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[Réflexion] La mise en danger de la réserve héréditaire par le jeu du conflit de lois. Par Arnaud Ricordel, Notaire.
Parution : jeudi 11 avril 2024
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La réserve héréditaire, pilier de notre droit successoral français, n’en est pas un chez les autres, notamment chez les anglo-saxons.
Par le jeu de conflit de lois, nos juridictions internes, confirmées par la Cour Européenne des Droits de l’Homme le 15 février 2024, nous ont prouvé que, même en France, nous pouvons nous passer de son existence.

Commentaire de l’arrêt de la CEDH 15-02-2024 n° 15925/18.

« On est hérité plus qu’on hérite ».
Une émission de France Culture intitulée « LSD - La série Documentaire » , de Rémi Dybowski Douat sur le sujet d’« Un château à tout prix », en reprenant en substance la pensée d’Emile Durkheim, sociologue du 19e siècle, débute sa série de podcasts ainsi [1].

Dans l’affaire, objet de l’arrêt rendu par la Cour Européenne des Droits de l’Homme le 15 février dernier, il n’est pas question de château, même s’il faut noter que la loi du 14 juillet 1819 révolutionnât le droit d’aubaine empreint de féodalité. Cependant, nous pouvons tout à fait reprendre cette pensée et l’appliquer au présent cas.
Pendant la monarchie française (Ancien régime et Restauration), ce droit d’aubaine permettait à un seigneur de récupérer les biens d’un étranger (comprenez : un non-français) et ainsi évincer les héritiers de ce dernier, par définition étrangers également.

Les bonnets phrygiens, souhaitant couper la tête des privilèges, ont obtenu, à l’article 1 de la loi susvisée, l’abolition de ce droit par la reconnaissance aux étrangers de « succéder, de disposer et de recevoir de la même manière que les Français dans toute l’étendue du Royaume ».
L’égalité, inscrite dans la devise nationale depuis la première République, est sauve et les droits de l’Homme français préservés par l’introduction, en son article 2, d’un droit de prélèvement sur les biens français à son profit pour une portion égale à la valeur des biens dont il serait exclu.

En l’espèce, un compositeur français, père de trois enfants, s’installe, dans les années 1970, en Californie (États-Unis). Après la naissance d’un quatrième enfant d’une deuxième femme, il se marie et a, avec sa nouvelle (et troisième) femme, deux enfants. Avant son décès, il crée un trust avec son épouse, « dont ils sont seuls "trustor" et "trustee" et auquel fut transféré l’intégralité de leurs biens immobiliers situés aux États-Unis et des redevances et droits d’auteurs perçus par la Société des auteurs compositeurs et éditeurs de musique (SACEM) et la Société pour l’administration du droit de reproduction mécanique (SDRM), toutes deux localisées en France ».
Le compositeur établit et fait enregistrer selon les lois californiennes un testament dans lequel il lègue tous ses biens audit trust.
Le compositeur meurt, et les enfants de nationalité française, soit trois sur six, réclament l’application de leur droit de prélèvement devant le Tribunal de Grande Instance de Paris.

En effet, nous l’avons vu, le rétablissement de l’égalitarisme ne vaut que pour le Français, qui plus est héritier réservataire, adoubé dès 1804 dans notre Code civil. Il prit place dans l’ordre public français qui assurait les droits du descendant à travers les siècles et encore aujourd’hui en son article 912.

Il s’agit là d’un ordre public français tel qu’il est défini par l’article 6 du même Code : l’héritier en question ne peut être privé de sa réserve. Toute atteinte serait entachée de nullité absolue. C’est ainsi que la première chambre civile de la Cour de cassation a confirmé le 11 septembre 2013 (numéro de pourvoi 12-11-694) que :

« aucune disposition testamentaire ne peut modifier les droits que les héritiers réservataires tiennent de la loi ».

