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Réflexions sur la clause d’exclusivité en droit du travail luxembourgeois. Par Johnny Anibaldi et Adrien Pastorelli, Juristes.
Parution : lundi 22 janvier 2024
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Le présent article offre un regard prospectif sur la clause d’exclusivité dans le cadre des discussions en cours autour du projet de loi transposant la directive (UE) 2019/1152 relative aux conditions de travail au Luxembourg.

Alors que le projet de loi n°8070 (ci-après le « Projet de Loi ») visant la transposition de la directive (UE) 2019/1152 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 relative à des conditions de travail transparentes et prévisibles dans l’Union européenne (ci-après la « Directive ») est en cours de discussions à la Chambre des députés, la question de la licéité de la clause d’exclusivité dans les contrats de travail se voit remise en cause par la Directive. L’objet du présent article est de présenter quelques réflexions sur les enjeux de l’article 9 « Emploi parallèle » de cette directive en termes de droit luxembourgeois.

L’article 9 en question comprend deux paragraphes : Le premier pose une interdiction de principe de toute clause d’exclusivité. En effet, il incombe aux États membres de veiller « à ce qu’un employeur n’interdise pas à un travailleur d’exercer un emploi auprès d’autres employeurs, en dehors de l’horaire de travail établi avec cet emploi », et que le premier employeur ne soumette pas le travailleur « à un traitement défavorable pour cette raison ».

En d’autres termes, il incombe au droit national d’adapter les règles existantes afin qu’un travailleur puisse exercer un emploi parallèle à sa première activité - disons son activité principale - sans se retrouver dans une situation défavorable pour cette raison.

I- Une prohibition de la clause d’exclusivité relative.

L’article 9 de la Directive pose, dans son premier paragraphe, une interdiction de principe de toute clause d’exclusivité en vertu duquel il incombe aux États membres de veiller « à ce qu’un employeur n’interdise pas à un travailleur d’exercer un emploi auprès d’autres employeurs, en dehors de l’horaire de travail établi avec cet emploi » et que le premier employeur ne soumette pas le travailleur « à un traitement défavorable pour cette raison ».

Par cette formulation, l’interdiction de l’exclusivité renvoie à un périmètre bien précis : celui de « l’horaire de travail établi avec cet employeur » dans le cadre d’un contrat de travail à temps partiel ou intermittent et exclut alors tout contrat de travail à temps plein [1].

En d’autres termes, un salarié demeure libre d’exercer un emploi parallèle dans la mesure où cet emploi n’empièterait pas sur l’horaire de travail stipulé dans le contrat. Par exemple, si un salarié à temps partiel est soumis à un premier horaire de travail du lundi au mercredi, de 8 heures à 17 heures, il lui demeure loisible d’exercer un emploi parallèle en-dehors de cette période, donc du jeudi au samedi, sur une plage horaire déterminée.

L’on comprend dès lors ce à quoi pourrait faire référence ce premier paragraphe : un salarié à temps partiel soumis à une clause d’exclusivité valant pour l’intégralité de la semaine de travail ne pourrait donc pas augmenter sa rémunération par un emploi parallèle : c’est précisément parce qu’il y a un manque à gagner que le salarié connaît une situation défavorable. Il est intéressant d’insister sur le fait que l’article 9 de la Directive, toujours en son premier paragraphe, ne remet nullement en cause l’exclusivité d’un travailleur vis-à-vis de son employeur en ce qui concerne l’horaire de travail stipulé au contrat.

Le raisonnement est logique : le salarié étant tenu à une obligation d’exécution de son contrat de travail, il serait contradictoire de lui permettre, pendant son horaire de travail, d’exercer une activité parallèle.

L’enjeu de l’article 9 est donc de garantir, aux travailleurs à temps partiel ou intermittent, la possibilité de combler un manque à gagner par le droit de ne pas faire l’objet d’une exclusivité portant sur l’intégralité de la semaine de travail. Ce faisant, il n’est pas question d’une interdiction pure et simple de la clause d’exclusivité : il n’est question que d’interdire la clause d’exclusivité en ce qu’elle aurait pour effet d’empêcher le travailleur de combler un manque à gagner en lui refusant la possibilité de cumuler deux emplois qui ne s’entrechoqueraient pourtant à aucun moment.

