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Au secours ! Le ball-trap fait trop de bruit ! Par Christophe Sanson, Avocat.
Parution : vendredi 1er mars 2024
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Dans quelles conditions une activité de ball-trap ouvre-t-elle droit à indemnisation des riverains pour les nuisances sonores qu’elle génère ?
Par un jugement du 28 décembre 2023, le Tribunal judiciaire de Blois, statuant au fond, a répondu à cette question en décidant que l’exploitant d’une activité de ball-trap était tenu pour responsable, même sans faute, des nuisances sonores générées par cette activité de loisirs.

C’est sur le fondement juridique du trouble anormal de voisinage et des conclusions issues du rapport d’expertise judiciaire que le Tribunal judiciaire de Blois a condamné l’exploitant à faire réaliser une étude acoustique et des travaux de mise en conformité ainsi qu’à indemniser les victimes.

Dans cette décision, le juge du fond réaffirme par ailleurs sa compétence limitée aux questions de fond, écartant ainsi toute possibilité de faire valoir devant lui une éventuelle irrecevabilité de l’action pour cause de prescription.

Ce jugement devenu définitif consacre, d’une part, le principe de trouble anormal de voisinage même si l’activité respecte la réglementation acoustique, tout en nuançant les condamnations afin de laisser perdurer l’activité de loisirs. Il rappelle, d’autre part, la compétence précise du juge du fond dans le cadre de l’instance pour laquelle il a été saisi.

I. Présentation de l’affaire.

1°. Faits.

Messieurs X. étaient propriétaires d’un domaine situé à proximité immédiate d’une activité de ball-trap, exploitée par la société Y., dont le terrain appartenait à la société Z.

Un litige était né entre les parties, en 2015, à la suite de bruits excessifs générés par le ball-trap.

Messieurs X. faisaient état de nuisances sonores, de forte intensité, provoquées par les coups de fusil quotidiens, répétés et à des cadences très élevées, jusqu’à des milliers de fois par jour, de l’activité sportive ou de loisirs.

L’activité exploitée par la société Y. existait depuis de nombreuses années, mais s’était développée récemment, rendant désormais les nuisances insupportables pour ses riverains.

L’ensemble de ces troubles avait ainsi été constaté par un bureau d’études techniques spécialisé en acoustique, qui avait établi un rapport détaillé de caractérisation des bruits, après avoir mené une campagne de mesurages acoustiques depuis la propriété des demandeurs.

2°. Procédure.

Afin de faire établir de manière contradictoire la réalité des nuisances dont ils se disaient victimes, Messieurs X. avaient sollicité du Président du Tribunal judiciaire de Blois statuant en référé, sur la base des éléments de preuve ci-dessus mentionnés, la désignation d’un expert judiciaire aux fins d’établir la réalité et l’intensité des nuisances acoustiques résultant de cette activité riveraine et d’objectiver leurs préjudices.

Le Président du tribunal avait, par ordonnances en date du 30 mars 2018 et du 11 janvier 2019, fait droit à cette demande.

À la suite de sa mission, l’expert judiciaire avait, le 27 mai 2020, déposé son rapport définitif d’expertise. Un complément d’expertise, ordonné par le juge du fond le 21 décembre 2021, avait fait l’objet d’un rapport additionnel en date du 7 mars 2022.

L’Expert avait procédé à deux séries de mesures en appliquant deux méthodologies normatives différentes :

La juridiction a rappelé que l’Expert avait conclu à un respect des émergences autorisées pour l’ensemble des mesures, puisque l’émergence était de 3 dB lors des mesures contradictoires et de 6 dB lors des mesures inopinées, soit des valeurs inférieures à la valeur limite de 7 décibels de l’émergence spectrale.

L’Expert avait précisé que les conclusions faisant état du respect des émergences autorisées avaient été établies en application de la méthodologie de la norme NF S 31 010 (décembre 1996 - norme de mesurages applicable aux bruits dans l’environnement), complétée par le fascicule de documentation FD S 31-160 [1].

