Ces mesures ont permis d’obtenir des données impliquant plusieurs personnes dans un trafic de stupéfiants. Les mis en examen avaient soulevé diverses nullités devant la chambre de l’instruction, contestant notamment la captation de données de géolocalisation sans autorisation spécifique et la prétendue surveillance de masse généralisée via le réseau SKY ECC. L’arrêt de la Cour de cassation rejette ces moyens et valide une lecture extensive des techniques spéciales d’enquête, posant la question de la dilution implicite des garanties procédurales à l’ère numérique. Les éléments factuels et procéduraux se confondent ici avec le cœur stratégique de la décision : pour démontrer l’usage présumé illicite d’un système de cryptologie, la captation massive devient simultanément l’objet et le moyen de la preuve.
Introduction.
L’arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 7 janvier 2025 marque une inflexion décisive dans le traitement juridictionnel de la captation des données informatiques. À travers le prisme du système de cryptologie Sky ECC, il consacre une lecture élargie des techniques spéciales d’enquête, au prix d’un possible affaiblissement des garanties procédurales.
L’affaire trouve son origine dans une enquête ouverte en 2019 pour association de malfaiteurs et fourniture de moyens de cryptologie, après la découverte de communications chiffrées via Sky ECC. Sur commission rogatoire, des interceptions et captations informatiques furent réalisées, puis exploitées par la Junalco, conduisant à la mise en examen de plusieurs individus.
Contestant la régularité des mesures, le mis en examen soutenait que la captation avait permis une véritable géolocalisation déguisée, et qu’elle procédait d’une surveillance de masse incompatible avec les principes de proportionnalité et de finalité.
La Cour de cassation rejette ces moyens : elle juge que la captation régulièrement autorisée peut inclure les données de localisation et que le grief de surveillance massive est inopérant. Ce faisant, elle consacre un glissement du régime de la captation vers celui d’une saisie globale de données numériques, où la finalité technique tend à primer sur la protection procédurale.
I. Captation informatique et géolocalisation : une assimilation controversée.
A. Une captation qui absorbe la localisation.
Dans le cadre de l’enquête relative à l’utilisation du système de cryptologie Sky ECC, les juridictions ont été amenées à préciser la portée de la captation des données informatiques et son articulation avec la géolocalisation. La chambre criminelle valide l’analyse de la chambre de l’instruction selon laquelle « la mesure de captation autorisée portait sur l’ensemble des données informatiques contenues dans les serveurs et boîtiers Sky ECC ». Elle ajoute que « les données de localisation des terminaux saisis résultent des opérations de captation et de déchiffrement, sans qu’il soit besoin d’une autorisation spécifique distincte ». Autrement dit, la captation informatique, une fois autorisée, couvre implicitement les données de géolocalisation dès lors qu’elles apparaissent comme accessoires ou inhérentes au fonctionnement du système surveillé.
Cette assimilation, que la cour justifie par la nature technique des échanges entre terminaux et serveurs, consacre une approche fonctionnelle de la captation : ce qui est accessible à partir du dispositif visé peut être exploité, indépendamment de la catégorie juridique des données obtenues.
La cour s’appuie d’ailleurs expressément sur l’article 706-102-1 du Code de procédure pénale, rappelant que la mesure « permet la captation, l’enregistrement et la transmission de données informatiques stockées ou circulant dans un système ».
Dès lors, la distinction classique entre captation et géolocalisation s’efface au profit d’une lecture unifiée du recueil numérique : la localisation devient un simple attribut de la donnée. Autrement dit, l’information relative à la position géographique du terminal n’est plus considérée comme une finalité autonome de la mesure - qui supposerait une autorisation spécifique - mais comme un élément intrinsèque de la donnée informatique captée. Dans la logique technique de la cour, toute donnée émise ou reçue par un appareil connecté comporte nécessairement des métadonnées de localisation : celles-ci font partie intégrante du flux capté, au même titre que les adresses IP, les identifiants IMEI ou les horodatages. En requalifiant ainsi la géolocalisation en simple propriété technique des données interceptées, la chambre criminelle déplace le débat du terrain de la finalité (localiser une personne) vers celui du fonctionnement (capturer un flux).