II- Les exceptions à l’interdiction.

Le second paragraphe de l’article 9 de la Directive pose l’exception au principe posé au paragraphe précédent sous réserve du respect de certaines conditions, les employeurs peuvent recourir à une clause d’exclusivité.

Ces conditions sont, en réalité, des variantes d’une obligation générale : celle de justifier de « motifs objectifs ». Il faut donc que l’employeur soit en mesure d’invoquer des raisons tenant à « la santé et la sécurité, la protection de la confidentialité des affaires, l’intégralité de la fonction publique ou la prévention des conflits d’intérêts ».

A) La santé et la sécurité : un motif objectif difficilement justifiable en pratique.

Qu’entendre, concrètement, par « la santé et la sécurité » ?

En droit luxembourgeois, c’est l’article L311-1 du Code du travail qui envisage ces questions :

« le présent titre a pour objet la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des salariés au travail.
À cette fin, il comporte des principes généraux concernant la prévention des risques professionnels et la protection de la sécurité et de la santé, l’élimination des facteurs de risque d’accident, l’information, la consultation, la participation équilibrée des employeurs et des salariés, la formation des salariés et de leurs représentants ainsi que des lignes générales pour la mise en œuvre desdits principes
 ».

Les articles L312-1 et suivants du Code du travail luxembourgeois consacrent et précisent l’obligation de sécurité de l’employeur.

En vertu du premier alinéa de l’article L312-1 du Code du travail luxembourgeois « l’employeur est obligé d’assurer la sécurité et la santé des salariés dans tous les aspes liés au travail ».

En application de ce principe notamment, l’employeur doit prendre des mesures, lesquelles sont envisagées au premier paragraphe de l’article L312-2 du même Code du travail :

« dans le cadre de ses responsabilités, l’employeur prend les mesures nécessaires pour la protection de la sécurité et de la santé des salariés, y compris les activités de prévention des risques professionnels, d’information et de formation ainsi que la mise en place d’une organisation et de moyens nécessaires ».

Un lien se dégage donc entre les dispositions envisagées du Code du travail luxembourgeois et le second alinéa de l’article 9 de la Directive. En effet, l’employeur pourrait donc être en mesure de justifier de « motifs objectifs » pour inclure une clause d’exclusivité dans le contrat de travail. Est-il pour autant loisible à l’employeur de se fonder sur les particularités de l’activité pour exiger, par exemple, le suivi d’une formation continue sur une base hebdomadaire en dehors des horaires de travail convenus ? Dans cette hypothèse, l’employeur pourrait-il ainsi justifier de la nécessité, afin de garantir la sécurité et la santé du salarié, de lui faire suivre des actions de formations en-dehors de l’horaire normal de travail par le recours à une clause d’exclusivité ?

Or, si l’on considère que le salarié doit suivre une formation sur une base hebdomadaire, ladite formation ne peut s’effectuer que pendant les horaires de travail effectif. Dès lors, il n’y a pas lieu de discuter de la validité de la clause d’exclusivité sur ce point puisque le salarié ne peut refuser une action de formation [2] initiée par son employeur. Il est donc permis de douter de la pertinence réelle de l’exception tenant à la santé et de la sécurité en tant qu’un des « motifs objectifs » établi par l’article 9 de la Directive.

B) La protection de la confidentialité des affaires : une exception libre d’interprétation.

