L’extension de cette région maritime se caractérise comme un nouvel espace de confrontation, où certaines puissances, désireuses d’étendre leur pouvoir, cherchent à s’approprier ressources et territoire.
L’extension des régions maritimes suit la multiplication des zones grises de revendication ou de mise en cause des souverainetés existantes. L’océan arctique est en effet un lieu où les frontières ne sont pas encore clairement définies. Deux questions juridico-politiques animent les relations entre les pays limitrophes. Le premier débat soulève la question de la libre circulation des navires et du statut des eaux de passage. Le second se tourne vers l’exploitation des fonds marins, en particulier celui rattaché aux ressources naturelles de l’immense plateau continental entourant le bassin polaire. Un point sur les réglementations à l’œuvre s’impose.
I- Présentation des enjeux.
1- Nouvelles routes commerciales.
Sous l’effet de la mondialisation, les échanges commerciaux se sont fortement accrus. Pour maintenir leur course à la croissance et accroître leur compétitivité, les grandes puissances exportatrices cherchent à réduire leur coût de transport. Le prix du pétrole étant extrêmement volatile et dépendant de la situation géopolitique internationale, une autre méthode consiste à réduire le temps et la distance. La fonte des glaces rend en effet les eaux de l’océan Arctique de plus en plus accessible.
De nouvelles routes commerciales sur l’axe Nord-Est peuvent désormais être empruntées. La jonction des océans rend les liaisons beaucoup plus rapide entre l’Asie, l’Europe et la côte Est des Etats-Unis. Dans la mesure où elles permettent de réduire de 30% à la fois la distance qui sépare les ports chinois et les ports européens ainsi que le coût d’exploitation et de frais de soute , leur utilisation peut présenter de réels avantages. De la même façon, ces routes paraissent plus sûres que celles empruntées actuellement. Pour relier Shanghai à Rotterdam il faut passer par des zones politiquement instables ou qui ont vu leurs actes de piraterie augmenter ces dernières années (Golf d’Aden au large de la Somalie par exemple). La carte ci-dessous illustre le gain de temps qui pourrait être réalisé dans le cadre d’une utilisation future de ces routes.
2- Des ressources convoitées.
Au-delà de la réduction des distances, la fonte des glaces rend également accessibles les richesses du sol et du sous-sol.
Elles sont de trois types :
Hydrocarbure (pétrole et gaz). L’engouement des pays pour l’exploitation des hydrocarbures présents dans l’Arctique commence en 2008 lorsqu’une étude de l’Institut géophysique Américain (USGS) chiffre les gisements potentiels. Selon cette dernière, l’Arctique renfermerait 13% des ressources mondiales non découvertes de pétrole et 30% de celles de gaz naturel. Si cette annonce a eu pour effet de multiplier les explorations sous-marines, l’exploitation de ces nouvelles sources d’hydrocarbure est particulièrement rude. Les difficultés techniques rencontrées dans cette zone particulière sont en mesure d’entraver la continuité des projets. L’augmentation des coûts financiers liés à l’exploitation des ressources ainsi que les risques environnementaux encourus poussent certaines compagnies pétrolières à abandonner des projets. Convaincus de leur succès, d’autres pays continuent d’investir. La Chine, la Norvège, le Canada ou encore la Russie, qui en a fait une de ses priorités, entendent pouvoir bénéficier des gains tirés de leurs exploitations ;
Ressources minérales. L’Arctique dispose de nombreuses ressources (confirmées ou estimées) en minerais. La présence de Zinc, fer, plomb, nickel, étain, platine, uranium ou encore des terres rares sont autant d’exemples qui font de l’Arctique un espace stratégique. Ces minéraux peuvent en effet être utilisés dans des domaines des technologies de pointe (électronique, communication) ou dans le domaine de la défense (véhicules blindés, avions de chasse, armes…). Non substituables, ces minéraux font l’objet de la convoitise des grandes puissances qui désirent sécuriser leur chaîne d’approvisionnement. De la même façon, leur exploitation peut se trouver dans une zone géopolitique en proie à de nombreuses tensions. Le pays producteur peut réguler parfois lui-même ses exportations en dehors des logiques classiques de marché ou profiter de sa situation de quasi-monopole pour maîtriser les prix. La découverte de nouvelles sources d’approvisionnement en Arctique attire ainsi l’attention des investisseurs comme la Chine par exemple, qui n’hésitent pas à financer de lourds projets destinés à confirmer la faisabilité et le développement de nouvelles sources de minerais ;
Ressources halieutiques. L’industrie de la pêche pourrait en effet bénéficier de la fonte des glaces. En libérant de nouveaux espaces, les stocks de poisson migrent vers le Nord (mer de Barents et mer de Bering). Dans l’hypothèse où l’accessibilité de ces eaux serait permise à la pêche internationale, des bénéfices économiques pourraient se matérialiser. Les bateaux de certains pays, connus pour la pratique de la pêche intensive (Chine, Inde, Indonésie par exemple) pourraient dès lors étendre leur pratique au bassin arctique.
