Étape 1 : dénaturer les décisions de la CNDA (Cour nationale du droit d’asile).
L’auteur déclare que « la Cour nationale du droit d’asile a jugé, dans une décision rendue le 11 juillet dernier, que les femmes et jeunes filles afghanes dans leur ensemble devaient être regardées comme appartenant à un « groupe social » susceptible d’être protégé comme réfugié en France ».
Or, il oublie de préciser que la reconnaissance de l’existence d’un groupe social au sens de la Convention de Genève n’est pas suffisante pour obtenir une protection : chaque demandeur d’asile doit démontrer d’une part, son appartenance à ce groupe, et d’autre part, des craintes personnelles de persécution. Ainsi, une femme afghane ne saurait être protégée simplement du fait de son sexe : elle doit convaincre le juge de son refus de subir les mesures coercitives qui lui sont imposées par le régime des talibans. La Grande Formation l’a d’ailleurs bien montré dans sa motivation : « la requérante a clairement exprimé, pour elle-même et ses deux filles mineures […], son refus de subir ces mesures portant atteinte à leurs droits et libertés fondamentaux et qui s’appliqueraient à elles du seul fait qu’elles sont de sexe féminin. Elles craignent donc, avec raison, d’être personnellement persécutées, en cas de retour en Afghanistan, du fait de leur appartenance au groupe social des femmes et des jeunes filles afghanes et sont, dès lors, fondées à se prévaloir de la qualité de réfugiées ».
Cette jurisprudence, si c’est une décision de principe toujours intéressante d’un point de vue juridique, ne va en rien changer la pratique de protection des femmes afghanes. Elles étaient déjà protégées avant, sur un autre fondement (par exemple les opinions politiques ou religieuses, ou encore la protection subsidiaire) et souvent directement au stade de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides.
Ainsi, sur 2 381 demandes de protection de femmes afghanes en 2023, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides en a protégé 2 235 (soit 93,86%) [1], et la Cour nationale du droit d’asile n’a eu à connaître que 48 dossiers de femmes afghanes sur toute l’année 2023 [2].
Étape 2 : agiter le spectre de l’appel d’air.
Tirant une conséquence encore plus hâtive, l’auteur écrit « concrètement, ce sont environ 20 millions d’Afghanes qui peuvent désormais être accueillies comme réfugiées en France, sans que les responsables politiques n’aient leur mot à dire (ceux-ci étant liés et soumis à la décision du juge) ». Ce chiffre semble catastrophiste à dessein.
D’une part, il est extrêmement difficile et dangereux pour une femme, d’où qu’elle soit, d’entreprendre seule le chemin de l’exil. Les femmes, toutes nationalités confondues, ne représentent d’ailleurs que 38,5% de la demande d’asile en France [3]. La migration afghane ne fait pas exception et est majoritairement masculine, l’auteur le relève d’ailleurs lui-même dans son article.
Ainsi, en 2023, 17 550 ressortissants afghans ont demandé l’asile en France, dont 22,5 % de femmes, soit 3 949 femmes.
D’autre part, les femmes en Afghanistan n’ayant pas le droit d’apparaître dans l’espace public ni de se déplacer seules, le franchissement de frontières leur est particulièrement inaccessible. Nous ne pouvons pas croire que l’auteur pense sérieusement que 20 millions de femmes afghanes, parfaitement informées sur l’état de la jurisprudence de la Cour nationale du droit d’asile (alors que l’auteur cite Didier Leschi sur l’analphabétisme en Afghanistan…), vont prendre la route de l’exil pour solliciter une protection en France…
Rappelons qu’entre 2018 et 2020 [4], la Cour nationale du droit d’asile considérait que la province de Kaboul connaissait une situation de violence aveugle d’intensité exceptionnelle. Par conséquent, puisque c’est le seul point d’entrée en Afghanistan depuis l’étranger, toute personne de nationalité afghane pouvait bénéficier de la protection subsidiaire (sous réserve de personnalisation des craintes, comme toujours). Si l’on suit le raisonnement de l’auteur, c’était théoriquement plus de 35 millions d’Afghanes et d’Afghans qui auraient déferlé sur la France. Or la réalité n’a pas été celle-ci comme les chiffres qu’il cite lui-même le démontre. Le cumul de ressortissants afghans protégés en France était, en tout et pour tout, de 79 184 personnes, dont 17,7% de femmes et filles au 31 décembre 2023.
