L’article 135 de la Constitution roumaine prévoit expressément que le pays pratique une « économie de marché, fondée sur la libre initiative et la concurrence ». À cet égard, l’État roumain a vocation à assurer tant « la liberté du commerce, la protection de la concurrence loyale, la création du cadre favorable à la mise en valeur de tous les facteurs de production » que « la protection des intérêts nationaux dans l’activité économique, financière et monétaire ». Il lui incombe, en outre, de veiller à « la création des conditions nécessaires pour accroître la qualité de la vie », tout en garantissant « la mise en œuvre des politiques de développement régional en concordance avec les objectifs de l’Union européenne ».
On le voit, la décision fondamentale prise par le pouvoir constituant roumain consiste à opter pour le capitalisme, mais ce choix n’est pas unilatéral. Des limites sont expressément prévues à la logique marchande, de sorte que le bien commun ne soit pas totalement perdu de vue. Il existe donc un certain rapport de tension entre ces objectifs, que l’on peut juger (pour partie) divergents. C’est sans doute dans cet esprit que doit se comprendre le texte de loi n° 150/2016, adopté le 12 juillet dernier par le Parlement roumain. En effet, les nouvelles dispositions alors intégrées à la loi relative à la commercialisation des produits alimentaires visaient à imposer aux grands supermarchés (très souvent étrangers) d’offrir aux consommateurs 51 % de produits locaux. Du point de vue du droit constitutionnel, compris très strictement, la loi ne semble pas être contraire aux articles cités plus haut.
Cependant, les représentants des autorités roumaines n’ont pas adopté les mesures d’exécution de la loi en question, en raison des signaux défavorables qu’ils ont reçus de la part de Bruxelles. De façon prévisible, mercredi 15 février, la Commission européenne a décidé d’adresser des mises en demeure à l’encontre de la Roumanie et de la Hongrie en ce qui concerne le commerce de détail de produits agricoles et alimentaires. Dans le document envoyé à l’État roumain, la Commission critique certaines dispositions de la loi précitée, en soulignant qu’elles font obstacle au droit de l’Union. L’obligation s’imposant à la grande distribution d’acheter au moins 51% de produits alimentaires et agricoles aux producteurs locaux s’oppose à la libre circulation des marchandises.
D’après la Commission, cette obligation faite aux détaillants de favoriser les produits d’origine roumaine restreint leur décision commerciale, quant au choix des produits à mettre en vente. Par voie de conséquence, ce type de mesure est contraire à la liberté d’établissement (article 49 du TFUE). Selon le droit de l’Union européenne, les limitations de ces libertés ne sont licites que dans les cas où il existe une nécessité justifiée de protéger un intérêt public supérieur, notamment en matière de santé publique, et dans les cas où il n’est pas possible de prendre des mesures moins contraignantes.
Dans sa mise en demeure, la Commission s’attaque également au cas hongrois et, plus spécialement, à une nouvelle loi prescrivant aux détaillants d’appliquer les mêmes marges bénéficiaires aux produits agricoles et alimentaires nationaux et importés, en dépit du fait que le coût des produits importés est sujet aux fluctuations des monnaies et des taux de change. Cela serait susceptible de décourager la vente de produits agricoles et alimentaires importés. Comme en Roumanie, l’objectif du législateur hongrois est de privilégier les producteurs nationaux. La Commission s’inquiète de ce qu’elle estime être une violation du principe de libre circulation des marchandises (article 34 du TFUE).
Selon cette dernière, ni la Hongrie ni la Roumanie n’ont fourni des éléments de preuve attestant que leurs mesures sont justifiées et proportionnées. Les autorités hongroises et roumaines disposent maintenant de deux mois pour répondre aux arguments de la Commission. La procédure de mise en demeure est précontentieuse (article 258 du TFUE). Dans ce cadre, la Commission invite les États mis en cause à lui faire part de leurs observations sur le problème soulevé. Si l’État membre concerné n’apporte pas de réponse satisfaisante, la Commission l’invite alors à régulariser sa situation dans un délai déterminé par l’envoi d’un avis motivé, à savoir deux mois dans ce cas. Dans l’hypothèse où les États n’apportent pas de réponse satisfaisante, la Commission saisit la Cour de justice de l’Union, en vertu des dispositions de l’article 258 du TFUE. Enfin, dans l’hypothèse où les États ne se conformeraient toujours pas à l’arrêt de la Cour, la Commission ouvre une deuxième procédure d’infraction par l’envoi d’une deuxième mise en demeure. Dans un deuxième arrêt, la Cour peut, sur la base d’une proposition de la Commission, infliger le paiement d’une somme forfaitaire et/ou d’une astreinte journalière à l’État membre concerné, conformément à l’article 260, paragraphe 2 du TFUE.
En tout état de cause, le « protectionnisme alimentaire » devient une tendance lourde dans la plupart des pays membres de l’Union européenne et il sera intéressant de suivre les modalités suivant lesquelles la législation européenne envisagera de reconfigurer ses principes fondamentaux. Même si pour l’instant le dessein de réaliser un marché unique demeure une priorité de Bruxelles, les institutions européennes ne pourront probablement pas ignorer l’esprit du temps.