Par François-Xavier Petit.

Les enjeux modernes des collectivités : l’immatérialité du patrimoine.

Le patrimoine immatériel fait partie de ces réalités qui ont toujours existé mais qui sont un jour redécouvertes. Force est de constater que si ce patrimoine existe depuis fort longtemps, les pouvoirs publics n’y accordent un intérêt que depuis très récemment. Par analogie, à un manque d’attention portée par les acteurs publics aux richesses immatérielles, le droit public est, quant à lui aussi, resté très distant avec ce patrimoine incorporel. Tout s’est passé comme si une partie de la réalité avait été oubliée, mise de côté. Mais aujourd’hui face aux impératifs économiques et budgétaires, il semble que ce patrimoine insaisissable nous ait rattrapé.

Le patrimoine immatériel fait partie de ces réalités qui ont toujours existé mais qui sont un jour redécouvertes  [1]. Prenons pour fait, la propriété littéraire et artistique de la nation sur le dictionnaire reconnu par la Cour de Cassation dans un arrêt du 7 prairial an XI [2] ou des droits d’images attachés aux monuments [3]. Force est de constater que si ce patrimoine existe depuis fort longtemps, les pouvoirs publics n’y accordent un intérêt que depuis très récemment. Par analogie, à un manque d’attention portée par les acteurs publics aux richesses immatérielles, le droit public est, quant à lui aussi, resté très distant avec ce patrimoine incorporel. Ph. Yolka [4] a ainsi pu remarquer en 2007 que le code général des propriétés publiques ne disait pas un mot sur les biens incorporels mais qu’au contraire il abordait fièrement les biens corporels. Tout s’est passé comme si une partie de la réalité avait été oubliée, mise de côté. Mais aujourd’hui face aux impératifs économiques et budgétaires, il semble que ce patrimoine insaisissable nous ait rattrapé.

C’est à l’Etat, mais aussi, aux collectivités territoriales qu’il appartient de rechercher la valorisation du patrimoine immatériel et aux juristes de proposer des solutions face aux nouveaux problèmes posés. Certes des pratiques et un encadrement juridique ponctuel existent. Des actions de concession de marque, de savoir-faire [5] ont déjà eu lieu même en l’absence de définition de la notion de patrimoine immatériel. Ces actions éparses sont appelées à se renouveler, il est donc nécessaire de dégager les fondements d’une politique de valorisation du patrimoine immatériel (I) avant d’approcher les contours d’un patrimoine insaisissable (II).

I - Les fondements d’une politique de valorisation du patrimoine immatériel

La réflexion sur l’investissement immatériel s’est développée dès le début des années 1980 avec le mandat donné à un groupe de travail d’explorer la notion « d’investissement non matériel » et son insertion dans la théorie économique [6]. De nombreuses réflexions ont suivi en passant par le rapport L’économie de l’immatériel [7], puis plus récemment par le rapport sur L’ouverture des données publiques [8]. Tous ont d’ailleurs affirmé l’importance grandissante de ce patrimoine dans la croissance économique, tout en relevant, également, la difficulté de ce dernier à appréhender, du fait de son hétérogénéité. Mais ce n’est qu’à travers le rapport sur L’économie de l’immatériel que les pouvoirs publics ont pris conscience du potentiel immense que détient ce patrimoine immatériel. Ce dernier rapport rappelle que le développement du patrimoine immatériel ne peut être compris qu’au regard de « trois ruptures » de l’économie mondiale : la place croissante de la recherche-développement, devenue le principal moteur des économies, le développement massif des technologies de l’information et de la communication et de la tertiarisation des économies des pays développés [9]. Le rapport Lévy-Jouyet souligne que l’Etat n’a pas pris conscience de l’importance d’une gestion active de ses actifs immatériels et propose des pistes pour y remédier.