L’Expert avait ajouté que :

« plus de 3 000 tirs avaient été mesures en moins de 4 heures, ce qui représentait plusieurs dizaines de tirs parfaitement audibles par minute. Plus que l’intensité sonore, cette répétitivité était la première source de gêne.
La répétabilité, la durabilité et l’intensité des tirs constatés et mesurés étaient selon lui les éléments majeurs permettant à la juridiction du fond éventuellement saisie de se prononcer sur l’existence d’un trouble anormal de voisinage
 ».

Sur le fondement de ce rapport, et des éléments de preuves susvisés, les plaignants avaient alors assigné, devant le Tribunal judiciaire de Blois, statuant au fond, les propriétaire et exploitant de l’activité bruyante, demandant à la juridiction de les condamner :

3°. Décision du juge.

Sur le fondement de la théorie du trouble anormal de voisinage admettant que le trouble de l’espèce revêtait ce caractère, le juge, statuant au fond a, par décision du 28 décembre 2023, fait droit, en partie, aux demandes des requérants.

Il a ainsi condamné l’exploitant de l’activité de ball-trap à :

Il a par ailleurs condamné l’exploitant à verser à ses voisins :
- 2 000 euros à chacun des consorts X. en réparation de leur préjudice moral ;
- 2 685,21 euros et 1 184,09 euros, respectivement à chacun des consorts X., en réparation de leur préjudice de jouissance ;
- 2 500 euros à chacun des consorts X. sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile, ainsi que le remboursement des dépens, y compris les frais d’expertise et d’huissier.

Il n’a toutefois pas accueilli la demande de remboursement du préjudice de santé formulée par chacun des consorts X.

II. Observations.

A) Un trouble anormal constitué principalement par le caractère répétitif de l’activité bruyante.

Dans l’affaire en cause, les opérations de mesurages acoustiques avaient été menées selon deux normes :

La prise en compte de cette norme était contestée par les demandeurs, qui estimaient que la nouvelle norme, rendue obligatoire par arrêté qu’à la fin de 2023, devait être prise comme référence.

Les défendeurs, quant à eux, récusaient l’application de la nouvelle norme, parce qu’elle n’était pas en vigueur selon eux, faute d’arrêté d’application. Ils versaient par ailleurs au dossier deux avis d’experts extérieurs concluant principalement à l’absence de gênes pour les riverains.

Le Tribunal judiciaire de Blois n’a pas jugé applicable, à tort selon nous puisqu’à l’époque où il a statué l’arrêté avaient été publié, la norme la plus récente et a ainsi considéré qu’il convenait d’examiner les résultats uniquement selon la norme en vigueur, à savoir la norme la plus ancienne dite FD S 31-160.

Il a par ailleurs écarté les avis des experts extérieurs, considérant qu’ils avaient été réalisés uniquement à partir du rapport écrit de l’expert judiciaire, et ne permettaient donc pas de remettre en cause les conclusions de ce dernier.

En application de la méthodologie la plus ancienne, le rapport définitif d’expertise avait ainsi conclu au « respect des émergences autorisées », autrement dit, à la conformité de l’activité de ball-trap à la réglementation acoustique applicable.

Toutefois, l’Expert avait précisé que « plus que l’intensité sonore, la répétitivité était la première source de gêne ». En effet, le rapport définitif d’expertise indiquait que « plus de 3 000 tirs avaient été mesurés en moins de 4 heures ce qui représentait plusieurs dizaines de tirs parfaitement audibles par minute ».

Le juge du fond a estimé que le seul respect de la réglementation acoustique en vigueur ne suffisait donc pas à écarter le trouble anormal de voisinage dans la mesure où les demandeurs subissaient une indiscutable gêne causée par la répétitivité, la durabilité et l’intensité des bruits de tirs litigieux.

Le tribunal a ainsi indiqué qu’ « au-delà du respect de la norme en vigueur, le caractère répétitif des sons, de manière rapprochée sur une courte période de temps, permet de caractériser le caractère anormal du trouble sonore subi par les consorts X. ».

