I. Les faits.
Chanel commercialise depuis les années 50 un modèle de « slingback » beige au bout contrasté de couleur noire qu’elle considère comme étant un modèle iconique de ses collections de souliers :
De même, Chanel a décliné la bandoulière de son sac 2.55 au fil des années sur de nombreux autres types d’accessoires (ceintures, bijoux, chaussures, etc.), laquelle constitue désormais selon elle un élément essentiel de ses codes identitaires :
Or, Jonak a commercialisé divers souliers reprenant tantôt le code couleur beige à bout contrasté noir, y compris pour des « slingback », tantôt une chaîne entrelacée de cuir :
Estimant que ces souliers portent atteinte à ses codes distinctifs et identitaires, Chanel a donc assigné Jonak en parasitisme devant le Tribunal de commerce de Paris en décembre 2020.
II. La décision du Tribunal de commerce de Paris.
En première instance, le tribunal de commerce (TC Paris 15ᵉ ch., 17 octobre 2022, RG 2021005707) reconnaissait le parasitisme uniquement s’agissant des sandales reprenant la chaîne entrelacée de cuir ci-dessus reproduites et limitait la condamnation de Jonak au paiement d’une indemnité de 17 500 euros, montant plutôt faible compte tenu de la notoriété de la marque Jonak et de l’exposition de ses souliers auprès du public.
Chanel formait donc appel de ce jugement et étayait son dossier (notamment avec un sondage et des attestations de ses dépenses en communication par son commissaire au compte) pour démontrer que ses souliers slingback ont bien une valeur économique individualisée justifiant sa réclamation.
A noter que la compétence du tribunal de commerce ne semble pas avoir été remise en question par Jonak. Pourtant, la question aurait pu faire débat, la Cour de cassation ayant déjà jugé pour mémoire que seul le tribunal judiciaire est compétent pour statuer sur des faits de concurrence déloyale et parasitaire dès lors que comme en l’espèce aucun droit de propriété intellectuelle n’est invoqué mais que
« le caractère original ou distinctif des éléments dont la reprise est incriminée n’est pas une condition de son bien-fondé, mais un facteur susceptible d’être pertinent pour l’examen d’un risque de confusion » (Cass. com., 6 déc. 2016, n° 15-18.470).
III. L’arrêt de la Cour d’appel de Paris.
La Cour d’appel de Paris (CA Paris 16 octobre 2024 n°22-19513) rappelle que pour que le parasitisme soit caractérisé, il incombe à Chanel de « rapporter la preuve et de démontrer que les éléments constitutifs de ces comportements répréhensibles sont réunis, à savoir :
- l’existence d’une valeur économique individualisée résultant d’un savoir-faire, d’un travail intellectuel, d’une notoriété et d’investissements,
- l’inspiration ou l’évocation de cette valeur économique procurant un avantage concurrentiel à l’auteur des actes parasitaires,
- et une inspiration ou une évocation intentionnelle injustifiée et à titre lucratif ».
3.1 Sur la valeur économique individualisée.
En l’espèce, la cour estime d’abord que « l’association de ces deux couleurs (beige et noir), au demeurant classiques pour des chaussures, ne saurait être appropriable en soi » et qu’« il appartient donc aux sociétés Chanel de démontrer que l’application de ces deux couleurs pour les chaussures Chanel prétendument parasitées par les chaussures commercialisées par les sociétés Jonak... constitue une valeur économique individualisée ».
C’est précisément ce que Chanel parvient à démontrer aux yeux de la cour grâce à :
- leur large exposition depuis de nombreuses années (dans des films, la presse, un musée, aux pieds de nombreuses célébrités, etc.) ;
- un sondage sur un panel de 500 femmes ayant en majorité associé les souliers à la marque Chanel grâce à leur coloris noir et beige ;
- une importante revue de presse ;
- et aux importants investissements engagés par Chanel pour promouvoir ses souliers en général et en particuliers ses souliers « slingback », ainsi que sa marque.