Ce déplacement, apparemment technique, emporte des conséquences juridiques majeures : la géolocalisation cesse d’être une mesure intrusive soumise à un régime spécial, pour devenir une conséquence automatique de la captation, échappant à tout contrôle spécifique.
B. Une ligne de crête entre captation licite et détournement de procédure.
Dans le cadre de la captation informatique autorisée sur le réseau Sky ECC, la question se pose de savoir si l’extension implicite aux données de localisation respecte le cadre légal prévu pour les mesures de géolocalisation. Cette assimilation n’est cependant pas dépourvue de tension juridique. L’article 230-32 du CPP impose une autorisation spécifique pour toute mesure autonome de géolocalisation, dans une logique de spécialité et de proportionnalité. La cour estime néanmoins qu’« aucun détournement de la mesure de captation aux fins de contourner le dispositif légal prévu pour la géolocalisation ne peut dès lors être sérieusement allégué » (pt. 12).
Cette lecture extensive, tout en consolidant la validité de la captation, fragilise la sécurité juridique et le principe d’interprétation stricte du droit pénal. En effet, en acceptant que la captation informatique couvre implicitement toutes les données, y compris les informations de localisation des terminaux, la cour crée une incertitude sur ce qui est réellement autorisé et sur ce qui relève d’un excès de procédure. Le droit pénal, qui exige classiquement une interprétation stricte des mesures restrictives de libertés, se trouve ici élargi par une lecture technique et fonctionnelle : le flux de données est considéré comme un tout, indépendamment du type de données captées.
Pour la défense, cela impose une vigilance méthodologique accrue. L’avocat doit désormais analyser avec précision le traitement technique des données, distinguer celles captées dans le cadre légal de celles qui pourraient constituer un excès, et requalifier les actes pouvant apparaître sous l’apparence d’une captation générique. En pratique, il s’agit de vérifier si la mesure initiale de captation a été respectée dans ses limites, et de contester le cas échéant des points spécifiques, tout en tenant compte que la cour valide la captation globale. Cette vigilance devient indispensable pour préserver les droits fondamentaux dans un contexte où l’outil technique est à la fois moyen et objet de preuve.
II. Surveillance massive et présomption de criminalité : un paradoxe procédural.
A. Le rejet du grief de surveillance généralisée.
Dans le contexte de l’enquête Sky ECC et de la captation massive des données, la question se pose de savoir si un justiciable peut contester l’ensemble des mesures affectant les communications de tiers. Le moyen soulevé par le demandeur au pourvoi concernant la captation massive de l’ensemble des communications des utilisateurs SKY ECC, estimée à plus d’un milliard de messages pour environ 117 000 personnes (pt. 17), est rejeté par la cour. Celle-ci considère que le requérant « n’a pas qualité à agir en annulation de l’ensemble des interceptions et captations […] concernant des utilisateurs tiers » (pt. 18) et que le grief fondé sur l’atteinte disproportionnée à la vie privée est inopérant (pt. 19). L’arrêt admet ainsi une logique individualiste, filtrant l’intérêt à agir et évacuant le débat sur la compatibilité structurelle de ces mesures avec les droits fondamentaux, malgré la jurisprudence européenne.
Plus précisément, l’arrêt valide cette lecture strictement individualiste, en considérant que M. [W] « n’a pas qualité à agir en annulation de l’ensemble des interceptions et captations […] concernant des utilisateurs tiers » (pt. 18). Autrement dit, la Cour de cassation limite l’intérêt à agir du justiciable aux seules mesures affectant directement sa vie privée, écartant toute possibilité de contester la régularité de mesures susceptibles d’avoir porté atteinte à un ensemble plus large d’utilisateurs du réseau SKY ECC. Cette lecture formelle conduit à évacuer le débat sur la compatibilité structurelle de la captation massive avec les droits fondamentaux, notamment avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et les articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui protègent la vie privée et les communications.
