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Comment se préparer aujourd’hui à être le juriste de demain.
Parution : lundi 29 janvier 2024
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Se demander en 2024 comment fabriquer aujourd’hui le juriste de demain peut attirer des commentaires un brin cynique, du type : "lui apprendre à se servir de l’IA"...
Alors oui : l’IA et les "techs" en règle générale vont sans nul doute devenir ses meilleures alliées. Et ce n’est pas le panel de répondants que le Village de la Justice a sollicité ici qui vous dira le contraire. Mais Léa Fleury, Yannick Meneceur, Betty Huberman et Quentin Ramaget, nous expliquent en quoi cela ne suffira pas, et quels sont selon eux "les trucs en plus" qu’il faudra avoir... ou acquérir.

Selon la Co-founder & CEO d’une legaltech [1], Léa Fleury [2].

La pratique juridique va très prochainement se métamorphoser puisqu’elle n’échappera pas aux incidences de l’Intelligence Artificielle. Le « juriste de demain » ne devra donc pas seulement se tenir à jour des dernières dispositions de la profession, il devra procéder à une refonte complète de son exercice du droit.

Léa Fleury

Dialoguer avec les ingénieurs en IA.

La compréhension des fondamentaux de l’IA et son impact sur la pratique juridique me paraît désormais incontournable. Les juristes devraient apprendre les bases techniques de l’IA et notamment comprendre comment elle pourra transformer leur pratique en automatisant certaines tâches et en facilitant l’analyse de données. Cette connaissance du fonctionnement de l’IA et de son mode d’entraînement leur permettra de maîtriser les implications juridiques de cette dernière, notamment en matière de responsabilité et de confidentialité des données. Si nous tentons d’aller plus loin dans le raisonnement, le dialogue interdisciplinaire entre juristes et ingénieurs en IA pourrait même être crucial pour façonner le paysage juridique moderne puisque cette collaboration permettrait d’assurer une intégration éthique et efficace de l’intelligence artificielle dans l’exercice du droit.

Être un expert, un homme d’affaires et un créateur.

D’autre part, ces nouvelles technologies permettront aux juristes de gagner un temps considérable. Ils ne seront alors plus cantonnés à l’aspect strictement juridique de leur activité mais pourront dès lors se concentrer sur d’autres pans de leur activité. Le juriste devra donc, à mon sens, développer des compétences extras-juridiques et avoir une approche plus intégrée et complète de son exercice professionnel : l’esprit critique, la créativité, la prise de décisions et les relations interpersonnelles prendront alors une importance accrue pour offrir une valeur ajoutée que l’intelligence artificielle ne pourra pas reproduire. Le juriste de demain ne sera plus seulement un juriste, il sera simultanément un expert, un homme d’affaires et un créateur. Il devra donc développer ses soft skills et rester curieux sur l’ensemble des outils technologiques qui pourront venir faire rayonner sa pratique.

Se spécialiser dans les domaines émergents.

Cette double compétence, technique et juridique, leur permettra même à terme de se spécialiser dans des domaines juridiques de « niche » ou émergents. Des spécialisations telles que le droit des crypto-monnaies ou le droit de la cybersécurité sont de plus en plus demandées. Ces domaines requièrent justement à la fois cette connaissance technique et juridique. Par exemple, le droit des crypto-monnaies implique non seulement une compréhension des aspects légaux mais aussi des connaissances techniques sur la blockchain.

Pour rester compétitif, le juriste de demain devra donc s’adapter et se familiariser avec les technologies émergentes tout en maintenant une certaine éthique professionnelle vis-à-vis de celles-ci. Il devra être curieux, éveillé et faire preuve de leadership pour rester pertinent, responsable et efficace dans un environnement juridique de plus en plus façonné par l’innovation technologique. En se concentrant sur ces domaines, les juristes se prépareront efficacement à répondre aux défis à venir. 
 

Selon un magistrat [3] et enseignant à la faculté de droit [4], Yannick Meneceur [5].

