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Accord d’entreprise, représentativité et transparence : les bons comptes font-ils (vraiment) les bons amis… ? Par Jean-Louis Denier, Juriste.
Parution : jeudi 25 janvier 2024
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En matière de négociation (collective) d’entreprise s’impose à l’employeur une logique de partenariat contraint. En effet, dès lors que son entreprise compte au moins une femme ou un homme exerçant un mandat de délégué(e) syndical(e), la négociation doit être conduite exclusivement avec des organisations syndicales dites « représentatives ».

Si la représentativité est une exigence, c’est également une caractéristique découlant de critères légaux [1]. Parmi eux : la transparence financière. En l’absence de définition légale incombe au juge la tâche de déterminer substance et contours de cette transparence. Et - surtout - incombe à l’employeur le devoir d’en tenir compte. Car conclure un accord (collectif) avec une organisation syndicale en « délicatesse » de transparence revient éventuellement à … signer en vain.

Explication.

Rappel : « La négociation collective est une prérogative légalement réservée à certaines organisations considérées comme représentatives (…). En France, ce sont donc les organisations syndicales, remplissant des critères de représentativité, qui, par principe, sont intégrées dans le dialogue social et la négociation collective.

Comme l’a rappelé la chambre sociale en 2001 : "seules les organisations syndicales représentatives sont légalement appelées à la négociation collective" » [2].

Ainsi que la doctrine le rappelle, pour une organisation syndicale, la représentativité tient du « sésame » et de la clef. Par elle et grâce à elle, l’organisation en question - par le ministère d’un homme ou d’une femme qu’elle aura régulièrement mandaté(e) en qualité de délégué(e) syndical(e) [3] - voit s’ouvrir une porte.

Cette porte n’est autre que celle de l’entier processus de négociation de l’accord d’entreprise.

Comment détenir ce sésame, cette clef … ? En satisfaisant positivement et cumulativement à des critères fixés par le Code du Travail en son article L2121-1 : respect des valeurs républicaines - indépendance (notamment vis-à-vis de l’employeur) - transparence financière - ancienneté minimale de 2 ans - audience électorale (capacité à « scorer » a minima aux élections du CSE) - influence, prioritairement caractérisée par l’activité et l’expérience - effectifs des adhérents et cotisations.

Avoir à satisfaire cumulativement aux critères précités peut laisser supposer que tous les critères sont égaux (entre eux) et se valent nécessairement. Cela n’est pas tout à fait le cas : certains critères sont « plus égaux » que d’autres. Ils sont, en cas de problème porté devant le Juge, appréciés de « façon autonome » par celui-ci ; autrement dit … ils prévalent.

Cette prévalence concerne et l’audience électorale et la transparence financière.

Celles-ci doivent donc être possédées et manifestées, non seulement en priorité, mais, surtout, sans faille ni défaut ou manquement aucun.

Aussi, et pour ce qui a trait à la transparence financière qui seule, ici, retient notre attention, ne pas être « transparente », pour une organisation syndicale, a pour effet de la priver directement et systématiquement de toute chance de pouvoir se prévaloir d’une possession pleine et entière de la représentativité (quand bien même cocherait-elle les autres cases de ladite représentativité).

Ce qui nous conduit à nous intéresser à la transparence financière, d’abord en tant que réalité, ensuite en tant qu’impératif … d’ordre Public.

1 - Négociation d’entreprise et représentativité du partenaire syndical : la transparence financière … c’est quoi ?

La transparence financière … quid ? La question ne peut que se poser ; l’article L2121-1 du Code du Travail, ni ne définit, ni ne modélise ladite transparence.

Ressortant du champ financier, elle laisse supposer que, en matière d’argent et tous moyens et ressources en la matière, telle organisation syndicale de salariés agit et pratique en toute clarté, donc … sans opacité, occultation ou encore dissimulation aucune.

Cette obligation de clarté, qui revient à tout exposer à la lumière, induit que l’organisation syndicale soit tenue d’adopter telle attitude.