Peu à peu, le constat d’une exploitation insuffisante des éléments immatériels et donc de la nécessité d’une valorisation de ce patrimoine, a pénétré la sphère politique, rejailli dans le monde juridique, après avoir été mis en avant dans la création de la croissance. La circulaire du 18 avril 2007 [10] relative à la gestion des actifs immatériels de l’Etat constitue cependant une étape décisive dans l’affirmation de la volonté de valorisation. Cette circulaire énonce la volonté du Premier ministre de donner « une impulsion forte à la politique d’évaluation et de gestion du patrimoine immatériel de l’Etat », il demande ainsi à chaque ministère de poursuivre et d’accélérer le travail de recensement et de mettre en place une stratégie de valorisation de ceux-ci. La circulaire annonce, enfin, la création d’une Agence du patrimoine immatériel de l’Etat [11] A partir de 2007 est mise en place une politique publique globale de valorisation du patrimoine immatériel.

Cependant, il est apparu, avec la politique de diffusion des données publiques, qu’il pouvait exister d’autres stratégies de valorisation. Cette dernière permet de donner une vigueur nouvelle aux pratiques de transparence des gouvernements et des personnes publiques. Mais elle est surtout, soutiennent les économistes, un remarquable vecteur de croissance sans forcément conduire à une valorisation budgétaire au bénéfice de la personne publique. Ce n’est pas pour rien si l’Union Européenne et une trentaine de pays poursuivent cette politique. En effet, le marché total de l’information du secteur public au sein de l’Union Européenne [12] est évalué à 28 milliards d’euros en 2008, 32 milliards d’euros en 2010. Les avantages économiques globaux liés à une plus grande ouverture des informations du secteur public et à une véritable exploitation de ces dernières s’élèveraient à 140 milliards d’euros par an [13]. Ce qui est recherché, ce n’est pas tant la rentabilité immédiate mais plutôt les externalités positives qui peuvent découler d’une valorisation du patrimoine immatériel, actuellement peu sollicité.

II - Approche d’un patrimoine insaisissable : le patrimoine immatériel

Après avoir démontré ci-dessus les fondements d’une politique de valorisation du patrimoine immatériel et ses avantages, le problème de la valorisation a naturellement basculé de l’Etat vers les collectivités territoriales. Ces dernières sont tout autant touchées par les contraintes budgétaires et par la nécessité de légitimer le pouvoir exécutif local en place. Elles le sont peut être encore plus avec la loi relative à la modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles [14], qui transforment certaines Communautés Urbaines en Métropoles, tout en leur transférant de nouvelles compétences. Cependant, le patrimoine immatériel n’ayant pas de consistance physique, il ne figure généralement pas dans les bilans comptables des collectivités territoriales. C’est une raison pour laquelle son existence même et sa valeur restent peu connues. Cela est peut être dû à la difficulté d’appréhender tout aussi bien la notion de valorisation que de patrimoine immatériel.

Si le patrimoine immatériel a trouvé sa place dans le langage administratif, il n’a cependant pas fait l’objet d’une définition juridique. Le Code général de la propriété des personnes publiques ne fait pas exception sur ce point. La patrimoine est constitué par l’ensemble des biens qui appartiennent à une personne physique ou morale. Ce patrimoine inclut donc, des droits et des actions s’y rapportant.

Concernant le patrimoine immatériel, remarquons en premier lieu, l’hésitation qu’il y a eue à retenir la notion de « patrimoine ». Alors que la doctrine avait pu parler de « propriété incorporelle », c’est en définitive l’idée d’un « patrimoine immatériel public » qui a été retenue par le gouvernement. Jean-Marc Sauvé évoquera d’ailleurs à ce sujet, que cette terminologie « n’est pas d’une grande aide pour clarifier et cerner de manière satisfaisante » la matière mais qu’elle s’est imposée « parce qu’elle apparaissait plus cohérente avec l’inspiration économique du mouvement de valorisation » [15]. Il a été préféré le terme « patrimoine »car il suppose à priori la propriété et donc permet de définir l’ensemble des droits susceptibles d’être exercés au titre du droit de propriété. Dès lors, sous l’expression de « patrimoine immatériel public se cacherait en réalité, pour l’essentiel, l’ensemble des biens immatériels propriété des personnes publiques » [16]