Or, ce droit à la réserve ne doit-il pas être universel ? C’est la question posée par les enfants mineurs du compositeur, de nationalité étrangère et représentés par leur mère, elle-même bénéficiaire du trust, en demandant la reconnaissance à leur profit de l’article 2 de la loi de 1819.

Saisi de cette question du nombrilisme national s’agissant du droit de prélèvement de la loi de 1819, le Conseil constitutionnel s’est prononcé le 5 août 2011 pour sa suppression immédiate, applicable dès l’affaire objet de cette question prioritaire de constitutionnalité (Décision n°2010-159 QPC) et ce conformément à l’article 62 de la Constitution, la décision étant prise sans modulation.
L’égalité doit se faire sans distinction de nationalité. La disposition est donc inconstitutionnelle.

La réserve héréditaire, non remise en cause par la suppression de ce droit de prélèvement, l’est, bien malgré elle, par l’application du conflit des lois. L’ordre public international français (voyez la nuance !) complexifie l’équation en abolissant la réserve de l’héritier, français ou non. Cette solution est retenue par le Tribunal Judiciaire de Paris, la Cour d’Appel de Paris puis enfin la Cour de cassation, qui lui coupèrent la tête et font résonner comme un nouveau 14 juillet (toute proportion gardée) pour notre droit français.

Les juridictions françaises ont ainsi organisé la fin du règne de la réserve, par un jugement du Tribunal Judiciaire de Paris du 10 juillet 2013, confirmé en appel (Cour d’appel de Paris le 16 décembre 2015) puis par la première chambre civile de la Cour de cassation (27 septembre 2017, numéro de pourvoi 16-13.151) ; la réserve héréditaire n’est que « l’expression d’un devoir de famille ». Dès lors, il conviendra de démontrer que son atteinte placerait l’héritier dans une situation de précarité économique ou de besoin.

Dans l’ordre public international français, le devoir de réserve héréditaire ne se justifie donc plus que par la précarité de l’héritier. La réserve n’est plus un droit de l’héritier, mais un devoir du défunt. L’héritier n’hérite plus, mais est hérité ; dépendant passivement des décisions de ses ascendants et des accidents de sa vie. Il faudra ainsi quantifier à quel point l’héritier est miséreux.
Cette vision individualiste défend le principe de liberté du testateur et non plus d’égalité des héritiers français et étrangers, une liberté encouragée par la loi française, comme le rappelle l’arrêt, et notamment depuis la loi n°2006/728 du 23 juin 2006, mais aussi par le Règlement Européen n°650/2012 du 4 juillet 2012, entré en vigueur en France depuis le 17 août 2015.

Les requérants ont justifié l’atteinte à la Convention Européenne des Droits de l’Homme par la violation de son article 8 qui défend « le droit au respect de sa vie privée et familiale », droit étendu par la Cour Européenne aux intérêts matériels, notamment les droits successoraux.

Pour autant, La Cour Européenne des Droits de l’Homme le confirme :

l’atteinte à la réserve « ne heurte pas la conception française de l’ordre public international à un degré tel qu’il doive conduire à déclencher l’exception d’ordre public. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ».
L’éviction des héritiers n’est pas la conséquence de la suppression du droit de prélèvement mais des choix individuels du compositeur. Les juridictions n’ont pas, non plus, créent, par cette atteinte à la réserve « de différence de traitement entre des personnes se trouvant dans une situation analogue ou comparable et […] pas non plus marqué à une obligation qui leur incombait de remédier à une telle différence de traitement ». L’atteinte respecte donc les articles 8 et 14 de la Convention. Tous les héritiers sont logés à la même enseigne.

Rassurez-vous ! Malgré l’application des lois étrangères, la réserve n’est pas morte en France ! Elle fait toujours partie de l’ordre public républicain français, tout comme le droit de prélèvement, réintroduit par la loi n°2021-1109 du 24 août 2021, à ceci près qu’il se veut encore plus égalitaire, supprimant la restriction de nationalité pour être ouverte à l’Homme, sans distinction.
Le débat a encore de beaux jours devant lui !

Arnaud Ricordel, Notaire.