Yannick Meneceur

La question se pose naturellement tant en ce qui concerne la formation initiale des juristes que leur formation continue avec, probablement, une posture et des outils communs.

Miser sur la double compétence en formation initiale.

S’agissant de la formation initiale, la création de parcours originaux de masters, mêlant plus en profondeur le droit et les techniques est déjà une réalité. En prenant l’exemple de la faculté de droit de Strasbourg, j’interviens notamment au sein d’un parcours « Droit » » (sans connotation publiciste ou privatiste) où nous formons depuis septembre 2018 au sein d’un Master 2 Cyberjustice [6] des étudiants à même d’acquérir une véritable culture numérique. [7]

Et de façon continue, s’approprier les nouveaux outils.

La même ouverture d’esprit est attendue des juristes déjà expérimentés. La formation continue est évidemment une composante essentielle, au travers par exemple de diplômes universitaires qui sont une bonne occasion d’acquérir (ou de mettre à jour) des connaissances spécialisées et d’enrichir son réseau professionnel. Mais le juriste d’aujourd’hui doit aussi se préparer à son quotidien de demain de manière proactive. Tester des nouvelles solutions, comme les IA génératives, n’est plus réservé aux « geeks ». La facilité d’utilisation et d’accès permet facilement de s’approprier la logique de fonctionnement de ces outils qui vont, sans nul doute, compléter les traitements de texte de nos postes de travail.

Mais rester un juriste !

Définir le juriste de demain ne peut toutefois pas se réduire à sa capacité d’appropriation d’outils numériques avancés. À l’évidence, il va continuer de se caractériser par sa maîtrise du droit : comme l’on n’introduit pas la calculatrice quand l’on apprend le calcul, comme l’on n’apprend pas à dessiner en élaborant des prompts sur Dall-E ou Midjourney, un juriste continuera à se constituer, avant toute autre compétence, par l’acquisition des principes et de la logique d’un raisonnement juridique.

Selon la Directrice du projet Open data des décisions de justice au Ministère de la Justice, Betty Huberman-Aeberhardt. [8]

Un juriste clair.

Betty Huberman

Un juriste manipule un langage très précis mais obscur pour les non-initiés. Lorsqu’il s’exprime, que ce soit à l’écrit ou à l’oral, il doit être animé par un souci de concision, clarté et pédagogie. A défaut, il sera inaudible de ses interlocuteurs et son travail ne sera pas ou mal pris en compte.

Un juriste créatif, au service des besoins opérationnels et dans la quête de la valeur ajoutée.

Un juriste ne doit pas aimer le droit pour le droit mais plutôt aimer le droit pour son application. Trop de juristes se perdent dans les exceptions des exceptions, oubliant les grands principes et leurs applications concrètes. Le travail fourni est alors déconnecté de la réalité et ainsi des demandes de son client.
Il s’agit de travailler en étroite collaboration avec son client, par exemple avec les services de son entreprise, pour comprendre le métier et réfléchir au mieux à la manière de répondre aux besoins. Pour cela, il faut savoir aller vers les autres, écouter, questionner et avoir le sens du service rendu.
Au-delà d’un travail simple et opérationnel, un juriste doit toujours chercher à apporter une plus-value. Le droit ne doit pas être vécu comme une contrainte dans un projet mais comme source d’opportunités. Il faut ainsi faire preuve de créativité.

Un juriste curieux, agile et engagé dans l’innovation.

Les nouvelles technologies se développent de plus en plus, créant des matières juridiques nouvelles et des opportunités pour soi-même et pour ses clients. Il est impératif de se tenir informé des sujets innovants, de maîtriser les outils numériques, de questionner constamment ses méthodes de travail. L’agilité, la capacité d’adaptation et le goût pour l’innovation sont les clefs d’un juriste qui sait prendre de la hauteur sur les sujets et se projeter dans le monde de demain.

Selon le Legal operations officer Quentin Ramaget [9].

Pour moi, le juriste de demain doit s’appuyer sur trois points.