Concernant les sandales Jonak reprenant la chaîne entrelacée de cuir, la cour procède au même raisonnement et confirme la décision de première instance ayant reconnu le parasitisme de Jonak.
3.2 Sur l’atteinte.
En ce qui concerne l’atteinte, la cour relève ensuite que :
- l’impression visuelle d’ensemble entre les souliers Jonak et Chanel est proche (malgré des différences tenant notamment à la couleur du talon beige chez Chanel et noir chez Jonak et la forme de la bride asymétrique et sans fermoir chez Chanel) ;
- aussi bien les clientes de Jonak dans leurs commentaires sous les publications des souliers litigieux sur internet que les femmes interrogées à l’occasion du sondage par Chanel, associent les souliers Jonak litigieux à la Maison Chanel ;
- Jonak aurait aussi associé ses produits à l’univers Chanel.
En conséquence, la Cour estime que le parasitisme est caractérisé pour les souliers Jonak suivants :
En revanche, la Cour rejette le parasitisme s’agissant des autres souliers invoqués par Chanel notamment ci-dessous reproduits, Chanel n’ayant pas suffisamment démontré la valeur économique individualisée des souliers équivalents dans ses collections et la seule association sur un soulier de la couleur beige et d’un bout d’empeigne contrasté de couleur noire n’étant pas en soi appropriable :
3.3 Sur la réparation du préjudice.
Enfin, concernant la réparation du préjudice, la Cour rappelle qu’en matière de parasitisme, la réparation du préjudice peut être évaluée en prenant en considération l’avantage indu que s’est octroyé l’auteur des actes délictuels au détriment de ses concurrents, modulé à proportion des volumes d’affaires respectifs des parties affectés par ces actes (Cass, 12 février 2020, 17-31.614).
3.3.1 Le préjudice économique.
Elle procède donc à un calcul approximatif de la marge réalisée par Jonak sur la vente des souliers litigieux (sur la base d’une estimation du nombre de produits vendus et d’une marge de 60%) et condamne cette dernière à verser la somme de 150 000 euros à Chanel au titre du préjudice économique.
A cet égard, la cour ne précise cependant pas si elle se base sur des chiffres limités à la France ou à l’Europe, voire au monde entier, ce qui est dommage. En effet, la Cour s’était expressément déclarée compétente dans une précédente récente affaire pour statuer sur l’intégralité du préjudice résultant des actes de parasitisme commis sur l’ensemble du territoire de l’Union européenne (et ce au motif qu’en l’absence d’harmonisation de la concurrence déloyale et parasitaire au sein de l’Union, il existe un risque de décisions inconciliables si les demandes étaient jugées séparément - cf. affaire Céline/Mango - CA Paris, novembre 2023, n° 21/19126). Cette imprécision laisse donc planer le doute sur l’étendue de la réparation du préjudice.
3.3.2 Le préjudice moral.
En outre, et sans davantage de motivation, la Cour condamne également Jonak au paiement de la somme de 30 000 euros au titre du préjudice moral de Chanel du fait de la dilution du caractère attractif de ses produits. Cette atteinte qui semble cependant la plus importante aurait cependant sans doute mérité un montant plus élevé.
3.3.3 La publication de l’arrêt.
En revanche, la Cour rejette la demande de publication de la décision de Chanel (qui avait pourtant été accordée en première instance) estimant le préjudice suffisamment réparé. Cette motivation apparaît critiquable dès lors que l’atteinte à l’image de luxe et de prestige attachée à ses souliers iconiques a été irrémédiablement compromise du fait des agissements de Jonak reconnus comme fautifs et que la publication apparaît précisément à l’inverse comme la meilleure manière de réparer une telle atteinte d’image.
Discussion en cours :
Dans les années 80 ce modèle d’escarpins contrastant le bout noir avec le reste de couleur clair était répandu. Ouverte ou pas à l’arrière. Surprenant donc....