Afin de limiter les risques d’abus, les organismes de normalisation imposent aux titulaires de brevets de s’engager à concéder leurs licences selon des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires, résumées sous l’acronyme bien connu Frand Fair, Reasonable and Non-Discriminatory :
Concrètement, cela signifie :
- Fair (équitable) : les conditions de licence doivent être justes et équilibrées, en tenant compte des intérêts du titulaire du brevet et de ceux du licencié.
- Reasonable (raisonnable) : les redevances (royalties) doivent être proportionnées à la valeur réelle du brevet, et non excessives ou abusives.
- Non-Discriminatory (non discriminatoire) : le titulaire ne peut pas accorder des licences avantageuses à certains acteurs et les refuser à d’autres dans des conditions similaires.
Sans l’obligation Frand, le détenteur d’un brevet essentiel pourrait bloquer l’accès à une norme incontournable (comme la 4G ou la 5G) en imposant des conditions abusives. Ces conditions représentent une garantie de concurrence loyale et un outil de régulation des rapports de force entre titulaires de brevets et opérateurs.
Toutefois, la pratique révèle des incertitudes profondes : qu’est-ce qui constitue un taux « raisonnable » ? Comment apprécier la bonne foi dans la négociation ? Dans quelles conditions un juge peut-il octroyer une injonction ?
Ces questions, loin d’être théoriques, se sont incarnées dans des litiges de grande ampleur, notamment celui qui opposa les trois opérateurs français de télécommunications (Orange, SFR et Bouygues Telecom) au fonds d’investissement américain Ventures. L’affaire illustre la complexité de la confrontation entre opérateurs stratégiques et titulaires (ou acquéreurs) de portefeuilles de brevets. Elle offre un terrain fertile pour analyser les enjeux juridiques et contractuels des SEP.
Dès lors, la problématique centrale peut être formulée ainsi : dans quelle mesure le régime juridique et contractuel des brevets essentiels parvient-il à garantir un équilibre entre la valorisation légitime de l’innovation et la préservation de la concurrence et de l’accès équitable aux technologies stratégiques ?
Pour y répondre, il convient d’examiner, d’une part, le cadre juridique international et comparé des brevets essentiels (I), puis, d’autre part, d’analyser l’affaire française des opérateurs télécoms face au fonds Ventures et ses enseignements pour le droit marocain (II).
I. Le régime international des brevets essentiels et ses fondements contractuels.
Le concept de brevet essentiel trouve sa source dans le processus même de normalisation technique. Lorsqu’une technologie est intégrée dans une norme, son détenteur s’engage à concéder des licences. Cet engagement, qui revêt une nature quasi-contractuelle, constitue un pilier des négociations dans les télécommunications. L’idée est de prévenir les comportements de « hold-up » consistant à bloquer l’accès à une norme pour exiger des redevances excessives.
1. La portée des engagements Frand.
Les engagements Frand sont analysés par les juridictions comme de véritables obligations contractuelles. L’ETSI, par exemple, prévoit que les membres déclarant des brevets essentiels doivent accorder des licences Frand aux candidats licenciés. Cette obligation contractuelle se double d’un contrôle de concurrence : la Commission européenne et la CJUE ont affirmé que le refus de concéder une licence Frand pouvait constituer un abus de position dominante.
La question la plus litigieuse demeure la détermination du taux « raisonnable ». Les décisions britanniques (notamment Unwired Planet v. Huawei, UK Supreme Court, 2020) et chinoises (affaires Oppo c/ InterDigital et Nokia c/ Oppo, 2023) ont admis que les juridictions nationales pouvaient fixer un taux Frand applicable mondialement, mais selon des logiques divergentes.
2. Les injonctions et leur encadrement.
La question des injonctions est particulièrement sensible. Accorder au titulaire d’un brevet essentiel le droit de bloquer un opérateur, c’est lui reconnaître un pouvoir quasi-souverain sur le déploiement d’une norme. La CJUE, dans l’affaire Huawei c/ ZTE (2015), a posé des garde-fous : le titulaire doit avoir proposé une licence Frand et négocié de bonne foi avant de solliciter une injonction. Ces principes tendent à équilibrer les forces contractuelles en évitant que la menace d’interdiction n’impose des conditions abusives.