La pluridisciplinarité.

Quentin Ramaget

Le droit ne se suffit plus à lui-même. Les études de droit nous apportent un solide bagage théorique. Mais la réalité est que si le juriste veut être un véritable business partner dans l’entreprise, il doit avoir les connaissances et les compétences business associées à celles purement juridiques.
 
C’est là que la pluridisciplinarité prend toute son importance. Mais que signifie alors être pluridisciplinaire  ? La pluridisciplinarité, c’est allier son domaine juridique aux autres domaines opérationnels qui l’entoure. La finance d’entreprise et de la comptabilité pour un juriste en droit des sociétés ou des affaires, le management et la psychologie pour un juriste en droit social, la prise de parole pour un médiateur.
 
La pluridisciplinarité, c’est repérer les domaines connexes à son domaine juridique principal et d’acquérir un socle de compétences dans ce ou ces domaines. Il peut s’agir aussi bien de hard skills (finance, comptabilité, etc.) que de soft skills (prise de parole, empathie, etc.). 
 
Attention, il n’est pas question ici de devenir un expert dans ces domaines connexes. Il s’agit avant tout de curiosité intellectuelle, d’ouverture d’esprit et de sortir de sa zone de confort avant tout.
 

La gestion de projet.

Le droit n’est plus une étape isolée dans les processus opérationnels. Tout le travail des avocats et des juristes s’inscrit dans des projets plus larges, impliquant une multitude d’acteurs. 
 
Face à cette multitude d’acteurs et d’étapes, le juriste doit être capable de travailler en mode projet. C’est-à-dire avec les outils et les compétences nécessaires pour pouvoir se positionner comme l’élément central. Une bonne maîtrise des outils de gestion de projet devient une nécessité pour les juristes. À défaut d’une maîtrise de tous les outils (ce qui est difficilement envisageable), le juriste de demain doit avoir une aisance naturelle pour les manier, il doit avoir l’habileté et la flexibilité nécessaires pour se les approprier et en faire un bon usage rapidement.
 
La gestion de projet implique que le juriste doit interagir avec d’autres personnes et pour cela, il doit être compris. Le juriste doit utiliser le langage clair, voire le legal design dans certain cas afin d’être compris. La compréhension est la clef d’un juriste intégré et véritablement business partner dans l’entreprise. Mais encore une fois, la curiosité, l’ouverture d’esprit permettront au juriste de se préparer au mieux. 

Les Soft skills.

Être pluridisciplinaire, travailler en mode projet sont donc des compétences que le juriste ou avocat doit acquérir pour s’épanouir dans son travail. Si cela passe nécessairement par des compétences techniques, il s’agit, je pense, avant tout de soft skills
 
La multiplication des diplômes en droit ne préparera pas mieux le juriste à la complexité du monde du travail. En revanche, ce qui va de plus en plus distinguer un candidat d’un autre, ce seront les soft skills associées à son profil. L’empathie, le travail d’équipe, la curiosité, la flexibilité intellectuelle.
 
Car si le cursus universitaire ne fait plus ou peu la différence, c’est bien le profil intrinsèque du candidat qui le fera. Et ces compétences sont celles qui découlent naturellement de notre personnalité, de notre histoire, de notre expérience professionnelle et personnelle aussi. Le juriste doit enfin les assumer, les mettre au premier plan de son profil. Il est temps aujourd’hui pour le juriste, de soigner son profil, de travailler ses soft skills, de les identifier et de les mettre en relation avec son cursus et son expérience. Il est temps de parler de ses expériences de vie en entretien davantage que de sa fac de droit...

Propos recueillis par Nathalie Hantz Rédaction du Village de la Justice

[1Ordalie

[3En disponibilité au Conseil de l’Europe

[4De Strasbourg

[7Ce parcours comprend aussi d’autres masters 2 (notamment Droit de l’économie numérique, Droit et gestion des énergies et du développement durable et Droit et gouvernance des données de santé).