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Des messages racistes justifient-ils toujours un licenciement ? Par Maxime Macé, Avocat.
Parution : vendredi 15 mars 2024
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A première vue, l’arrêt rendu le 6 mars 2024 par la Chambre sociale de la Cour de cassation choque, inquiète, voire les deux : le licenciement d’un salarié de la CPAM qui avait adressé des messages à caractère raciste et xénophobe est jugé sans cause réelle et sérieuse !
Comme souvent, l’arrêt est toutefois plus complexe qu’il n’y parait. La Cour de cassation applique en réalité sa jurisprudence constante en matière de faits relevant de la vie privée, garde-fou contre des licenciements décorrélés de la vie professionnelle.

L’arrêt.

Les faits.

Mme H. X., salariée de la CPAM du Tarn et Garonne depuis 1981 a envoyé un courriel dénommé "personnel et confidentiel" via sa messagerie professionnelle.

Ce courriel contenait des propos racistes et xénophobes envers la communauté musulmane, avec diverses images dans le même sens (je ne reprends volontairement pas les propos tenus, les plus curieux pourront consulter l’arrêt de Cour d’appel [1]).

Ce message électronique était destiné à un groupe restreint de personnes, or, par erreur, elle l’a envoyé à son employeur, lequel a procédé à une enquête interne et a trouvé trace de trois autres messages du même type envoyés dans ce groupe restreint.

Après une mise à pied, la salariée est licenciée pour faute grave (contre l’avis du conseil régional de discipline), qu’elle conteste devant le Conseil de Prud’hommes, puis devant la cour d’appel, qui juge le licenciement sans cause réelle et sérieuse.

La décision.

La Cour de cassation rejette le pourvoi de la CPAM, et valide donc le raisonnement de la Cour d’appel.

La Cour de cassation procède en plusieurs étapes.

Tout d’abord, elle rappelle son arrêt d’Assemblée plénière de décembre 2023 :

« 5. Il en résulte qu’un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier, en principe, un licenciement disciplinaire, sauf s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail » [2].

Il s’agit d’une jurisprudence classique.

Ensuite, elle vérifie que les faits reprochés relèvent de la vie privée du salarié :

« 6. La cour d’appel a d’abord constaté que les messages litigieux s’inscrivaient dans le cadre d’échanges privés à l’intérieur d’un groupe de personnes, qui n’avaient pas vocation à devenir publics et n’avaient été connus par l’employeur que suite à une erreur d’envoi de l’un des destinataires ».

Enfin, elle applique sa jurisprudence et constate que, d’une part, « la lettre de licenciement ne mentionnait pas que les opinions exprimées par la salariée dans ces courriels auraient eu une incidence sur son emploi ou dans ses relations avec les usagers ou les collègues » et que, d’autre part, l’employeur ne justifiait pas que les messages aient été connus à l’extérieur du cercle restreint de destinataires, ni en dehors de l’organisme.

A noter également que la Cour de cassation prend note du règlement interne de la CPAM qui interdit l’usage privé de la messagerie, mais - jurisprudence classique - elle estime que l’envoi de 9 messages en 11 mois ne caractérise pas un abus justifiant un licenciement.

L’analyse.

Rappels.

Par principe, un fait relevant de la vie personnelle ne peut donner lieu à une sanction, ou à un licenciement [3].

La Cour de cassation pose deux exceptions à ce principe.

La première de ces exceptions est le fait relevant de la vie personnelle qui se rattache à la vie de l’entreprise et qui constitue un manquement à une obligation découlant du contrat de travail [4].

C’est par exemple le cas du salarié qui menace ou insulte ses collègues et supérieurs hiérarchiques lors d’un séjour d’agrément organisé par l’employeur afin de récompenser les salariés lauréats d’un concours interne à l’entreprise [5]. Il en va de même de celui qui, en dehors du temps et du lieu de travail, envoie des messages électroniques à caractère sexuel à deux collègues [6] ou à une salariée d’une société partenaire [7].

La seconde exception est constituée lorsque le fait relevant de la vie personnelle cause un trouble objectif dans le fonctionnement de l’entreprise [8].

C’est par exemple le cas lorsque des salariés avaient été condamnés au pénal pour viol ou agression sexuelle sur mineurs occasionnant une désorganisation du service : présence d’un parent de la victime dans l’entreprise, cellule psychologique, grève de salariés [9].

Ou, de manière moins dramatique, lorsque le directeur d’un foyer de logements, chargé l’encaissement des loyers, à lui-même 14 mois de retard sur ses propres loyers [10].

Tendance jurisprudentielle et portée du présent arrêt.

Le présent arrêt pourrait être abordé sous l’angle de l’utilisation personnelle de la messagerie malgré les dispositions du règlement intérieur contre celui-ci ; il pourrait également l’être sous l’angle de la neutralité du service public. Toutefois, ces approches n’ont pas été choisies, dans la mesure où, sur le premier point, il est admis de longue date que l’employeur doit tolérer une certaine utilisation personnelle des outils mis à dispositions du salarié ; sur le second point, l’absence de diffusion publique des messages met rapidement fin aux questionnements à ce sujet.