Par conséquent, on comprend mal le catastrophisme entretenu dans l’article. La France reste un finistère de l’Europe et des milliers d’Afghanes et Afghans vivent aujourd’hui dans d’autres pays (l’Iran, le Pakistan, et tous les pays entre la Turquie et l’Allemagne), sans avoir eu le besoin ou la possibilité matérielle de venir jusqu’en France.
Étape 3 : se fonder sur des études anciennes et les transposer sans réserve.
L’auteur indique ensuite :« le Pew Research Center estime que 99% des Afghans sont favorables à la mise en place de la charia en tant que loi officielle de leur pays et que 85% sont favorables à la peine de lapidation en cas d’adultère ». Il ne cite pas précisément l’étude de laquelle il a extrait cette statistique. Après recherches (et sauf erreur de ma part), ces données viennent d’un rapport du 30 avril 2013 [5], exploitant un échantillon de 1 512 ressortissants afghans interrogés fin 2011, soit il y a plus de 12 ans... Les personnes interrogées n’étaient pas issues de la diaspora afghane mais étaient des Afghans vivant en Afghanistan. Or l’âge moyen des Afghans majeurs demandant l’asile en France en 2023 est de 27,4 ans [6], donc des personnes qui avaient en moyenne 14 ans au moment de l’enquête… Par ailleurs, tous les Afghans ne quittent pas l’Afghanistan, mais principalement celles et ceux qui souffrent des restrictions imposées par les talibans. Par conséquent, suggérer comme le fait l’auteur que les chiffres de cette étude sont transposables tels quels aux opinions des Afghanes et Afghans demandant la protection en France procède de l’absence totale de rigueur.
Conclusion : soumettre le respect du droit à des contingences matérielles.
Monsieur Pouvreau-Monti saute ensuite promptement sur la conclusion suivante : « Dans ces conditions, chacun peut aisément comprendre que l’accueil inconditionnel de millions de ressortissants afghans - tel que rendu possible en l’état nouveau de notre jurisprudence - ne serait soutenable ni sur le plan économique, ni sur celui de la cohésion sociale, et rendrait absolument inopérants l’ensemble des dispositifs de prise en charge des réfugiés.
Cette décision de la CNDA illustre hélas de manière frappante les graves lacunes du régime actuel de l’asile, qui place la France (comme d’autres nations occidentales) dans une situation de grave vulnérabilité migratoire. Les réformes à entreprendre relèvent donc de la plus urgente responsabilité des dirigeants politiques, et concernent en premier lieu la convention de Genève de 1951 sur le statut des réfugiés - dont les dispositions majeures, intégrées dans le droit de l’UE et ayant conduit à la situation juridique ici décrite, apparaissent largement inadaptées aux réalités de notre temps ».
Ainsi, non seulement il dénature la jurisprudence de la cour en l’accusant de prendre des décisions qui mettent en péril la société française dans son ensemble, non seulement il n’exploite pas les données publiques récentes et fiables accessibles en ligne, non seulement il monte en épingle une étude ancienne qui ne concerne pas la population dont il s’inquiète de la venue, mais pire encore, il utilise l’ensemble de ces "arguments" pour soumettre le respect par la France de ses engagements internationaux en matière de droits humains fondamentaux, tels que la Convention de Genève ou les directives communautaires « Qualification » et « Accueil », à des contingences économiques ou politiques…
En tant que praticienne de l’asile depuis bientôt 10 ans maintenant, je ne peux que rester coite devant le crédit qui est accordé par un média national à cette parole sans qualification ou expérience particulière en matière d’asile. Même s’il est bien entendu qu’il est de la responsabilité de tout lecteur de questionner la véracité de ce qu’il lit, je ne peux que m’inquiéter de l’impact sur l’opinion publique de ce genre d’articles qui présentent l’apparence du sérieux... et sur la mise en péril subséquente des droits humains fondamentaux qui, rappelons-le, profitent à tous.