Le choc des mondes.
Le constat est là et sans appel : le monde des avocats est, depuis plusieurs années, le terrain de la confrontation entre deux modèles. L’un, patriarcal, sclérosé et enfermé dans des certitudes vieilles de plusieurs décennies ; l’autre, collaboratif et prônant la diversité et la liberté dans l’organisation de son temps. Le premier est très clairement dominant depuis des décennies, quand le second tente aujourd’hui une incursion via les nouvelles générations. Et alors que la féminisation est en marche depuis longtemps chez les avocats, les principales victimes de cet abus de position dominante demeurent les femmes.
En cause, un système managérial basé sur le présentéisme, la disponibilité extensive au profit du client et la facturation, qui joue contre leur élévation sociale au service avant tout d’avocats associés hommes, au sommet de la hiérarchie. Résultat : une situation professionnelle infernale, métaphore du marteau et de l’enclume. Car d’un côté les femmes sont stéréotypées comme des mères, des épouses mais pas des dirigeantes naturelles. De l’autre, elles doivent travailler avec une intensité double pour se légitimer aux yeux de leurs confrères masculins. Et gare aux futures mères car en retour, certains cabinets se permettent de les licencier après un retour de congé maternité, voire même pendant ce congé. Une punition subie aussi par les pères qui éprouvent une grande difficulté à faire accepter leur congé par leur employeur.
Selon le rapport de Kami Haeri, les femmes représentent 70% des dernières promotions d’élèves-avocats, 52% des avocats parisiens. Mais leurs revenus sont en moyenne 10% inférieurs à ceux des hommes au début de l’activité, et jusqu’à 18% inférieurs en sixième année. De même, au Barreau de Paris, elles représentent 64% des avocats collaborateurs, mais seulement 36% des associés.
Un cocktail toxique qui débouche soit sur des emplois précaires, soit, dans le pire des cas, sur une fuite des cerveaux avec le départ de 30 à 40% des femmes à partir de 5 ans de barreau. La fin d’un rêve et l’arrêt de l’ascenseur social au sein de la profession.
Nouvelle génération= révolution ?
Démographie oblige, le renouvellement des générations devrait constituer un véritable tournant en proclamant que le changement, c’est maintenant ! Inspirés des nouvelles méthodes de gouvernance, plus horizontales et collaboratives, les nouveaux avocats hommes et femmes entrent sur le marché du travail avec des envies et surtout une motivation pour les faire appliquer.
L’Union des Jeunes Avocats de Paris se fait leur porte-voix en poussant de plus en plus les instances dirigeantes à se réformer. Les dernières élections du bâtonnat en sont un signe encourageant, grâce au programme pro-égalité du couple dirigeant composé de Marie-Pierre Peyron et Basile Ader. Les valeurs prônées par ces nouveaux venus sont l’autonomie, les relations humaines, l’apprentissage au sein d’un environnement riche et sécurisant. S’y ajoutent les attentes des nouveaux clients en phase avec la nouvelle génération. Autant de facteurs sur lesquels s’appuyer pour faire changer les choses.
Pour cela, depuis 2013, l’association représentante de la jeune génération d’avocats s’efforce de faire infuser les nouvelles pratiques de l’égalité professionnelle.
D’abord au sein du Barreau de Paris, avant peut être de contaminer le reste de la société. A son actif, on peut citer l’insertion dans le règlement du barreau du principe d’égalité et de lutte contre le sexisme, l’instauration d’une interdiction des ruptures de contrat dans les deux mois suivant le retour de congé de maternité, le congé paternité à quatre semaines, la mise en place de référents harcèlement et discrimination au Barreau de Paris pour les élèves-avocats et collaborateurs notamment, et la création d’une commission et d’une infraction disciplinaire spéciale de harcèlement et de discrimination de neuf mois de suspension dans le règlement intérieur de l’instance parisienne.