II- Régime juridique applicable.
1. Frontières et espaces contestés.
Les revendications en Arctique se sont multipliées ces dernières années. Le régime juridique des eaux de passages de l’espace Nord-Ouest et Nord-Est présente des enjeux particuliers pour les cinq Etats limitrophes de l’océan Arctique que sont les Etats-Unis/ Alaska, le Canada, le Danemark/Groenland, la Norvège et la Russie. Ces débats se matérialisent à travers des conflits de souveraineté. Conformément à leurs intérêts stratégiques respectifs, les pays souhaitent imposer le régime juridique qui leur est le plus avantageux. Ainsi, le Canada, la Russie ou les Etats-Unis ont, à plusieurs reprises tenté de faire reconnaître leur autorité sur ces espaces.
Libre circulation des navires et qualification juridique.
Des contentieux relatifs au contrôle des routes maritimes sont apparus, posant la question du statut des eaux fréquentées.
Les eaux arctiques sont soumises au droit de la mer qui a été défini par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) appelée également Convention de Montego Bay signée le 10 décembre 1982. Sont définis les différents statuts que peuvent adopter les espaces marins :
Les eaux territoriales sont directement rattachées à la souveraineté de l’Etat côtier,
La zone économique exclusive (ZEE) permet à l’Etat côtier d’exercer sa souveraineté (exploitation des fonds marins, ressources naturelles…) en autorisant cependant la liberté de circulation,
Le plateau continental (jusqu’à 200 000 miles) permet la même exploitation des fonds marins que dans la ZEE. Ces droits n’affectent pas le régime de liberté de navigation des eaux surjacentes,
Les détroits internationaux sont caractérisés par la jonction entre deux espaces marins. Il reconnaît un droit de passage à tous les navires en transit,
La haute mer recouvre toutes les autres zones et permet à tous les Etats de jouir des libertés d’exploitation, de navigation, pose de câbles et pipeline, construction d’îles artificielles, recherche scientifique. Au-delà des 200 000 miles, les fonds marins de la haute mer constituent la Zone, patrimoine commun de l’Humanité.
La signature de ce traité a permis d’établir les principales frontières maritimes. Or, l’accélération de la fonte des glaces rend possible l’emprunt de nouvelles routes qui connaissent de faibles quantités de glaces pendant la période estivale. Le type de qualification juridique entraîne toutefois des avantages/contraintes différentes pour les pays qui souhaitent utiliser ces voies. Le Canada et la Russie souhaiteraient notamment voir ces eaux bénéficier du statut des eaux territoriales. Le tracé utilisé par ces deux pays relève d’une interprétation souple des textes, notamment sur le critère de proximité immédiate appliqué aux chapelets d’îles (article 7.1 de la CDNUM). Grâce à cette qualification juridique, l’Etat souverain a le pouvoir d’interdire ou non le passage d’un navire étranger tandis que les détroits sont soumis à la liberté de passage de tous les bateaux. Pour le Canada est la Russie l’enjeu est de pouvoir disposer d’un contrôle important sur une potentielle route commerciale mondiale et de s’assurer également d’une rente liée au droit de passage. Cette interprétation est critiquée par les autres Etats qui privilégient le statut de détroit. Un conflit entre le Canada et les Etats-Unis résulte de ces divergences de positions.