La référence à « la protection de la confidentialité des affaires » en tant que « motif objectif » au sens de l’article 9 de la Directive pour justifier de la validité d’une clause d’exclusivité semble également poser quelques difficultés d’interprétation.
En effet, si « la protection de la confidentialité des affaires » est un motif objectif pour stipuler une clause d’exclusivité, cela implique nécessairement qu’il existerait un risque pour ladite confidentialité. Or, comment peut-il y avoir un risque ? Pour qu’il y ait risque, il faudrait que le travailleur soit en mesure de disposer d’informations qu’il pourrait partager avec un employeur parallèle ou l’en faire profiter. L’on peut s’interroger sur la pertinence de cette exception qui ne serait pas déjà couverte par une autre clause du contrat de travail. En considérant que le risque se trouve dans la divulgation pure et simple d’informations sensibles, la clause de confidentialité pure et simple parait davantage appropriée que la clause d’exclusivité. En outre, le secret des affaires est habituellement couvert dans les contrats de travail par des clauses de confidentialité, de non-concurrence, ou portant sur les abus de marché et les informations privilégiées. Il y a donc lieu de s’interroger sur la pertinence de la protection de la confidentialité des affaires par le biais de la clause d’exclusivité.

Par voie de conséquence, des motifs objectifs relevant de la protection de la confidentialité des affaires pourraient seulement être caractérisés si le travailleur envisage d’exercer une activité parallèle dans le même secteur d’activité, tels qu’un salarié d’une banque à temps partiel décidant de travailler pour une autre banque. Là encore, on peut s’interroger si le rôle de la clause d’exclusivité est bien de protéger la confidentialité des données de l’entreprise On remarquera, par ailleurs, que le cadre supérieur est probablement le travailleur pour lequel la protection de la confidentialité des affaires est le motif objectif le plus prompt à être invoqué par l’employeur en guise de justification. Or, un cadre supérieur [3] est par définition soumis à des horaires variables en fonction des besoins de l’activité de l’entreprise. L’on peut s’interroger sur le bien-fondé de la clause d’exclusivité comme moyen de protection effectif de la confidentialité des affaires vis-à-vis d’un cadre supérieur dont la nature de la prestation emporte une modulation des horaires de travail et, par conséquent, rend inutile la clause d’exclusivité.

C) La prévention du conflit d’intérêts : une exception aux contours flous.

Dernier des différents « motifs objectifs » envisagés par le second paragraphe de l’article 9 de la Directive, la « prévention des conflits d’intérêts » serait donc de nature à justifier le recours à une clause d’exclusivité. Le conflit d’intérêts est une notion envisagée principalement à l’aune du droit public et du droit des sociétés. Ne disposant pas, à notre connaissance, d’une définition du conflit d’intérêts en droit du travail luxembourgeois, l’on retiendra ici la définition élaborée par l’Agence Française Anticorruption :

« un conflit d’intérêts est avéré lorsqu’un collaborateur, un dirigeant ou un administrateur, se trouve dans une situation dans laquelle son intérêt personnel interfère avec celui de l’organisation qui l’emploie ou pour laquelle il exerce un mandat. À noter que l’apparence de conflit d’intérêts est suffisante pour en caractériser l’existence dans la mesure où il n’appartient pas à la personne concernée d’apprécier sa capacité à juger de façon impartiale, objective et indépendante une situation la concernant » [4].

Le conflit d’intérêts est ainsi une situation où un salarié aurait un intérêt personnel, ou l’apparence d’un intérêt personnel, contraire à l’intérêt de l’organisation pour laquelle il travaille. Le conflit d’intérêts s’entend principalement dans l’hypothèse du cumul d’un mandat social auprès d’une entreprise, collectivité publique ou association tierce et d’un contrat de travail avec son entreprise. Pour autant, la clause d’exclusivité est-elle l’outil adapté afin de limiter ce risque pour l’entreprise ?

La question se pose donc du cumul d’un emploi salarié et d’un mandat social auprès d’une autre organisation. Pour que soit justifiée la clause d’exclusivité, il faut un « motif objectif » propre à la « prévention d’un conflit d’intérêt ».

Mais, encore une fois, pour qu’il y ait conflit d’intérêts, il faut que l’intérêt personnel du salarié mis en jeu par son mandat social puisse interférer avec l’intérêt de l’entreprise pour laquelle il travaille.

