Quel est le contexte ?
L’affaire remonte à janvier 2018 quand l’hebdomadaire économique avait dû retirer un article de son site, suite à une condamnation judiciaire du Tribunal de commerce de Paris. Cet article était consacré aux déboires financiers de l’enseigne de mobilier. Conforama s’était placé sous mandat adhoc (procédure d’assistance aux sociétés en difficulté) et ce mécanisme est qualifié de confidentiel par l’article L 611-15 du Code de commerce.
Et Challenges, suite à cette décision de première instance, avait aussitôt dénoncé une censure inacceptable au nom du secret des affaires et fait appel.
Dans cette procédure d’appel, la question posée aux magistrats était de savoir si l’organe de presse participait à un débat d’intérêt général en publiant cette information sur Conforama.
Comment est motivée la décision de justice ?
Les magistrats de la Cour d’Appel ont considéré ici que l’intérêt général justifiait la publication : « Les difficultés économiques importantes d’un groupe tel que le sud-africain Steinhoff et ses répercussions sur un groupe tel que Conforama, qui se présente comme un acteur majeur de l’équipement de la maison en Europe et qui emploie 9.000 personnes, constituent sans conteste un sujet d’intérêt général ».
Les juges ont ajouté qu’ "il ne saurait donc être exclu que l’information du grand public selon laquelle le groupe Conforama serait placé sous mandat ad hoc afin de rechercher un accord avec ses créanciers contribue à l’information légitime du public sur un débat".
L’arrêt récent rompt avec une position de la Cour de Cassation, du 15 décembre 2015, qui considérait que des restrictions à la liberté d’expression peuvent être nécessaires dans une société démocratique, pour protéger les droits d’autrui et empêcher la divulgation d’informations confidentielles.
Le débat entre liberté d’expression et secret des affaires reste ouvert.
Quels sont les contours de la liberté d’expression ?
La liberté d’information et d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, un droit fondamental consacré par la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), dans son article 10. Cet article pose cependant des limites, à savoir que la diffusion des informations constitue un trouble illicite, s’il n’est pas établi qu’elles contribuent à l’information légitime du public sur le débat d’intérêt général.
Voilà la clef : une publication contribue-t-elle au débat d’intérêt général ?
Pourquoi le secret des affaires ?
Le secret des affaires vise à protéger les informations confidentielles des entreprises. Cette expression générique recouvre une large palette de règles juridiques.
Au-delà de l’article pointé dans cette décision, un ensemble hétérogène de moyens juridiques permettent de protéger les informations confidentielles des entreprises : secret de fabrique, protection des bases de données, vol d’information, etc.
Et depuis 2018, un texte spécialisé permet de protéger les informations confidentielles : la loi relative à la protection du secret des affaires adoptée le 30 juillet 2018, qui transpose une directive européenne sur la protection du savoir-faire du 8 juin 2016.
L’objectif est de protéger les informations secrètes des entreprises ayant une valeur commerciale et faisant l’objet de dispositions raisonnables de protection.
Cette loi serait inquiétante pour la liberté de la presse si elle ne contenait pas une exception. En effet, aucune procédure ne peut être intentée en cas d’exercice du droit d’expression et d’information, selon les principes de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
L’équilibre entre information et protection est-il bousculé par cet arrêt ?
Si la protection du patrimoine informationnel de l’entreprise représente un objectif légitime, elle ne doit en aucun cas se faire au détriment de la liberté d’expression et d’information.
La transparence absolue de l’entreprise n’est pas souhaitable, afin de protéger la phase d’innovation et le développement de nouveaux projets.
Dans l’affaire Challenges v. Conforama, la révélation de difficultés financières de l’enseigne pouvait nuire à la confiance des clients, fournisseurs et partenaires. Mais l’absence de révélation peut rendre opaque la santé financière de l’entreprise et représenter un risque pour ces acteurs…
Avec cet arrêt du 6 juin, il semble que l’interprétation de l’intérêt général devient un exercice d’équilibrisme.
Discussion en cours :
Merci d’avoir signalé cet arrêt et de vos commentaires.
Faisant écho à la fin de votre article, j’ajoute à vos remarques une observation tenant, justement, à "l’intérêt général" auquel, en d’autres termes, on peut faire dire ce que l’on veut.
C’est, justement, parce que la publicité d’une procédure collective a des effets néfastes sur la réputation financière et la solvabilité des entreprises que nombre de débiteurs ne saisissaient le Tribunal que trop tardivement.
Pour éviter les effets funestes d’une telle crainte, le législateur a retenu les suggestions des professionnels de la matière et mis en place, au profit de l’entreprise en difficulté, des mécanismes qui allient efficacité et discrétion. Et c’est seulement si ces mesures échouent et que l’on en arrive à d’autres niveaux de protection que les décisions font l’objet d’une publicité.
L’arrêt en cause vient annihiler le but poursuivi par le législateur.
Et, à mon sens, l’intérêt général invoqué pour ce faire n’est pas du tout caractérisé et en tout cas pas convaincant : à quoi peut-il bien servir, très concrètement, à part satisfaire une curiosité malsaine, que le commun des mortels sache que l’actionnaire de tête de Conforama a besoin de restructurer sa dette ? En d’autres termes, en quoi "l’information du grand public" que vise la Cour participe-t-elle de l’intérêt général ? Les deux notions ne sont aucunement liées.
Au contraire, le vrai risque, avec une telle posture, c’est que la clientèle se détourne de l’enseigne et, ainsi, ajoute le mal au mal dans le même temps que les fournisseurs exigeront des garanties ou se détourneront de la Société, exposant d’ailleurs ainsi leur créance.
L’intérêt général n’est pas de livrer en pâture aux lecteurs des journaux les avatars de l’entreprise mais au contraire de donner à celle-ci tous les moyens pour conserver son activité et ses emplois sans que ses efforts soient parasités.
Mais ce n’est que mon opinion...