Par la suite, la notion juridique de « patrimoine » a été saisie par les théories économiques et comptables. Ainsi l’arrêté du 23 avril 2007 portant création de l’Agence du patrimoine immatériel de l’Etat (APIE) n’évoque que la gestion des « actifs immatériels ». Cela a risqué d’engendrer une grande confusion et des incohérences, c’est pourquoi l’APIE a émis une liste permettant d’expliciter la notion d’actifs immatériels. Selon ce dernier, il faut y entendre : Les données, les images et les textes produits ou détenus par l’administration dans le cadre de sa mission de service public ; Les marques publiques et toutes leurs déclinaisons ; les expertises et savoir-faire détenus par l’administration ; les logiciels et brevets ; certains lieux publics, parce qu’ils sont porteurs d’un prestige, d’une image, d’une histoire particulière. A ces derniers s’ajoutent des actifs spécifiques détenus par l’Etat, tel que le spectre hertzien, les droits d’émission de gaz à effet de serre.
L’hétérogénéité du patrimoine immatériel et la difficulté d’analyse globale semble conduire, donc, à une approche énumérative, comme cela a été fait au sujet des biens meubles lors de la rédaction du Code général de la propriétés des personnes publiques [17].

En second lieu, la notion de valorisation peut apparaître ambigüe. Jean-Bernard Auby a ainsi défini la valorisation comme la « volonté d’optimiser, sur le plan économique, le patrimoine, en lui donnant l’usage le plus rentable possible ou en le mettant à la disposition des partenaires extérieurs » [18]. Pour s’appliquer aux biens spécifiques des personnes publiques, la notion doit être entendue plus largement. Selon Yves Gaudemet, la valorisation « n’est pas seulement la maximisation du profit qu’elle peut en tirer (…) ; si elle inclut, à des degrés divers, cette exigence de rentabilité, elle a aussi pour objectif la satisfaction ou la recherche d’une meilleure satisfaction d’un intérêt général » [19]. La stratégie d’open data pilotée en France sous l’égide d’Etalab prouve que la valorisation va bien au-delà de la simple vision budgétaire.

C’est encore une fois l’APIE, qui, a mis en lumière les diverses facettes de la valorisation du patrimoine immatériel public :
« Valoriser signifie à la fois :
- Savoir identifier les actifs immatériels ;
- Savoir les exploiter efficacement pour mieux remplir sa mission de service public ;
- Inscrire, lorsque c’est possible, la valeur de ces actifs au bilan des états financiers des organismes publics ;
- Optimiser la mise à disposition de ces actifs, notamment auprès des citoyens, des chercheurs, ou d’autres administrations qui peuvent les utiliser pour innover, développer ou consolider leur activité.
- Développer des services à valeur ajoutée sur la base des actifs dans le prolongement des missions de service public et pour répondre à des besoins d’acteurs privés ou publics ;
Protéger ces actifs contre les risques d’appropriation indue 
 » [20]

III - Conclusion

Si l’on s’en tient aux définitions retenues par l’APIE, le champ de l’étude comprend d’abord la protection des créations intellectuelles. Celles-ci visant à récompenser les efforts créatifs des agents au sein des collectivités par le biais des droits d’auteurs et droits de propriété industrielle. Mais la valorisation du patrimoine immatériel vise également à protéger la collectivité elle même par le biais du dépôt de marques et des noms de domaines. Au-delà des droits de propriété intellectuelle, la notion d’immatériel englobe également, les données publiques. Il s’agira donc de s’atteler, aussi, à une valorisation des données publiques.

Remarquons, dès à présent, que le patrimoine immatériel peut être affecté à un service public et il faudra alors protéger cette affectation. Il en ressort que la valorisation doit se trouver à toutes les strates de la collectivité aussi bien en interne qu’en externe par la passation de contrats.
En outre, il faut rappeler que la gestion du patrimoine immatériel doit nécessairement respecter, entre autre, le principe de liberté du commerce et de l’industrie et le droit de la concurrence [21]. Ces règles faisant partie du bloc de légalité du droit administratif, elles doivent être prises en compte par les personnes publiques pour la satisfaction de l’intérêt général [22].