Cette approche contraste avec la jurisprudence européenne, qui admet qu’un justiciable puisse agir lorsque des mesures de surveillance systémique affectent des droits collectifs ou génériques. La CEDH, dans l’affaire Zakharov c. Russie [1], a jugé que la surveillance de masse, même indirecte, pouvait ouvrir un droit à agir pour contester la régularité d’un dispositif affectant la vie privée de manière générale. De même, la CJUE reconnaît que l’atteinte disproportionnée à des données de connexion peut relever d’une protection effective des droits de l’ensemble des personnes concernées.
Ainsi, la décision du 7 janvier 2025 filtre l’intérêt à agir selon une logique restrictive, qui préserve l’efficacité des mesures de captation mais limite la portée de la défense collective et réduit la capacité des justiciables à contester les pratiques de surveillance systémique. Cette orientation soulève une tension doctrinale importante : la protection individuelle est maintenue pour le requérant direct, mais le contrôle structurel des dispositifs massifs de captation est affaibli, ce qui contribue à la dilution des garanties procédurales dans le contentieux des techniques spéciales d’enquête.
B. La doctrine du « chiffrement criminel » et le paradoxe de la captation massive.
Dans le cadre de l’examen des moyens soulevés par le pourvoi, la Cour de cassation rappelle que la captation de données informatiques doit être analysée au regard de l’usage présumé des systèmes techniques concernés, en particulier lorsqu’il s’agit de dispositifs de cryptologie non déclarés. L’arrêt met en lumière un raisonnement jurisprudentiel inédit : l’ampleur des mesures de captation est justifiée par l’existence d’un système de cryptologie non déclaré, que la cour qualifie comme « utilisé aux fins d’activités illicites » (pt. 21). Ce point constitue le cœur de l’évolution jurisprudentielle : la seule manière de démontrer l’usage présumé illicite du système SKY ECC est ici la captation elle-même. Autrement dit, la technique invasive devient simultanément l’objet et le moyen de la preuve. Cette circularité procédurale soulève une interrogation fondamentale de droit pénal : peut-on légitimement autoriser une ingérence massive dans les communications privées sur la seule présomption que la technologie employée pourrait servir à des fins criminelles ? Cette circularité procédurale soulève la question de savoir si, en droit pénal, il est légitime d’autoriser une ingérence massive dans les communications privées sur la seule présomption que la technologie utilisée pourrait être employée à des fins criminelles.
La Cour de cassation adopte implicitement le raisonnement suivant : premièrement, le système SKY ECC est soupçonné d’être utilisé à des fins criminelles ; deuxièmement, pour démontrer cette utilisation présumée, il est nécessaire d’accéder aux communications chiffrées, car elles contiennent l’information pertinente sur les échanges potentiellement illicites ; enfin, pour accéder à ces communications, il faut mettre en œuvre une captation massive ou ciblée, c’est-à-dire une technique spéciale d’enquête invasive qui collecte l’ensemble des données transitant par le système.
Autrement dit, la preuve de l’illégalité repose sur l’intrusion elle-même. Sans cette captation, il serait impossible de démontrer l’usage présumé illicite du système. Cette logique crée une circularité : la justification de la captation (prouver l’usage criminel) dépend de la captation elle-même. La défense se retrouve dans une position paradoxale : contester la captation revient à remettre en cause la seule manière de prouver l’infraction, tandis qu’accepter la captation légitime indirectement l’hypothèse de criminalité. C’est ce que l’on peut qualifier de glissement algorithmique ou de circularité procédurale, soulevant des questions cruciales sur la proportionnalité et la protection des droits de la défense à l’ère numérique.
