A ce jour, une question demeure toutefois absente du débat contentieux : celle de la responsabilité de l’État pour carence fautive dans l’exercice de ses missions de contrôle, de régulation et de prévention des risques sanitaires. Or, cette responsabilité, relevant de la compétence du juge administratif, pourrait être engagée sur le fondement de plusieurs fautes identifiées, notamment du fait de la Direction générale de la santé (DGS).
L’absence de politique de contrôle efficace par la DGS.
Durant plus de quinze ans, l’entreprise Nestlé Waters a commercialisé des eaux ayant subi de nombreux traitements de désinfection (filtres à charbons actifs, traitements ultraviolets) sous l’appellation d’eaux minérales naturelles - une dénomination réservée aux eaux reconnues pour leur pureté originelle, qui ne doivent donc pas faire l’objet de traitements modifiant significativement leur composition microbienne [4].
Aux termes de l’article D1421-1, 6° du Code de la santé publique, la DGS
« participe à la définition et contribue à la mise en œuvre des actions de prévention, de surveillance et de gestion des risques sanitaires liés […] à l’eau et à l’alimentation ».
Or, la DGS n’a défini aucun dispositif de surveillance permettant de détecter les traitements non autorisés appliqués aux eaux minérales naturelles (EMN) par Nestlé Waters. Pendant plus d’une décennie, les contrôles opérés sur les sites de production n’ont pas permis d’identifier les pratiques illégales pratiquées par la firme, qui ont été révélées à l’occasion d’un signalement émis par un lanceur d’alerte [5].
Cette carence fautive de la DGS a perduré même après la révélation des faits en septembre 2021. En effet, le système de contrôle en vigueur, qui s’est avéré inopérant, n’a toujours pas été réformé, malgré la gravité des manquements [6].
Une absence de coordination en période d’alerte sanitaire.
L’article D1421-1 du Code de la santé publique prévoit que la DGS « centralise les alertes sanitaires et coordonne ou participe à la réponse à ces alertes » et « anime et coordonne l’action des services et organismes placés sous l’autorité des ministres chargés de la santé et des solidarité ». Malgré l’alerte donnée dès 2021 et les indications de l’Anses concernant les risques sanitaires liées aux pratiques de Nestlé Waters, aucune coordination effective entre la DGS, les Agences Régionales de Santé (ARS) et les préfets n’a été mise en place. Pire, des consignes ont été données par les cabinets ministériels de ne pas impliquer les services déconcentrés, pourtant compétents pour les contrôles [7].
La DGS n’a pas exercé son pouvoir d’instruction à l’égard des ARS pour diligenter des contrôles ciblés sur l’ensemble du secteur, ni demandé le retrait des autorisations d’exploitation, en violation de ses obligations réglementaires en matière de contrôle des eaux minérales naturelles.
Des autorisations illégales de traitement par microfiltration.
Malgré des avis scientifiques successifs de l’AFSSA en 2001 [8] et de l’ANSES en 2022 puis en 2023 fixant un seuil de 0,8 micron en deçà duquel la microfiltration est considérée comme susceptible d’altérer le microbisme de l’eau, la DGS n’a jamais formellement défini ce seuil comme norme applicable. Cette absence de définition constitue là encore un manquement au 6° de l’article D1421-1 du Code de la santé publique, qui impose à la DGS de contribuer
« à la mise en œuvre des actions de prévention, de surveillance et de gestion des risques sanitaires liés [...] à l’eau ».
Pour rappel, Nestlé a négocié un arrêt des traitements illégaux en échange de l’autorisation de microfiltration à 0,2 micron (validée par une concertation interministérielle dématérialisée en février 2023), alors même que les services du ministère de la Santé avaient invalidé les arguments scientifiques de Nestlé visant à démontrer le caractère non-désinfectant d’une filtration à 0,2 micron [9].
Il est donc invraisemblable que la DGS n’ait pas adopté une norme claire sur le sujet, se contentant d’envoyer fin 2024 une lettre aux ARS indiquant que la microfiltration n’était autorisée que si elle était supérieure à 0,45 micron, en cohérence avec les pratiques des autres Etats membres de l’Union européenne, mais en désaccord avec l’ANSES.
La lettre transmise aux ARS par la DGS concernant le seuil de microfiltration pose également un autre type de problème. Ce document, qui se veut de droit souple, pourrait en réalité relever d’une norme édictée en toute illégalité.
En effet, pour rappel, la directive de 2009 sur les eaux minérales naturelles et l’arrêté du 14 mars 2007 relatif à la qualité des eaux conditionnées prévoient une procédure spécifique en cas d’autorisation donnée à des traitements réalisés sur les eaux minérales naturelles.
L’article 4 de cette directive pose une interdiction de principe des traitements, sauf exceptions strictement encadrées :
- seuls les traitements explicitement autorisés peuvent être utilisés ;
- tout traitement non prévu par les textes doit faire l’objet d’une procédure de validation par la Commission européenne après avis de l’EFSA ;
- le traitement ne doit pas modifier la flore microbiologique de l’eau.
Or, cette procédure n’a jamais été mise en œuvre par la DGS, qui s’est donc abstenue de suivre les dispositions réglementaires et a adressé aux ARS une lettre qui pourrait s’apparenter à une décision illégale.
La question des seuils de microfiltration acceptables s’était en fait posée dès février 2023, lors d’une concertation interministérielle dématérialisée, au cours de laquelle les ministères compétents (Santé, Economie, Première Ministre) ont autorisé tacitement Nestlé à recourir à une microfiltration à 0,2 micron [10].
Là encore, la procédure prévue par la directive 2009/54/CE relative à l’exploitation et à la commercialisation des eaux minérales naturelles n’a pas été suivie. Le procédé autorisé (microfiltration à 0,2 micron) vise à éliminer des germes, donc à décontaminer l’eau, ce qui revient à un traitement de nature désinfectante interdit, sauf validation formelle.
La Direction générale de la Santé et de la Sécurité alimentaire de la Commission Européenne est à cet égard extrêmement claire :
« En l’absence de règles harmonisées sur l’utilisation de la microfiltration, les autorités compétentes acceptent l’utilisation de la microfiltration réalisée à l’aide de filtres dont la taille des pores peut être aussi faible que 0,2 μm même si, avec des pores aussi fins, on ne peut exclure le risque d’une modification du microbisme des eaux minérales naturelles. Cela n’est pas conforme à la législation européenne » [11].
En validant tacitement ce traitement, les ministères concernés ont commis une illégalité manifeste, susceptible d’engager la responsabilité de l’État.
Vers un contentieux administratif pour carence fautive de l’État ?
Les éléments du rapport sénatorial établissent une faute de l’administration dans ses missions de contrôle sanitaire, doublée d’illégalités commises dans le processus décisionnel ayant conduit à l’autorisation d’un traitement non conforme. Ces manquements peuvent fonder une action en responsabilité administrative, qui permettrait de faire reconnaître le rôle décisif de l’État dans le scandale Nestlé Waters.
Un contentieux administratif pourrait être initié par les associations de défense des consommateurs ou de protection de l’environnement, dès lors qu’elles disposent d’un intérêt à agir.
L’article L142-1 du Code de l’environnement et l’article L621-1 du Code de la consommation leur reconnaissent explicitement ce droit.