C’est un mauvais matin pour le Président. En lieu et place des croissants et des cafés, les mauvaises nouvelles tombent les unes après les autres. Autour de la table, le comité le plus restreint possible : les ministres régaliens, les ministres concernés, les scientifiques et médecins. Une seule question : comment gérer la crise ? [1]
Le hasard est ainsi fait que la présente chronique, rédigée pourtant plusieurs semaines auparavant, avait pour sujet la gestion de crise. Et plus particulièrement la place des avocats au sein de celle-ci.
Finalement la crise est venue avant notre article, montrant violemment son caractère souvent imprévisible.
Mais si la description de la crise semble désormais primordiale pour que chacun comprenne comment y faire face, la question de la place des juristes n’en reste pas moins importante, voire cruciale : ne serait-ce que parce que pour l’instant, sauf pour la rédaction de la loi « urgence sanitaire » à venir, on ne leur a rien demandé, alors qu’ils auraient sans doute beaucoup à dire : quel droit applicable pendant la crise ? Quelles mesures dérogatoires ? Quels contrats respecter, quels contrats mettre de côté, quels contrats urgents à mettre en œuvre ? Quelle responsabilité en cas d’action ou d’inaction aggravant la crise ? Quelles conséquences, quelles sanctions en cas de faute ?
Deux points donc ici, la crise (I) et la gestion de la crise, du point de vue du droit et particulièrement du juriste/avocat (II).
I. La crise.
1. Définition de la crise.
On peut définir la crise de manière générale comme une situation anormale ou un évènement, imprévisible dans son existence ou dans le moment de sa survenance, représentant une difficulté grave pour l’entité qui l’affronte et nécessitant une mise en place de moyens sortant de l’ordinaire pour y faire face.
La crise peut venir de partout : de la nature (catastrophe naturelle, ou comme aujourd’hui maladie), de l’économie (grève, krach…), de l’organisation (rupture de stock…), de la technique (machine en panne…), de drames (décès d’un homme clé, terrorisme…), d’infractions subies (cyberattaques…) ou commises (arrestation du PDG…) ; de l’intérieur comme de l’extérieur ; et avoir des conséquences tant en termes économiques, humains que réputationnels.
Comme on le constate désormais, toute l’activité humaine se tenant, lorsque la crise est particulièrement grave, comme dans un jeu de dominos, la survenance de l’un de ces évènements (maladie) peut provoquer (krach, rupture de stocks, pannes etc…) ou permettre (cyberattaques…) les autres.
2. Anticipation et Gestion de crise.
2.1. Anticipation de la crise.
Autant que faire se peut, il convient d’anticiper les crises. Anticiper, c’est selon la norme ISO 22301, mettre en place un « processus de management holistique qui identifie les menaces potentielles pour une organisation, ainsi que les impacts que ces menaces, si elles se concrétisent, peuvent avoir sur les opérations liées à l’activité de l’organisation, et qui fournit un cadre pour construire la résilience de l’organisation, avec une capacité de réponse efficace préservant les intérêts de ses principales parties prenantes, sa réputation, sa marque et ses activités productrices de valeurs ».
Ceci passe, entre autres, par plusieurs actions :
i) la cartographie des risques, qui permet de connaître, autant que possible, les risques pesant sur l’entreprise, ses points de vulnérabilité et les conséquences éventuelles, et connues, de la survenance du risque ;
ii) la veille qui permet non seulement la mise à jour des risques connus et identifiés mais aussi, le cas échéant d’en découvrir de nouveaux (ainsi une nouvelle loi, votée après que la cartographie ait été réalisée et qui implique une nouvelle responsabilité pour l’entreprise si elle n’est pas respectée) ou de détecter les « signaux » de la crise (par ex. : des discussions « houleuses » avec un syndicat, annonçant la possibilité d’une grève) ;
iii) le plan de continuation d’activité dont le but est « d’assurer la continuité d’activité malgré la perte de ressources critiques » et de « mettre en place les moyens de la reprise normale d’activité » (cf. site SGDSN, le « PCA ») ; en d’autres termes, il prévoira les moyens concrets permettant à l’entité de fonctionner en « mode dégradé » le temps de la crise, autant que les moyens concrets de sa « résilience » c’est-à-dire de son retour à la normale le plus rapidement possible ;
iv) la préparation des moyens techniques, matériels, humains, etc.. de la continuation d’activité (et normalement prévus dans le PCA) : locaux, ordinateurs prêts, générateurs d’électricité, nourriture, eau, lieux de repos, et personnels formés à la « continuation d’activité » (qui ne sont pas forcément les mêmes que ceux gérant directement la crise : il peut y avoir deux organisations parallèles : la cellule de crise et la cellule de gestion (ou « comité de pilotage ») de la continuation d’activité, appelées également « cellule de crise décisionnelle et cellule de crise opérationnelle »).