Laquelle attitude se traduit par l’accomplissement (positif) d’un certain nombre de diligences spécifiques dont notamment :

L’accomplissement des diligences précitées présente, aux yeux du juge, un haut degré d’impérativité. Rien d’étonnant : l’exigence de transparence financière est une exigence d’ordre Public et encore … « absolu » ; ce qui déteint sur les diligences qui en sont l’avatar. De sorte que, pour le Juge, être transparent, c’est tenir impérativement une comptabilité en ordre (donc complète) en temps et heure et qui donne lieu, en outre, à approbation (en interne) selon les prévisions et logique des statuts.

Par voie de conséquence, témoignent d’un défaut de transparence financière et sont donc privatifs de la possession de la représentativité :

Du Droit prétorien, il apparaît donc que la « transparence financière » pour les organisations syndicales : 1° - implique et requiert l’adoption d’une démarche positive active (si ce n’est proactive) en matière d’accomplissement des formalités comptables. 2° - s’inscrit dans une logique véritablement « systémique » (comptes : tenue + formalisation + procédure d’adoption + processus de publication).

Il ressort, par ailleurs, que la transparence financière, en tant que concept, se définit davantage négativement - parce qu’elle n’est pas => ce qui cristallise une situation de défaut - que positivement.

2 - Négociation d’entreprise et représentativité du partenaire syndical : la transparence financière … pourquoi ?

Une première lecture de l’inventaire dressé par l’article L2121-1 du Code du Travail peut laisser supposer qu’il énonce une série de « valeurs », certaines à connotation « éthique ». Y satisfaire confère(rait) à l’organisation syndicale une légitimité « morale » lui permettant de négocier, négocier pour autrui et engager valablement autrui par une signature [11].

Mais une lecture alternative fournit une réponse plus appropriée : la représentativité n’est jamais qu’une capacité ; capacité juridique de telle organisation syndicale à pouvoir, et négocier licitement, et signer licitement. De sorte qu’une organisation dépourvue de représentativité - en raison notamment d’un déficit de transparence financière - se trouve, consécutivement, dépourvue de (toute) capacité à agir juridiquement. Devient alors impossible la participation à un processus de création d’effets de droit par le moyen de cet outil idoine que constitue l’accord d’entreprise [12].

A cet égard, la Cour de Cassation ne dit jamais rien d’autre lorsqu’elle affirme que « tout syndicat doit, pour pouvoir exercer des prérogatives dans l’entreprise, satisfaire au critère de transparence financière » [13].

La transparence financière est donc une condition capacitaire, une condition à satisfaire … car octroyant à l’organisation syndicale - à travers le prisme de la représentativité - la capacité d’action juridique dans l’entreprise.

3 - Négociation d’entreprise et représentativité du partenaire syndical : la transparence financière … pour qui ?

D’aucuns pourraient considérer que cette liaison (transparence <=> capacité) n’est jamais qu’une affaire « syndicale ».

Erreur … ! La partie patronale est également impactée. Et ce, à deux stades (au moins) du processus de la négociation collective.

Employeur et impact en « amont » de l’exigence de transparence : qui inviter ou … ne pas inviter ?

Le postulat émane du Droit prétorien : toutes les organisations syndicales représentatives doivent être convoquées à effet de participer au processus de négociation (collective) d’entreprise [14].

Par conséquent, l’employeur est « lié » par la condition (légale) de transparence financière. Il doit nécessairement inclure dans le processus de négociation les organisations syndicales satisfaisant à la condition de transparence et exclure, tout aussi nécessairement, celles qui n’y satisfont pas [15].

Employeur et impact en « aval » de l’exigence de transparence : signer ou … ne pas signer ?

En son article L2232-12, le Code du Travail formule un principe :

« La validité d’un accord d’entreprise ou d’établissement est subordonnée à sa signature par, d’une part, l’employeur ou son représentant et, d’autre part, une ou plusieurs organisations syndicales de salariés représentatives (…) ».

Ce principe repose sur une corrélation, à savoir que la validité (juridique) de l’accord d’entreprise dépend de la qualité de ses signataires, parmi eux/elles … les organisations syndicales à condition d’être « représentatives ». Par conséquent, la conformité de l’accord d’entreprise dépend de la représentativité de ses signataires syndicaux, représentativité acquise notamment par le moyen de la transparence financière.