La décision admet explicitement qu’un système de cryptologie conçu pour la confidentialité, par son usage même, peut fonder une suspicion préalable. Cette lecture induit un renversement implicite du principe de proportionnalité, traditionnellement requis pour les techniques spéciales d’enquête. En pratique, la captation massive n’est plus justifiée par des indices ciblés mais par le simple fait que le système est supposé être criminel de manière générique. La cour souligne que ces mesures « n’ont été ordonnées et mises en œuvre qu’à l’encontre d’utilisateurs d’un moyen de cryptologie non déclaré » (pt. 21), légitimant ainsi l’étendue de la captation dans le cadre d’un dispositif supposé clandestin.
Pour la défense, ce raisonnement engendre un dilemme stratégique paradoxal : contester la captation revient à contester la preuve même de l’infraction, car la captation constitue le seul moyen de démontrer l’usage illicite du système. Inversement, accepter la captation valide implicitement l’argument de la cour et, par là même, la présomption de criminalité fondée sur l’outil technique lui-même. L’avocat se retrouve ainsi face à une situation inédite où l’attaque de la régularité de la mesure se heurte à la logique intrinsèque de la preuve : la captation massive devient à la fois preuve et présomption, ce qui risque de diluer les garanties procédurales prévues par le Code de procédure pénale et le droit européen.
Enfin, cette décision instaure une notion de « criminalisation de la technique » : l’usage d’un système de cryptage, indépendamment de l’intention réelle de l’utilisateur, peut suffire à justifier des mesures invasives. À l’ère numérique, la technique se mue en critère de suspicion ; le simple recours à des outils de confidentialité devient un marqueur de risque pénal. Pour la doctrine et la pratique pénale, cette évolution appelle à une vigilance méthodologique renforcée : il devient impératif de démontrer que la captation est proportionnée, ciblée et strictement encadrée, sous peine de voir les droits de la défense réduits à un rôle formel face à des dispositifs technologiquement autonomes.
III. Conclusion : les implications pratiques pour la défense pénale.
L’arrêt du 7 janvier 2025 illustre de manière saisissante la tension entre l’efficacité des techniques spéciales d’enquête et la protection des droits fondamentaux à l’ère numérique. La captation massive de données informatiques, validée par la Cour de cassation et étendue aux données de géolocalisation, montre comment un outil technique peut devenir à la fois objet et moyen de la preuve, générant une circularité procédurale et un glissement algorithmique des garanties.
Pour la défense pénale, cette décision implique plusieurs enseignements pratiques majeurs :
1. Maîtrise technique indispensable : il devient crucial de comprendre les infrastructures, les protocoles et les flux de données impliqués dans les mesures de captation. Une analyse précise permet d’identifier les points où la mesure pourrait excéder son cadre légal et de contester, le cas échéant, des intrusions spécifiques.
2. Stratégie juridico technique : contester la captation ne peut plus se limiter à des arguments formels fondés sur les articles 802, 591 ou 593 du Code de procédure pénale. La défense doit articuler ses moyens autour de la proportionnalité, du ciblage et de la nécessité, en mobilisant la jurisprudence européenne (CEDH, CJUE) et les standards de protection des droits de la personne.
3. Préservation des garanties procédurales : face à la captation massive, qui tend à devenir une présomption de criminalité, l’avocat doit mettre en œuvre des contre-expertises technico-juridiques, démontrer la proportionnalité et l’étendue réelle de la mesure, et rappeler au juge la distinction entre finalité technique et finalité pénale.
4. Réflexion doctrinale et prospective : la décision introduit une logique de “criminalisation de la technique”, où l’usage d’outils de cryptologie, indépendamment de l’intention de l’utilisateur, peut suffire à justifier une ingérence massive. La défense doit donc anticiper l’élargissement potentiel de cette lecture à d’autres systèmes cryptographiques ou techniques spéciales d’enquête.
Au total, la jurisprudence Sky ECC impose à la défense pénale une posture proactive, hybride et technico-juridique. Elle doit conjuguer rigueur procédurale, maîtrise technique et vigilance stratégique pour préserver les droits fondamentaux dans un environnement numérique où l’outil technique tend à devenir autonome et prescriptif de la preuve.