A donc été fait le choix d’un examen sous l’angle de la sanction des faits relevant de la vie professionnelle.

La tendance jurisprudentielle sur cette question est à une stricte séparation entre les faits relevant de la vie professionnelle et ceux relevant de la personnelle.

Ainsi, l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation a rappelé, dans un arrêt largement publié, que :
« 4. La Cour de cassation juge qu’un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier, en principe, un licenciement disciplinaire, sauf s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail » [11].

La Cour de cassation rappelle ainsi sa jurisprudence constante depuis plus de 10 ans, mais également l’arrêt rendu par sa chambre sociale le 4 octobre 2023.

Cet arrêt est à notre avis intéressant, et à citer, quant à la caractérisation du fait "relevant de la vie personnelle".

Un salarié avait reçu deux avertissements à la suite de cinq infractions commises avec le véhicule de fonction. Il ne modifie pas son comportement, commet quatre autres infractions, et est licencié. La Cour de cassation censure ce licenciement, relevant que les quatre dernières infractions relevées avaient été commises sur le trajet domicile / travail.

Ainsi, nonobstant l’utilisation du véhicule personnel, les faits reprochés relevaient bien de la vie personnelle et étaient soumis au régime juridique précédemment développé [12].

Il en va de même dans le présent arrêt de mars 2024 : nonobstant l’utilisation de la messagerie professionnelle (et un vraisemblable envoi des courriels durant le temps de travail même si ce n’est pas précisé), l’identification comme "personnel" et l’absence de lien avec le travail les caractérisent comme "faits de la vie personnelle".

Cette décision semble conforme à la jurisprudence antérieure, notamment celle liée à l’ouverture des courriels par l’employeur.

Pour rappel, et sommairement, car ce n’est pas l’objet du présent article, depuis l’arrêt dit Nikon [13], l’employeur ne peut pas consulter des fichiers identifiés comme personnels d’un salarié sans la présence de ce dernier. En 2010, la Cour de cassation applique cette solution aux courriels émis depuis la boîte mail professionnelle : ils sont présumés à caractère professionnel, sauf si le salarié les a identifiés comme personnel [14].

Ainsi, la salariée de la CPAM ayant identifié ses courriels aux propos racistes comme personnels, ils relèvent de la vie privée et l’employeur ne peut la sanctionner que s’il démontre que ces faits constituent une violation des obligations contractuelles de la salariée.

La portée de l’arrêt n’est pas à rechercher plus loin.

Il s’agit d’une application relativement classique des décisions relatives aux faits relevant de la vie personnelle.

La Cour de cassation ne dit pas que tenir des propos racistes est acceptable.

Elle relève uniquement la carence probatoire de la CPAM qui ne parvient pas à justifier des violations par la salariée et ses obligations contractuelles, ni des conséquences de ces propos sur les relations de travail. Elle applique sa jurisprudence en conséquence.

Je ne vais pas me réjouir d’une décision qui ne sanctionne pas une salariée tenant de tels propos. Pour autant, la décision de la Cour de cassation, juridiquement, se justifie. On peut donc penser qu’il s’agit d’un "mal nécessaire" pour éviter que des salariés ne soient licenciés pour des faits relevant de leur vie privée, sans lien avec leur travail, et sans conséquences sur celui-ci.

Maxime Macé, Avocat au barreau de Rennes

[1CA Toulouse, 4e ch. sect. 2, 26 nov. 2021, n° 19/04850.

[2Ass. plén., 22 décembre 2023, n° 21-11.330, publié.

[3Cass. soc. 3 mai 2011, n° 09-67464.

[4Cass. soc. 8 octobre 2014, n° 13-16793 ; Cass. soc. 24 octobre 2018, n° 17-16099.

[5Cass. soc. 8 octobre 2014, n° 13-16793.

[6Cass. soc. 19 octobre 2011, n° 09-72672, BC V n° 236.

[7Cass. soc. 12 juillet 2022, n° 21-14777.

[8Cass. soc. 30 novembre 2005 n° 04-41206 ; Cass. soc. 1er février 2017, n° 15-22302.

[9Cass. soc. 26 septembre 2012, n° 11-11247 ; Cass. soc. 13 avril 2023, n° 22-10476.

[10Cass. soc. 11 avril 2012, n° 10-25764.

[11Soc. 3 mai 2011, n° 09-67.464, Bull. 2011, V, n° 105 ; Soc. 30 septembre 2020, n° 19-12.058, publié ; Soc. 4 octobre 2023, n° 21-25.421, publié ; Cass., 22 déc. 2023, n° 21-11.330, Publié au bulletin.

[12Cass. Soc. 4 octobre 2023, n° 21-25.421.

[13Cass. soc., 2 octobre 2001, n° 99-42.942.

[14Cass. Soc. 15 décembre 2010, n°08-42.486.