Cette situation de corrélation et (inter)dépendance explique le fait que le juge (administratif) conforte et approuve un refus administratif d’homologation d’un accord de PSE (15) revêtue d’une signature syndicale émanant d’une organisation en situation de défaut de publication de ses comptes [16].

Cette situation - corrélation et (inter)dépendance - impacte donc très directement la « condition » patronale au sein du processus de négociation (collective), particulièrement au stade de sa conclusion avec la signature de l’accord d’entreprise.

En présence d’une condition liée (représentativité - transparence) dont l’essence est l’Ordre Public, absolu qui plus est, la bonne foi n’est d’aucun secours. Pas plus que l’argument de l’ignorance de la situation administrative et comptable (réelle) de telle organisation syndicale [17]. L’employeur n’est donc pas seulement un « cocontractant », il est aussi un des éléments de ce circuit juridique que constitue l’accord d’entreprise : qu’un défaut - si ce n’est une panne de transparence - vienne à concerner un partenaire syndical cosignataire de l’accord et il sera concerné lui aussi par transfert, retour et capillarité. Pareille situation pourrait revêtir l’apparence de l’épisode (malencontreux) ou de l’anecdote (malheureuse).

Seulement voilà - côté entreprise - elle se présente sous l’aspect, non seulement de la déconvenue, mais bien de la catastrophe. Pourquoi ? Parce que très souvent l’accord d’entreprise sert de fondation (juridique) à des édifices importants et complexes. Que la fondation cède et c’est l’ensemble qui s’écroule avec, à la clef, des conséquences pouvant être désastreuses : remise en cause d’exonérations (accord d’intéressement ou de prime PPV), remise en cause d’un processus électoral et de la configuration d’un CSE (accord portant sur la reconnaissance d’établissements distincts), remise en cause d’un processus de gestion prévisionnelle de l’effectif (accord de mise en place d’un plan de RCC=> rupture conventionnelle collective), remise en cause d’un processus d’adaptation des conditions et contrats de travail aux évolutions de l’entreprise (accord de performance collective) …

En certaines circonstances et lorsque prévaut le doute, la question qui se pose alors est de savoir si l’employeur doit signer ou ne pas signer ? Le faire c’est alors prendre et intégrer un risque … à devoir assumer et assurer ultérieurement le cas échéant.

Employeur et impact de l’exigence de transparence : quand et comment ?

A partir du moment où il convient de se placer à la date de l’exercice de la prérogative syndicale concernée pour vérifier si oui - ou non - à condition de la transparence financière est et doit être remplie [18], l’employeur doit opérer une vérification à ce propos à deux moments du processus de négociation collective : 1° - vérification « ante » : au moment de l’ invitation des organisations syndicales à la négociation [19]. 2° - vérification « post » : au moment de la date de conclusion de l’accord d’entreprise (effective ou prévisible) de telle organisation syndicale.

Maintenant une difficulté se pose : celle de la multiplicité des évènements et temporalités. Car les diligences en rapport avec la transparence étant plurielles, l’employeur doit tenir une « check-list » de vérifications (effectivité d’une tenue de comptes - approbation - publicité/ publication), étant entendu, d’une part, que l’approbation des comptes pour un exercice clos peut intervenir au plus tard à la clôture de l’exercice suivant [20], d’autre part, que l’absence de transparence judiciairement établie d’un syndicat lors de l’exercice d’une prérogative syndicale ne le prive pas de la possibilité d’exercer ultérieurement les prérogatives liées à la qualité d’organisation syndicale dès lors qu’il réunit, au moment de l’exercice de ces prérogatives, tous les critères visés par l’article L2121-1 [21].

Jean-Louis Denier Juriste d'entreprise - Juriste en droit social

[1C. Trav. art. L2121-1.

[2In « Droit de la Négociation Collective - 2022/2023 » par G. Loiseau, P. Lokiec, L. Pecaut-Rivolier et P-Y. Verkindt, Dalloz, coll. Dalloz Action, n°111.00 et 111.41, pp. 83 et 88. Jp évoquée : Cass. Soc. 31 mai 2001, n°98-22510.