Réfléchir à une nouvelle organisation managériale suppose d’avoir une véritable vision des nouveaux rapports humains dans le travail, grâce à l’innovation. Le renouveau du management pour les cabinets d’avocats peut passer par une redéfinition de l’espace de travail qui se voudrait plus mobile et collaboratif, loin des bureaux individuels. Les échanges y seraient simplifiés, décloisonnés du cérémonial qu’on prête à la hiérarchie entre avocats, avec une vraie considération mutuelle grâce à des espaces multifonctionnels et ouverts à tous.
Le modèle économique doit aussi être revu pour en finir avec l’obsession de la facturation. L’évolution des nouvelles technologies et l’accès facilité à l’information juridique voire à la prestation juridique rendent caduque cette pensée de l’avocat comme seul détenteur du savoir juridique. Pour se remettre dans le jeu, les cabinets doivent inventer leurs propres systèmes de facturation alternatifs, plus en accord avec les nouvelles réalités de la vie des avocats.
Il faut centrer cette nouvelle interface économique sur les valeurs au cœur des préoccupations d’aujourd’hui : l’autonomie, l’émancipation, la valeur ajoutée qualitative et non quantitative, l’humain et le bien-être. Le modèle écrasant reposant sur la dichotomie associé/collaborateur doit prendre fin, pour faire travailler ensemble ces deux avocats que seule l’expérience différencie. Remettre en lumière la mission de transmission et de solidarité des baby-boomers à l’égard des nouvelles générations, pour permettre l’ascension sociale pour l’ensemble de la profession et notamment les avocates. La sororité et la confraternité également sont des concepts à favoriser.
Le Village de la Justice est bien conscient de cet impératif de changement et l’organisation annuelle du Prix de l’innovation des avocats en Relation-Clients en est un exemple. Il faut réfléchir aux nouveaux modes de production de la valeur ajoutée pour le client. Cette année notamment, les deux lauréates ont permis de montrer que l’avocature peut être force d’innovation dans le renouvellement du management des professions du droit en inscrivant l’éthique, l’humain et l’expertise au sein d’une même volonté. Une prise de conscience qui répond à une urgence de propositions à l’égard des défis posés par les nouvelles technologies, et l’usage grandissant qu’en font les clients actuels et futurs.
Les mécanismes sociaux actuels freinent voire empêchent les avocates de se considérer comme légitimes à travailler en tant que dirigeantes d’une société d’avocats. La plupart, encore élèves-avocates ou collaboratrices, travaillent beaucoup mais dans l’ombre et ne réclament pas ce qui pourrait leur être dû. Tout le contraire des hommes qui, eux, s’en sentent capables. C’est donc une question d’éducation : apprenons-leur à demander et à revendiquer leurs droits. Des cabinets de conseils peuvent aider, comme celui de Marie Becker, Accordia, qui était intervenu durant les Assises de l’égalité.
Le changement des mentalités passera par toutes les sphères de la société du droit, du simple cabinet au Conseil de l’Ordre, et toutes les étapes de la vie des citoyens. Cette vision de l’éducation à l’égalité est portée notamment par le Laboratoire de l’Egalité que Corinne Hirsh était venue présenter durant l’événement co-organisé par le Barreau de Paris et le magazine Elle. Cette association a proposé aux candidats à l’élection présidentielle de 2017 de signer un Pacte pour l’Egalité articulant « 12 propositions déclinées en 120 mesures concrètes pour faire avancer l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes ». Trois parties structurent ce document : une première sur « L’Autonomie des femmes et l’accès aux responsabilités », une seconde sur « La Construction d’une culture de l’égalité durable », une troisième sur « La Révolution des temps ».
Toutes ces thématiques pour changer de paradigme vont-elles porter leurs fruits ? L’avenir nous le dira.
Les mentalités évoluent doucement, les instances progressent elles-mêmes dans leur évaluation du problème et de ses solutions. Une chose est sûre, les femmes et les hommes devront agir de concert, car la moitié de l’humanité ne peut pas avancer si l’autre reste à quai, et ce constat aurait dû être fait depuis fort longtemps.