2.2. La gestion de la crise.
Lorsque la crise survient, il convient d’abord de la nommer. En effet, tout évènement déstabilisant ne mérite pas, et heureusement, une « gestion de crise » et le déploiement des moyens « extra-ordinaires » qui lui sont liés. Déclarer une crise et lancer la cellule de crise doit donc se faire à bon escient.
Une fois la crise constatée et nommée, la cellule de crise est déclenchée.
Cette cellule est composée d’un directeur de crise, du responsable du PCA, du représentant légal de l’entité (s’il n’est pas également le responsable de la gestion de crise) et de différents membres dont les fonctions sont liées aux principaux départements de l’entité (RH, expertise métier, logistique, responsables des ressources matérielles, juridique…), de la nécessité imposée par la crise (psychologues, médecins, maintenance...) ou sont propres à la cellule (tenue de la main courante, tenue du tableau de suivi, communication de crise, lien avec les parties prenantes, coordinateur…).
Cette cellule comme son nom l’indique « gère la crise », prend toute décision nécessaire à la limitation ou disparition de ses causes et/ou effets (pour l’entité, pour les parties prenantes mais aussi pour l’ensemble de son écosystème ou de son environnement) et vise évidemment au retour à la normale, notamment en s’appuyant sur le PCA.
Il est évidemment difficile de décrire le fonctionnement « sous pression permanente » de ces cellules à la recherche perpétuelle de décisions et de solutions, même pour ceux, comme le rédacteur de ces lignes, qui ont pu faire des simulations.
Mais ces simulations ont le mérite d’être utiles car elles permettent d’acquérir les réflexes, les bonnes pratiques et d’être confronté aux questions qui se posent dans la réalité. Une usine à l’étranger subit une explosion ou est confrontée à une épidémie : avec qui entrer en communication immédiatement ? Quelles autorités ? Comment contacter la direction sur place ? Comment joindre les victimes/malades ? Et leurs familles avant qu’elles n’apprennent ce qui se passe par les réseaux sociaux, la télévision ? Comment joindre les hôpitaux ? Les services de secours ? Faut-il évacuer les travailleurs français expatriés vers la France ? Faut-il au contraire s’appuyer sur eux sur place ? Faut-il rapatrier les blessés/malades ? Que disent nos assureurs ? Que faisait cette usine ? Quel impact a la disparition de cette usine sur la production ? Y-at-il une alternative pour préserver la production ? Sinon, sommes-nous assurés sur la perte d’exploitation ? Quels délais nos clients, nos fournisseurs peuvent-ils nous donner ? Est-on responsable de l’explosion/épidémie ? Quelle en est la cause ? Si la cause est externe, nos personnels sont-ils en danger ? Doit-on envoyer une équipe de sécurité ? Prévenir les services français ? Si l’explosion/épidémie est interne, quels effets ? Quels produits sur place, a-ton la liste, quelqu’un qui peut répondre cette question ? Y-a-t ’il un risque de second d’explosion ? De pollution ? De propagation de l’épidémie ? Si oui, qui faut-il prévenir ? Comment éviter que nos salariés, là-bas mais ici aussi, ne paniquent ? Comment éviter un mouvement de foule pouvant aggraver la crise ? Comment éviter que nos investisseurs, nos actionnaires, nos banques, ne nous lâchent ? que peut-on, que doit-on, dire à la presse ? Autant de questions auxquelles il faut répondre en même temps et le plus vite possible.