[3Rappel - régularité de la désignation : avoir à satisfaire à un ensemble de conditions (C. Trav. art. L2143-1 à L2143-3 : tenant à la personne du ou de la délégué(e) (ex. : ancienneté, âge, etc.), à son intérêt pour l’action représentative du personnel (avoir été candidat à des élections du CSE), à sa capacité à fédérer (obtention d’un score d’au moins 10% auxdites élections du CSE), tenant, par ailleurs, au processus de désignation lui-même (notification d’un courrier de désignation à l’employeur, contenu dudit courrier, etc.).

[4C. Trav. art. L2135-1 et L2135-6. Sachant que le volume des sommes en jeu - autrement dit le montant des ressources financières de l’organisation syndicale - influe sur les nature et complexité des obligations comptables : plus il y a d’argent véhiculé par et autour de l’action syndicale de la structure, plus ladite structure est tenue d’accomplir de diligences et formalités en quantité et qualité (du simple « livre des entrées et sorties » aux bilan, compte de résultat, annexe … voire jusqu’à la désignation d’un commissaires aux comptes - C. Trav. art. D2135-2 et s.).

[5C. Trav. art. L2135-5 et D2135-7 et s.

[6C. Trav. art. L2135-4.

[7Cass. Soc. 6 avril 2022, n°20-20423 : « Une cour d’appel ne saurait dire que le syndicat justifie de sa transparence financière alors qu’il résultait de ses constatations qu’il n’avait présenté aux débats qu’un compte de résultat publié sur son site, sans présenter ni bilan ni annexe simplifiée, ni aucun autre document permettant d’établir la véracité des comptes ».

[8Cass. Soc. 2 décembre 2020, n°19-14470 : production aux débats d’un compte d’exercice et d’un compte de résultat dont l’ensemble des chiffres sont dissimulés.

[9Cass. Soc. 13 juin 2019, n°18-24814 et n°18-24815 (quand bien même lesdits comptes auraient été parfaitement tenus du point de vue comptable).

[10Cass. Soc. 20 septembre 2023, n°22-21023 (récurrence des retards).

[11Autrui = collectivité des salarié(e)s. Renvoi et lien avec : 1° - la dimension collective de la négociation (d’entreprise) et de l’accord pouvant en découler. 2° - la production d’effets de droit de l’accord au-delà du périmètre des seules parties signataires (effet dit « erga omnes »).

[12Rappel : l’accord collectif de travail - de par sa dimension contractuelle, en totalité ou partie (question d’opinion …) - génère des obligations, elles-mêmes source de prestations.

[13Cass. Soc. 22 février 2017, n°16-60123.

[14Cass. Soc. 10 octobre 2007, n°06-42721 : à peine de nullité de l’accord.

[15Rappel : le critère étant apprécié de façon « autonome », il prévaut et suffit (à lui seul, en cas de défaut) à priver de représentativité peu importe que les autres critères soient, par ailleurs, satisfaits.

[16CE 4e et 1ère ch. réunies 6 avril 2022, n°444460 : « Le respect de l’obligation de publicité des comptes (…) doit être regardé, pour les organisations qu’elles concernent, comme une des conditions à remplir pour répondre au critère de transparence financière requis pour établir leur représentativité, sauf à ce qu’elles puissent faire état de l’accomplissement de cette obligation de publicité par des mesures équivalentes ».

[17On peut se demander si une obligation « de curiosité » - quant au bon accomplissement par l’organisation syndicale de ses diligences comptables et financières dont celle de publicité - n’en vient pas à peser sur l’employeur… ???

[18Cass. Soc. 2 février 2022, n°21-60046.

[19Avec un risque à la clef si la transparence donne lieu à débat et contestation : celui du reproche de la discrimination ou encore de l’entrave au libre exercice du droit syndical.

[20Cass. Soc. 20 septembre 2023 préc. : exercice N approbation à clôture N + 1 (deadline).

[21Cass. Soc. 27 septembre 2017, n°16-60238.