Il y a près de quinze ans, la loi de finances pour 2012 instaurait un impôt apparemment temporaire, la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus (CEHR), pensée « dans un contexte de réduction des déficits publics et de redressement de nos finances publiques », et pour « demander un effort exceptionnel aux contribuables les plus aisés » [1]. Ledit déficit public s’élevait alors à 103 milliards d’euros, soit 5,3% du PIB, et était par ailleurs en baisse par rapport à 2010 [2]. Les travaux parlementaires révèlent que la contribution initialement proposée devait s’appliquer jusqu’aux revenus 2013, justifiant l’utilisation du qualificatif d’« exceptionnel » [3]. La Commission des finances de l’époque, pourtant dominée par la droite, avait supprimé cette limite temporelle au motif que les « réticences du Gouvernement à taxer les plus fortunés » étaient « inacceptables », sans pour autant changer l’intitulé de cette nouvelle contribution.
En 2024, le déficit public se chiffre à 168,6 milliards d’euros, soit 5,8% du PIB - cette fois en augmentation par rapport à l’année précédente [4], et non seulement la contribution « exceptionnelle » n’a pas disparu, mais les parlementaires, toujours aussi soucieux de colmater un déficit décidément tenace, ont donné à la CEHR une petite sœur avec la « contribution différentielle sur les hauts revenus », alourdissant un peu plus la fiscalité des contribuables personnes physiques supposément « les plus aisés » qui n’ont pas encore franchi la frontière.
De ce leurre sémantique, deux leçons semblent pouvoir être tirées : tout d’abord, en matière de loi fiscale, l’« exceptionnel » peut aisément devenir le « structurel », et ensuite, les parlementaires, et derrière eux, la Direction de la législation fiscale, disposent d’un vaste champ lexical pour attribuer à leurs inventions contributives des intitulés aussi rassurants que trompeurs.
La proximité terminologique de la récente « contribution exceptionnelle sur les bénéfices des grandes entreprises » avec la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus susmentionnée ouvre un avenir peu prometteur quant à l’appréciation de ce même caractère « exceptionnel ». Cette nouvelle ponction, qui s’ajoute aux quelques quatre-cent-quatre-vingt taxes, impôts, contributions et cotisations que connait déjà notre pays [5], frappe le bénéfice des redevables de l’impôt sur les sociétés, à hauteur de 20,6% de l’IS pour les contribuables disposant d’un chiffre d’affaires hors taxe entre un et trois milliards d’euros, et 41,2% de l’IS pour les contribuables disposant d’un chiffre d’affaires hors taxe supérieur à trois milliards d’euros [6]. Ainsi, une entreprise réalisant un chiffre d’affaires supérieur à trois milliards d’euros se verra infliger un taux effectif d’impôt sur les bénéfices inédit depuis l’époque mitterrandienne [7].
L’analogie en matière sémantique est également valable s’agissant de l’exposé des motifs, puisque l’ambition est de « contribuer au redressement de nos comptes publics » en « ciblant les plus grandes entreprises » [8]. Par ailleurs, les travaux parlementaires révèlent que cette nouvelle contribution est bien conçue pour n’être que temporaire [9].
En ce mois de septembre 2025, si cette contribution exceptionnelle sur les bénéfices des grandes entreprises ne relève plus à proprement parler des dernières actualités fiscales, son rappel semble néanmoins important, à deux titres.
Tout d’abord, la fin de l’année civile coïncide souvent avec la clôture des exercices fiscaux, et si cette nouvelle contribution est sans nul doute à l’esprit de tout bon comptable d’entreprise, encore faut-il avoir connaissance de ses modalités particulières de liquidation, que l’on inaugure actuellement. Sur ce point, il faut noter que la contribution exceptionnelle doit donner lieu à un versement anticipé à la date prévue pour le paiement du dernier acompte trimestriel de l’impôt sur les sociétés de l’exercice, à hauteur de 98% de son montant estimé au titre de l’exercice en cours. Ainsi, pour les exercices clos le 31 décembre 2025, l’acompte anticipé doit être versé au plus tard le 15 décembre 2025 [10]. Par ailleurs, le versement anticipé doit être déclaré sur le même formulaire que pour le dernier acompte d’impôt sur les sociétés (n°2571 SD, CERFA n°12403).