Où est le droit dans tout cela ? Il est en fait partout et nulle part, dans l’entreprise évidemment (contrats de travail, contrats avec clients et fournisseurs, assurances…), mais aussi en dehors de l’entreprise tout en s’appliquant à elle (responsabilité civile, pénale, environnementale, droit du travail, des sociétés, boursier… règlementation, conformité..), et c’est sans doute cela le problème car il peut devenir un angle mort, d’où le rôle essentiel des juristes internes à l’entreprise, la plupart du temps représentés dans la cellule de crise, mais aussi celui crucial mais souvent oublié, des avocats.
II. Le rôle des juristes et de l’avocat dans la gestion de crise.
Les juristes de l’entreprise.
La place et le rôle des juristes des entreprises, notamment liés au RH, sont fort heureusement souvent prévus par les cellules de crise.
Du fait de sa connaissance des rouages et de la structure de l’entité dont il est membre (société/groupe), le service juridique va éclairer la cellule de crise sur « l’existant juridique » et sera ainsi en capacité de faire le point auprès du chef de la cellule de crise et/ou du représentant légal de l’entité sur (notamment) :
les statuts juridiques (l’entreprise est-elle en société ? établissement secondaire ? Est-on organisé en groupe ? Tel salarié est-il en CDI, CDD, intérim ? Tel contrat, règlement interne, loi ou décret est-il entré en vigueur ?) et les mesures d’urgences (mesures conservatoires, procédures collectives…) ;
les contrats en cours et ainsi déterminer les contrats à respecter obligatoirement (ceux nécessaires à la continuation d’activité), les contrats pouvant être suspendus (potentiellement certains contrats de travail, certains contrats avec des fournisseurs…), les contrats urgents à mettre en œuvre (notamment évidemment les assurances) ;
les conséquences juridiques de la crise : chômage partiel, pertes non prises en charge par les assurances, responsabilité contractuelle en cas de défaillance envers clients ou fournisseurs, conflits sociaux… ;
le droit à mettre en œuvre, en s’assurant en particulier des mesures dérogatoires au droit commun, afin que l’entité reste en conformité avec le droit applicable ;
les process nouveaux (par ex. nouveaux contrôles des salariés, nouveau règlement intérieur…) à mettre en œuvre afin d’affaiblir la crise et/ou de diminuer le risque juridique et financier.
La difficulté vient de ce qu’il est souvent demandé aux services juridiques de répondre à - voire d’anticiper - toutes les questions, le plus souvent nombreuses et variées, touchant au droit, y compris sur des points totalement étrangers à « l’existant », et donc hors du périmètre de ce que ceux-ci connaissent parfaitement.
C’est là qu’existe à notre sens une faille, liée au fait que, dans les situations de crise, l’entité se referme sur elle-même et ne pense plus à l’un de ses intervenants extérieurs essentiels : l’avocat.
2. Le rôle de l’avocat.
Il convient d’abord de préciser un point : ce que n’est pas et ne doit pas être l’avocat dans la gestion de la crise : un décideur.
Si très souvent entreprises comme particuliers viennent vers leur conseil pour que celui-ci « prenne en main » une problématique, une stratégie et dise « ce qu’il faut faire », il n’en est pas question lors de la phase de la gestion de crise - notamment, mais pas seulement, parce qu’il n’est pas légitime à le faire et parce qu’il ne connaît pas l’entreprise de l’intérieur. Seul le directeur de la cellule de crise et/ou le représentant légal de l’entité concernée doivent avoir le pouvoir décisionnel.
A l’inverse, il est plus apte à répondre aux questions touchant non plus la seule entité concernée par la crise mais bien un périmètre plus large. De plus, au-delà d’une vision plus large, il a également l’avantage d’une certaine liberté, étant extérieur au lien de subordination, et donc hiérarchique, lié au contrat de travail, qui règne dans l’entreprise.