Le Tribunal judiciaire de Blois a ainsi consacré la théorie des troubles anormaux de voisinage laquelle repose sur « le principe suivant lequel nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage » [2], indépendamment de la conformité à la réglementation en vigueur.

Par conséquent, le juge a condamné la société Y. « à faire cesser les troubles anormaux de voisinage causés par le bruit des tirs, et à faire réaliser, dans un délai de six mois, par un Bureau d’Etudes Techniques en acoustique compétent, une étude réparatoire pour déterminer les travaux nécessaires pour mettre fin aux nuisances sonores subies par les demandeurs ».

Toutefois, le juge a voulu, et dans le même temps, relativiser l’urgence à faire cesser des nuisances qui duraient depuis quelques années, en laissant à l’exploitant un délai raisonnable de 6 mois pour mener une étude acoustique permettant de déterminer les travaux à réaliser.

Il n’a pas non plus jugé utile de prévoir une astreinte en cas de retard des mesures à prendre et ce malgré la demande des consorts X.

Le juge du fond a aussi écarté, sans équivoque, la demande de cessation définitive de l’activité bruyante.

L’Expert avait pourtant indiqué, dans son rapport définitif, que « compte tenu de l’importance de l’émergence mesurée, il n’existait pas de solution qui puisse permettre de remédier totalement aux désordres ».

La juridiction de Blois a considéré à l’inverse que des travaux adaptés pourraient suffire à faire cesser le trouble anormal de voisinage.

Cette décision confirme toutefois l’importance de la mission d’expertise dans la qualification du trouble anormal de voisinage puisque le juge a précisé que l’« étude [devrait] notamment évaluer les solutions proposées par l’expert dans ses conclusions ».

Elle a ainsi admis que la mise en œuvre des conclusions de l’Expert permettrait d’envisager des solutions techniques adaptées, qui, sans aller jusqu’à faire cesser définitivement les nuisances pour les riverains, suffiraient à faire disparaître le trouble anormal de voisinage.

Une activité bruyante peut perdurer sans contraintes dès lors que les nuisances sonores relèvent du trouble « normal » de voisinage que tout un chacun a le devoir de supporter sans aucune réclamation.

Cela étant, il restera à confirmer que les travaux et aménagements réalisés par l’exploitant suffiront à faire disparaître le trouble anormal de voisinage.

B) L’incompétence du juge du fond pour apprécier une fin de non-recevoir.

S’il est établi, au regard des précédents développements, que l’activité du ball-trap était conforme à la réglementation acoustique sans pour autant échapper au trouble anormal de voisinage, les défendeurs avaient tenté de faire échec à ce dernier en faisant valoir la règle de l’antériorité.

La société défenderesse se prévalait, à ce titre, du principe d’antériorité prévu à l’article L113-8 du Code de la construction et de l’habitation, qui dispose aujourd’hui que :

« les dommages causés aux occupants d’un bâtiment par des nuisances dues à des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales ou aéronautiques, n’entraînent pas droit à réparation lorsque le permis de construire afférent au bâtiment exposé à ces nuisances a été demandé ou l’acte authentique constatant l’aliénation ou la prise de bail établi postérieurement à l’existence des activités les occasionnant dès lors que ces activités s’exercent en conformité avec les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur et qu’elles se sont poursuivies dans les mêmes conditions ».

Ainsi, trois conditions doivent être réunies pour faire application de ces dispositions :

Pour les défendeurs, si la règle de l’antériorité avait été reconnue par la juridiction, le trouble anormal de voisinage ne pouvait être consacré.

S’agissant de la prescription, l’article 2224 du Code civil, dans la rédaction que lui a donné la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, dispose que

« les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».

La jurisprudence a fait application de ce délai de prescription aux troubles anormaux de voisinage [3].

Or, il a été jugé que « le point de départ du délai de prescription était, en matière de trouble anormal de voisinage, soit le moment où le demandeur avait eu connaissance du dommage, soit le moment où ce dommage s’était aggravé » [4].

