expression utilisée par le Rapporteur public devant le Conseil d’Etat de « procédure d’indemnisation prévue par la loi » et même de « procédure accélérée normalement ouverte ». L’adverbe « normalement » donne corps à l’idée selon laquelle en principe, la voie à emprunter pour obtenir l’indemnisation d’un accident médical est celle de la CCI. L’adjectif « accéléré » rappelle opportunément qu’une procédure d’indemnisation devant la CCI est réglée, en moyenne, en 10 mois [9].

Ainsi, même si l’importance des taux d’exécution des avis des CCI par les assureurs et par l’ONIAM n’appelait aucune mesure incitative, il s’agit d’un encouragement supplémentaire à destination des assureurs ou de l’ONIAM. L’absence de proposition d’offre d’indemnisation, ou une proposition insuffisante, est susceptible de générer un préjudice autonome indemnisable, qui n’est d’ailleurs pas soumis au coefficient de perte de chance qui vient diminuer l’indemnisation des autres chefs de préjudice. En effet, si les préjudices en lien direct avec la prise en charge médicale sont indemnisés sur la base du coefficient de perte de chance retenu pour apprécier le lien de causalité, le préjudice causé par le caractère insuffisant de l’offre doit, lui, être intégralement réparé et n’est pas diminué par le coefficient de perte de chance.

Ce renforcement de la légitimité des avis rendus par les CCI vient saluer l’effort de ces commissions qui ont rendu, en 2022, 5 003 avis, dont 4 656 clôturant la demande initiale (la plupart des autres étant des avis ordonnant une contre-expertise). Parmi ceux-ci, 1 214 ont constaté l’irrecevabilité de la demande pour absence d’atteinte du seuil de gravité de l’accident permettant de retenir la compétence de la commission [10]. Sur les 3 442 avis rendus au fond, 1 748 d’entre eux ont été des avis d’indemnisation (51% des avis rendus au fond, 38% sur la totalité des avis rendus), 1 694 d’entre eux ont été des avis de rejet (49% des avis au fond).

On peut enfin remarquer que cette incitation par le Conseil d’Etat au règlement amiable des conflits par la création d’un poste de préjudice spécial semble excéder le cadre des procédures CCI. En effet, la Haute juridiction administrative traite du préjudice « d’avoir dû engager une action contentieuse pour en obtenir la réparation intégrale en lieu et place de bénéficier des avantages d’une procédure de règlement amiable », formule qui traite de la procédure amiable en génér

François Béroujon, Président des Commissions de conciliation et d'indemnisation des victimes d'accidents médicaux de Rhône-Alpes, Auvergne et Bourgogne

[1CE, 21 mars 2023, n° 452939.

[2CE Ass. 24 novembre 1961, n° 48841.

[3Dès 1685, un arrêt du Parlement de Paris avait accordé une compensation pour la perte d’un être cher, cf. V Palmer, Dommages moraux : l’éveil français au 19ème siècle, RIDC 2015, 67-1, 7.

[4Rappr. CE, 8 novembre 2010, n° 331429 ; 15 décembre 2010, n°330867.

[5CE, 15 février 1989, n° 56681 ; Civ. 2ème, 8 novembre 1995, Bull. Civ. II, n° 273.

[6Article L1142-15 du code.

[7Article L1142-12 du Code de la santé publique.

[8e mécanisme de l’article L1142-15 du Code de la santé publique est « analogue » à celui de l’article L1142-14 du code pour reprendre le terme utilisé par le Rapporteur public devant le Conseil d’Etat.

[9ONIAM, Rapport d’activité pour 2002.

[10Article L1142-8 du Code de la santé publique.