Les Etats-Unis défendent en effet un statut pour le passage Nord-Ouest aligné sur celui d’un détroit international reliant deux océans. Si la qualification juridique des détroits est présente dans les articles 37 à 39 de la CDNUM, le Canada interprète ces définitions comme non applicables au passage du Nord-ouest. Du fait de l’absence constatée de navigation internationale à proprement parler le Canada réfute la position des Etats-Unis. Ces derniers interprètent en effet la définition dans sa dimension potentielle, estimant que l’accélération de la fonte des glaces permettra une augmentation du trafic maritime suffisante pour qualifier le passage de détroit.
Revendications territoriales et exploitation des ressources.
Au-delà des litiges sur la qualification juridique des eaux de passage, l’exploitation des fonds marins fait également l’objet de crispations. Les études géologiques font miroiter des richesses considérables qui attisent la convoitise des Etats pour s’en accaparer. En principe, ce sont les Etats côtiers qui disposent d’une priorité d’exploitation et d’exploration. Le régime des eaux territoriales, du plateau continental ainsi que de la Zone Economique Exclusive (ZEE) prévoient de larges compétences. L’article 76 de la CDNUM dispose notamment que tout Etat jouit d’un plateau continental s’étendant à 200 miles. Pour les Etats qui disposent d’un plateau continental géographiquement plus large, la limite peut être étendue jusqu’à 350 miles. Cette extension est toutefois subordonnée à l’avis de la Commission des limites du plateau continental de l’ONU (CPLC) laquelle examine les preuves géologiques. C’est sur la base d’un critère géologique qu’un Etat peut se prévaloir de ce droit : l’espace revendiqué doit constituer le prolongement physique de la plateforme continentale en mer.
Au-delà de la limite de la ZEE, le régime de la haute mer exclut, en principe, les compétences étatiques au profit de la liberté de navigation. L’exploitation des ressources sont ainsi régies selon trois grands principes : non appropriation étatique (CNUDM art 137), exploitation dans l’intérêt de l’Humanité tout entière (CDNUM art 140) et utilisation à des fins exclusivement pacifique (CNUDM art 141). Dans la perspective de la fonte des glaces en Arctique, plusieurs Etats riverains ont déposé une telle demande : la Norvège (2006), la Russie (2001, 2015), l’Islande (2009), le Danemark (2012, 2014), Canada (2019). La revendication des Etats-Unis ne pourra, dans son cas, être étudiée que lorsque le Congrès aura officiellement ratifié la Convention sur le droit de la mer. Un véritable empressement se fait ressentir pour réussir à rassembler les preuves géologiques devant la CPLC, les missions maritimes se multipliant.
Si de nombreux litiges ont eu lieu (Russie/Norvège mer de Barents en 2010, Canada/Danemark à l’Ouest du Groenland en 2012), le principe de coopération pacifique entre les Etats est privilégié. En 2008, la déclaration d’Ilulissat engage les cinq pays limitrophes (Russie, Canada, Etats-Unis, Norvège, Danemark) à collaborer à la préservation de cet espace et réaffirme la primauté du droit international dans le règlement des conflits. Seuls demeurent actuellement les litiges entre les Etats-Unis et le Canada en mer de Beaufort et entre le Canada et le Danemark au nord du Groenland.
Au niveau géopolitique, les tensions se cristallisent autour des grandes puissances. La Russie a notamment fait du développement de l’Arctique sa priorité, fixant des objectifs précis de développement des infrastructures à atteindre en 2035. Le gouvernement Russe rouvre ses bases militaires en Sibérie et sur son littoral. En réaction, les Etats-Unis intensifient également leur présence militaire dans la mer de Barents. La volonté de Trump de racheter le Groenland en 2019 prouve tout l’intérêt que peuvent porter les Etats-Unis à cette région. La Chine montre également une réelle volonté de s’investir dans l’espace arctique. Par son projet Belt and Road Initiative, conçu comme une nouvelle route de la soie, le dragon asiatique entend s’investir fortement dans l’appropriation de ces nouvelles opportunités. Elle place méthodiquement ses pions dans les pays frontaliers et met en œuvre actuellement pas moins de six projets miniers.
III- Potentiel d’évolution du régime juridique de l’océan arctique.