Les consorts X., demandeurs, avaient apporté au débat, des preuves démontrant que l’activité du ball-trap ne s’était pas poursuivie dans les mêmes conditions depuis leur installation et qu’au contraire, elle avait significativement augmenté, entraînant l’aggravation du dommage.

Il s’agissait, pour les demandeurs, de faire écarter la prescription de l’affaire, en ce que le dommage s’était aggravé.

Toutefois, ce point n’a jamais pu être tranché par le Tribunal judiciaire de Blois qui a considéré qu’il n’était pas compétent pour juger de la prescription. Il n’a en revanche pas statué sur la règle de l’antériorité.

La société exploitante Y. qui avait soulevé une fin de non-recevoir, synonyme d’irrecevabilité de l’action, tirée de la prescription.

Pour mémoire, cette fin de non-recevoir est prévue à l’article 789 du Code de procédure civile. Dans sa nouvelle version applicable aux instances postérieures au 1ᵉʳ janvier 2020, l’article précise notamment que,

« lorsque la fin de non-recevoir nécessite que soit tranchée au préalable une question de fond, le juge de la mise en état statue sur cette question de fond et sur cette fin de non-recevoir ».

Le juge du fond a ainsi considéré que, dès lors que l’assignation au fond avait été introduite le 9 décembre 2020 par les demandeurs, ce point relevait de la compétence du juge de la mise en état non de la sienne.

La société Y. exploitante de l’activité de ball-trap, aurait donc dû soulever la question de l’irrecevabilité avant l’audience au fond, c’est-à-dire devant le juge de la mise en état.

La juridiction de Blois a ainsi confirmé qu’elle n’était pas compétente pour statuer sur l’éventuelle irrecevabilité de l’action qui serait tirée de la prescription de l’affaire.

Conclusion.

Cette décision s’inscrit dans la ligne jurisprudentielle dominante des tribunaux civils qui, à la demande des riverains, font cesser et indemniser les nuisances sonores constitutives de troubles anormaux de voisinage.

Par application de l’ancienne méthodologie dans le cadre des opérations de mesurages acoustiques effectués par l’Expert, le Tribunal judiciaire de Blois a conclu à la conformité réglementaire de l’activité sans pour autant écarter le trouble anormal de voisinage.

C’est au regard de la répétitivité des bruits de tirs constatés par l’Expert, que la juridiction a confirmé la réalité de la gêne causée par l’activité aux demandeurs et ainsi, l’anormalité du trouble.

Pour autant, le Tribunal judiciaire de Blois a montré une certaine souplesse dans les condamnations formulées à l’encontre de la société exploitant l’activité litigieuse, en écartant sa cessation complète, qu’elle soit provisoire ou définitive, et en accordant un délai raisonnable et sans astreinte pour la mise en œuvre des mesures visant à mettre un terme au trouble anormal de voisinage.

Le juge du fond a relativisé les nuisances subies par les riverains, au profit de la continuité d’exploitation d’une activité de loisirs, aussi bruyante soit-elle. Il a toutefois confirmé la nécessité de suivre les préconisations issues de la mission d’expertise.

La décision commentée a consacré un autre principe, celui selon lequel le juge du fond n’est pas compétent pour se prononcer sur la question de la recevabilité de l’action, tirée d’une éventuelle prescription de l’affaire, compétence désormais exclusivement réservée au juge de la mise en état.

Le Tribunal judiciaire de Blois s’est donc limité à statuer sur les questions de fond qui lui ont été soumises, à savoir sur la qualification du trouble anormal de voisinage comme moyen de le faire cesser et d’indemniser les riverains victimes de nuisances sonores.

Christophe Sanson, Avocat au Barreau des Hauts-de-Seine Selarl Avocat Bruit

[1Novembre 2007 - norme de mesurages applicable au bruit spécifique des ball-traps.

[2Civ. 2e, 19 novembre 1986, n° 84-16.379.

[3Cass, 2ᵉ Chambre civile, 13 septembre 2018, n° 17-22.474.

[4TGI Paris, 29 octobre 2013, RG n° 12/02949.