C’est donc dans une atmosphère complexe et contrainte que la valorisation du patrimoine immatériel doit avoir lieu.

François-Xavier Petit

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Notes de l'article:

[1Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d’Etat, Discours d’ouverture sur le colloque du patrimoine immatériel des personnes publiques, au Conseil d’Etat le 16 mars 2012.

[2Cour de Cassation, 7 prairial an XI, Bossange c/ Monardier

[3Claire Malwé donne dans sa thèse (La propriété publique incorporelle : au carrefour du droit administratif des biens et du droit public économique, thèse dact. Nantes, 2008) l’exemple du contentieux né de la reproduction de l’image du Palais de l’Industrie, crée een vue de l’Exposition universelle de Paris en 1855 (Tribunal civil de la Seine, 3 février 1875, Etat c/ Peigné-Delacour)

[4Ph. Yolka, Les meubles de l’administration : AJDA 2007, p. 694.

[5L’Etat français a ainsi cédé aux Emirats arabes unis le droit d’utiliser, pendant une durée déterminée et avec une contrepartie financière, le nom de la marque « Louvre » et « Musée du Louvre », qu’il autorise des transferts de savoir-faire en vue de la réalisation d’un musée à Abou Dabi.

[6Commissariat général du plan, Investissement non matériel et croissance industrielle, dit « Rapport Bonnaud », Paris, La Documentation Française, 1982.

[7Commission sur l’économie de l’immatériel, L’économie de l’immatériel. La croissance de demain sous la direction de M. Lévy et J.-P. Jouyet, Paris, La Documentation française, 2006.

[8Le portail de la modernisation de l’action publique, Ouverture des données publiques par M. Trojette. Rapport remis au premier Ministre le 5 novembre 2013

[9Rapport Levy-Jouyet 2006, op. cit.

[10Circulaire du 18 avril 2007 relative à la gestion des actifs immatériels de l’Etat, JORF n°99 du 27 avril 2007, P. 7490.

[11Création de l’Agence du patrimoine immatériel de l’Etat qui a procédé d’un arrêté du 23 avril 2007.

[12Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au comité des régions, L’ouverture des données publiques : un moteur pour l’innovation, la croissance et une gouvernance transparente, le 12 décembre 2001, COM (2001) 882 final.

[13Ces chiffres résultent d’une étude synthétisant de multiples travaux existants et sont repris dans l’étude d’impact accompagnant la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil modifiant la directive 2003/98/CE concernant la réutilisation des informations du secteur public.

[14Loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles.

[15Colloque du 16 mars 2012, Le patrimoine immatériel des personnes publiques, préc.

[16La valorisation du patrimoine immatériel : de quoi parle-t-on ?, Claire Malwé, AJCT 2013, p. 120.

[17Article . 2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques

[18J-B Auby, Le patrimoine immobilier et l’évolution du droit des propriétés publiques, D. 1993. Chron. 296

[19La réforme du droit des propriétés publiques, Université Paris II, Institut de la gestion déléguée, Paris, 28 janvier 2004, numéro spécial LPA, 23 juillet 2004, n°147.

[20patrimoine immatériel public : Quel enjeux ? Agence du Patrimoine immatériel de l’Etat, coll. « Ressources de l’immatériel », décembre 2011.

[21CE section, 3 novembre 1997, Société Million et Marais, Rec. p. 406.

[22CE, 10 avril 2002, SARL Somatour, la prise en compte de « la liberté du commerce et industrie et les règles de concurrence dans l’intérêt d’une meilleure utilisation des ouvrages publics poursuit un but d’intérêt général ».

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Discussion en cours :

  • par doudou , Le 7 janvier 2015 à 12:58

    le Patrimoine immatériel c’est aussi très pratique pour ne pas être imposable dessus...

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