1- Des acteurs au service de la réglementation de la zone polaire.
Si les Etats côtiers sont bien les premiers acteurs responsables de la réglementation en Arctique, le droit de la mer encourage fortement la coopération régionale et internationale. Dans le but d’améliorer l’encadrement juridique d’autres organisations sont en mesure d’intervenir sur ces questions.
Il est possible d’identifier plusieurs organes de gouvernance de cette région parmi lesquels figurent le Conseil Euro-Arctique de la mer de Barents, le conseil nordique et les Arctic security round tables. Toutes les problématiques entre les pays de l’Arctique sont également débattues au sein du Conseil de l’Arctique. Cette organisation intergouvernementale regroupe les cinq Etats côtiers (Arctic 5) que sont le Canada, les Etats-Unis, Danemark, Norvège, Russie. A ces derniers s’ajoutent l’Islande, la Suède et la Finlande (Arctic 8), ainsi que des pays observateurs dont la France mais qui ne disposent d’aucuns droits d’expression. Organe de coopération entre les Etats, il fonctionne par le biais du consensus, les décisions qui y sont prises n’engageant que les membres permanents. Deux accords juridiquement contraignants ont été édictés en 2011 et 2013 respectivement sur la répartition des zones de responsabilités et la coordination des moyens de lutte contre la pollution.
En dépit de la mise en place de plusieurs exercices communs, ces accords révèlent toutefois les faibles moyens à disposition des Etats en termes de sauvetage en mer et de lutte contre la pollution aux hydrocarbures. Du fait de l’environnement rendant la navigation extrêmement rude, l’Arctique est un territoire dont le contrôle juridique s’avère relativement difficile.
Sur le plan maritime, la CNUDM est complétée par l’Organisation Maritime Internationale (OMI), institution spécialisée des Nations Unies chargée des questions de sécurité maritime, prévention de la pollution marine). Réunissant 172 Etats membres, l’OMI permet l’adoption de nombreuses conventions et protocoles. Elle a notamment édicté en 2017 un Code Polaire qui réglemente la navigation en environnement glaciaire. Le texte de la convention pour la sauvegarde de la vie en mer (SOLAS-Safety of Life at Sea) ainsi que la convention pour la prévention de la pollution par les navires (MARPOL - Marine Pollution) ont ainsi été amendés pour comprendre le code polaire. Ce code permet de participer à la protection de l’environnement arctique en imposant des contraintes de sécurité et des interdictions de rejets de déchets polluants.
Ce référentiel de réglementation correspond cependant à une multiplicité de cadres qui se superposent et qui mettent en cause leur efficacité.
2- De la nécessité d’un renforcement de l’arsenal juridique.
Au-delà des revendications territoriales, le passage de bateaux et l’exploitation intensifiée des fonds marins arctiques posent de nombreuses problématiques. L’Arctique reste un espace ou la navigation si particulière n’en fait pas une zone de réglementation classique. Le corpus juridique semble encore relativement insuffisant face à la multiplicité des enjeux qui se confrontent :
liberté de navigation et droits de passage,
exploitation des ressources marines et revendications territoriales,
gestion des ressources halieutiques,
militarisation,
lutte contre les trafics illicites,
dangers environnementaux.
Si plusieurs avantages pourraient résulter de l’exploitation des ressources marines et sous-marines (indépendance en approvisionnement énergétique, manne financière, dynamisation du tissu économique régional), les coûts et les risques associés à un incident d’activité sont de réels freins à la réalisation des projets. De la même façon, bon nombre de ces ressources ne sont encore qu’une formulation d’hypothèses non avérées. Dans un contexte de maritimisation du monde et accroissement des tensions géopolitique, l’édiction d’un corpus juridique contraignant et efficace est plus que jamais cruciale.
Au niveau environnemental les catastrophes écologiques qui pourraient résulter de telles exploitations ne sont plus à démontrer. Si l’IMO tente de réguler les activités par l’interdiction de navigation des bateaux transportant du mazout lourd en Arctique, l’efficacité de son autorité est remise en cause.
L’absence d’un droit contraignant est en effet susceptible d’entraîner une insécurité juridique quant à l’application et à la sanction en cas de non-respect des textes adoptés.