Dès lors, il apparaît utile de faire appel à lui en situation de crise car il peut répondre - et surtout anticiper - sur les questions qui échappent au périmètre ou au niveau hiérarchique des juristes internes.
Ainsi :
en premier lieu, il sera en capacité de déterminer les conséquences juridiques d’une action ou d’une inaction, notamment en termes de responsabilité civile ou pénale ; imaginons une entreprise dont le produit - par ex. le lait – se trouverait contaminé et qui envisagerait dans le cadre de la gestion de cette crise, malgré sa connaissance du problème, de ne pas retirer immédiatement tout ou partie de ses produits pour amoindrir les pertes financières…la consultation d’un avocat lui permettrait alors immédiatement de communiquer directement au dirigeant de l’entité les risques pris par celui-ci comme par sa société : une condamnation pénale pour mise en danger de la vie d’autrui et des dommages et intérêts pour chaque victime dont l’impact serait bien supérieur en termes financiers et réputationnels que « l’économie » envisagée…
l’avocat, souvent très spécialisé, sera également en mesure d’aider les juristes internes à connaître et mettre en œuvre le droit applicable sur des questions pointues ou liées à une matière très spécifique (le pénal par exemple) ou les gestionnaires de risque à apprécier les risques pénaux, civils, sociaux encourus du fait de la mise en place des mesures de crise ; par ex : tel salarié peut-il user de son droit de retrait ? Quelles sont les conséquences d’un refus de celui-ci ? Est-ce possible ? Quelle sanction si l’on n’a pas sur ce point appliqué correctement le droit ?
il sera également en première ligne pour permettre la mise en place de mesures d‘urgence (demande de placement d’une société en « sauvegarde » ou plainte pénale par ex.) ou conservatoire (référés, saisies…) ;
il aura, selon nous, particulièrement un rôle dans la communication de crise, d’une part parce que les « éléments de langage » sont une des spécialités des avocats et surtout parce qu’il sera en mesure de s’assurer de la légitimité des mots employés (il peut être utile d’éviter un propos diffamatoire…) ;
il peut être un interlocuteur privilégié avec les services de police ou de renseignements. Une entreprise qui aurait par exemple un salarié enlevé dans une zone de guerre et voudrait communiquer avec ces services, sans non plus permettre à ceux-ci d’avoir un accès total à ses locaux/personnels/secrets, doit avoir un « intermédiaire » à la fois en droit de la représenter, pour faire l’interface avec ces services, et titulaire d’un secret absolu, pour leur faire obstacle sur les informations que l’entreprise ne veut pas communiquer : tel est le rôle et le pouvoir de l’avocat ;
enfin de manière générale, il sera utile pour éviter de prendre de « remède pire que le mal » ou de décisions qui amèneront vers une faute répréhensible, là où on voulait au contraire diminuer la crise, du fait de sa connaissance plus globale de l’environnement juridique et des interactions et articulations des différentes règlementations les unes avec les autres. Ainsi, imaginons qu’une société pour éviter l’inondation de l’un des entrepôts, local vital pour son activité, ne voit comme unique solution que de dévier une canalisation d’eau chimiquement sale. Il est alors nécessaire d’avoir une vision juridique large pour certes voir que si l’entreprise ne fait rien, ses assurances peuvent refuser de l’indemniser, mais que si elle fait ce qui est ainsi prévu, elle risque non seulement d’être poursuivie pénalement pour la pollution générée, mais également civilement par tout riverain qui en subirait un dommage…
Dans le contexte actuel, on peut se féliciter que les méthodes d’anticipation et de gestion des crises soient de mieux en mieux connues et appliquées par les entreprises, mais on ne peut que regretter la place secondaire que prend le droit au sein de ces méthodes, souvent réduit au droit des contrats, notamment les assurances, sans penser aux responsabilités civiles ou pénales des actions et/ou solutions pouvant être mises en œuvre et ainsi on ne peut que constater que les entreprises se mettent en danger en oubliant le professionnel du droit dans les éléments de soutien essentiels à la cellule de crise.
Il est sans doute temps de changer cela.