Ces « motifs objectifs » propre à la « prévention d’un conflit d’intérêt » ne peuvent manifestement être réunis que si le salarié collabore pour une entreprise s’inscrivant dans le même secteur d’activité, voire potentiellement en situation de concurrence, avec celle pour laquelle il exerce un mandat social distinct. Encore faut-il que l’employeur soit en mesure de justifier de l’apparence d’un conflit d’intérêts créée par le cumul du contrat de travail et d’un mandate social.

Le cadre supérieur stricto sensu en ce qu’il exerce « un véritable pouvoir de direction effectif ou dont la nature des tâches comporte une autorité bien définie » au sein de l’entreprise pouvant entrer en contradiction avec un mandat social concurrent permettrait de justifier de « motifs objectifs » pour prévoir une telle clause.

Toutefois, dans la mesure où il est question d’un « motif objectif », il est raisonnable d’envisager que les juridictions du travail voudraient apprécier la validité de la clause d’exclusivité à partir d’éléments matériels à rebours de la pratique malheureusement trop courante qui consiste à faire application du statut de cadre supérieur à tout salarié diplômé et d’inclure dans un contrat de travail une clause d’exclusivité extensive. Somme toute, ce sera là la vraie difficulté pour un employeur qui souhaite stipuler une clause d’exclusivité : comment établir objectivement la réalité de chacune des exceptions envisagées dans le second paragraphe de l’article 9 de la Directive ?

En somme, la rédaction du second paragraphe de l’article 9 de la Directive pose, là aussi, des difficultés d’application : il aurait fallu que la Directive allât plus loin en permettant expressis verbis aux États membres d’adapter leurs règles existantes à l’objet de cet article.

En l’état, l’objectif poursuivi semble davantage être source de contradictions et d’incohérences.

Johnny Anibaldi, Juriste et formateur en droit et Adrien Pastorelli, Senior Legal Counsel

[1En effet, il ne peut être question que d’un salarié à temps partiel car si le salarié est à temps plein il ne peut conclure un autre contrat de travail puisqu’il contreviendrait alors à la durée légale de travail. L’article L211-5 du Code du travail dispose que « sans préjudice des articles L211-13, L211-18 à L211-21 ainsi que L211-23 à L211-25, la durée de travail ne peut pas excéder huit heures par jour et quarante heures par semaine [...] ». Bien que la durée légale de travail hebdomadaire soit de 40 heures, il est possible, sous conditions, de dépasser cette limite : « la durée de travail maximale ne peut dépasser dix heures par jour, ni quarante-huit heures par semaine » (Article L211-12 (1) du Code du travail). Ainsi, l’hypothèse d’un salarié à temps plein ne saurait faire sens puisque l’éventualité qu’il puisse occuper un emploi parallèle est contredite par la législation applicable : cumuler une autre activité amènerait à ce qu’il contrevienne à la réglementation du travail.
En ce sens, l’article 9 de la Directive ne peut trouver un sens qu’en ce qui concerne un salarié à temps partiel.

[2Les éditions Tissot définissent une action de formation comme : « le parcours pédagogique permettant d’atteindre un objectif professionnel. Elle peut être réalisée en tout ou partie à distance et en situation de travail (…) » (https://www.editions-tissot.fr/guide/definition/action-de-formation#).

[3En droit luxembourgeois, le cadre supérieur est envisagé à l’article L211-27 (5), alinéa 2 du Code du travail, lequel dispose que : « sont considérés comme cadres supérieurs au sens du présent chapitre, les salariés disposant d’un salaire nettement plus élevé que celui des salariés couverts par la convention collective ou barémisés par un autre biais, tenant compte du temps nécessaire à l’accomplissement des fonctions, si ce salaire est la contrepartie de l’exercice d’un véritable pouvoir de direction effectif ou dont la nature des tâches comporte une autorité bien définie, une large indépendance dans l’organisation du travail et une large liberté des horaires de travail et notamment l’absence de contraintes dans les horaires ».

[4Agence Française Anticorruption, La prévention des conflits d’intérêts dans l’entreprise, Guide pratique, novembre 2021, p. 8. Le guide est accessible via le lien suivant : AFA_Guide_conflits interets_FR_juin 2022.pdf (agence-francaise-anticorruption.gouv.fr).