Ainsi, le droit comparé offre une mosaïque de solutions, mais qui convergent toutes vers une idée centrale : l’obligation Frand n’est pas une option morale, c’est une obligation juridique qui conditionne l’accès même aux marchés.
II. Le litige français entre opérateurs télécoms et le fonds Ventures : enseignements pour la régulation.
1. Les faits et la décision.
En 2022, le fonds d’investissement américain Ventures a engagé une action judiciaire contre les trois principaux opérateurs français de télécommunications, Orange, Bouygues Telecom et SFR. Ce fonds, qui avait acquis un portefeuille de brevets prétendument essentiels à la 4G et à la 5G, réclamait des redevances substantielles en estimant que les opérateurs exploitaient ses technologies sans licence valide. Les opérateurs contestaient la validité de plusieurs titres, invoquaient le non-respect des engagements Frand et dénonçaient l’usage d’injonctions comme instrument de pression.
Le Tribunal judiciaire de Paris, saisi du litige, a procédé à une analyse minutieuse. D’une part, il a admis la validité de certains brevets tout en invalidant d’autres, confirmant ainsi que la déclaration d’essentialité ne suffisait pas à établir une présomption irréfragable. D’autre part, il a rappelé que l’engagement Frand constitue une obligation contractuelle dont le non-respect peut engager la responsabilité du titulaire. Le recours systématique à l’injonction fut écarté, le juge considérant que les opérateurs avaient manifesté leur volonté de négocier et que Ventures avait, au contraire, adopté une position rigide incompatible avec la bonne foi.
Au terme de cette décision, le tribunal a refusé d’accorder les injonctions sollicitées par Ventures et a fixé, à titre provisoire, des conditions de redevance alignées sur les taux pratiqués par d’autres détenteurs de SEP.
2. Analyse critique.
Cette affaire illustre parfaitement la tension contractuelle et concurrentielle au cœur des SEP. Elle montre d’abord que la propriété intellectuelle ne peut être exercée de manière absolue lorsqu’elle concerne une technologie standardisée. L’intérêt général impose que le droit des brevets s’articule avec une obligation de négociation loyale.
Elle révèle ensuite la spécificité des acteurs impliqués : en l’espèce, un fonds d’investissement, dont la logique de rentabilité maximale est étrangère aux contraintes industrielles, affrontait des opérateurs de réseaux, dont la mission comporte une dimension de service public. Cette asymétrie justifie une vigilance accrue du juge, qui doit arbitrer entre innovation et continuité des services essentiels.
Enfin, la décision française s’inscrit dans une tendance jurisprudentielle européenne consistant à contrôler strictement l’usage des injonctions en matière de SEP. Elle constitue un signal clair : les tribunaux n’acceptent plus que les engagements Frand soient détournés de leur finalité pour devenir un outil de spéculation.
Conclusion.
L’analyse du régime des brevets essentiels à la lumière du contentieux français met en évidence une problématique fondamentale : comment garantir un équilibre contractuel et concurrentiel dans un secteur où l’accès aux technologies standardisées conditionne l’avenir même de la société numérique ?
Les juridictions européennes, à l’instar du Tribunal de Paris, tendent à privilégier une lecture stricte de l’obligation Frand et à encadrer sévèrement le recours aux injonctions. Cette orientation mérite d’être méditée par les systèmes juridiques en construction, tel le droit marocain. L’absence actuelle de dispositions spécifiques sur les SEP expose les opérateurs nationaux à des risques contentieux significatifs. Introduire dans la loi une reconnaissance explicite des SEP, assortie de règles claires sur la négociation, la transparence et le contrôle judiciaire des injonctions, constituerait une avancée décisive.
La 5G est, par nature, une technologie collective. Elle ne peut prospérer que si le droit réussit à concilier la protection légitime des inventeurs et la nécessité de garantir un accès équitable aux infrastructures. À défaut, l’innovation elle-même risque d’être paralysée par les contentieux et la spéculation.