Le solde doit être réglé dans les mêmes conditions que celui de l’impôt sur les sociétés, soit au plus tard le 15 du quatrième mois qui suit la clôture de l’exercice. Toutefois, si l’exercice est clos au 31 décembre 2025, le relevé de solde est à déposer au plus tard le 15 mai 2026. Il convient d’utiliser le même formulaire que pour le solde d’IS (n°2572 SD, CERFA n°12404). En cas de trop payé, l’excédent est restitué dans un délai de trente jours à compter de la soumission de la déclaration 2572 dans les conditions de délai susmentionnées.
La deuxième justification d’un rappel de cette contribution exceptionnelle sur les bénéfices des grandes entreprises est l’actuelle gestation du projet de loi de finances pour l’année 2026, qui devrait susciter chez les plus avertis l’interrogation suivante : cette contribution exceptionnelle sur les bénéfices des grandes entreprises va-t-elle être maintenue ? On notera certes qu’à l’inverse de la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus, qui avait directement fait l’objet d’une codification par la loi de finances pour 2012, la contribution exceptionnelle sur les bénéfices des grandes entreprises demeure uniquement inscrite à la loi de finances pour 2025 [11], ce qui voudrait dire qu’en l’absence de reprise à la loi de finances pour 2026, celle-ci disparaîtrait. Les remerciements quant à cette absence de codification sont à adresser au Gouvernement [12] - circonstance qui ne serait parfaitement rassurante que s’il était encore majoritaire à l’Assemblée.
Toutefois, les quelques annonces en matière de pression fiscale relatives à cette même loi de finances pour 2026 sont peu encourageantes, et il est fort à parier que les orientations très ambitieuses portées par François Bayrou en termes de réduction du déficit seront reprises, au moins en partie, par son successeur. De plus, nous nous souvenons qu’une telle contribution exceptionnelle sur les bénéfices avait été instaurée pour l’année 2017, dans des conditions relativement similaires - avec toutefois des taux inférieurs [13]. Le caractère temporaire avait certes été respecté, mais l’instauration à intervalles réguliers d’une telle contribution ne la rendrait nécessairement plus si « exceptionnelle », d’autant plus que le contexte la motivant, à savoir le déficit public, est quant à lui structurel.
La pérennisation, ou la réédition régulière de cette contribution exceptionnelle sur les bénéfices des grandes entreprises, à l’image de celle sur les hauts revenus, serait évidemment regrettable. En effet, bien que cette contribution ne doive concerner que moins de cinq cents entreprises françaises [14], et que beaucoup brandissent la circonstance que le taux implicite d’impôt sur les sociétés soit supérieur pour les PME que pour les grandes entreprises [15], nous apprenons tout récemment que les cent dix-sept entreprises membres de l’Association française des entreprises privées (AFEP), qui réalisent presque toutes un chiffre d’affaires hors taxe supérieur à un milliard d’euros, acquitteraient déjà 19% des impôts et contributions payés par l’ensemble des sociétés en France, tout en ne représentant que 13% de la valeur ajoutée [16]. Cela représenterait un volume de 85,1 milliards d’euros ; en ce sens, dans la mesure où les prévisions des parlementaires s’agissant des recettes de la contribution exceptionnelle sur les bénéfices des grandes entreprises sont de huit milliards d’euros en 2025, on comprend que cette « contribution exceptionnelle » est très loin de n’être qu’une goutte dans l’océan de la charge fiscale déjà assumée par les grandes entreprises.
L’explication de cette regrettable divergence de perception, qui pousse à charger sans cesse davantage les plus grandes entreprises françaises, est que l’on ne songe souvent qu’au médiatique impôt sur les sociétés, dont la diminution salutaire depuis 2018 [17] est par ailleurs plus que compensée avec la contribution exceptionnelle sur les bénéfices pour les entreprises réalisant un chiffre d’affaires supérieur à trois milliards d’euros. C’est toutefois oublier que ce qui pèse le plus en matière de prélèvements obligatoires sont les contributions de nature sociale, qui auraient représenté en 2024 une charge de 53,6 milliards d’euros pour les cent dix-sept entreprises de l’AFEP, soit 62% du total de leurs prélèvements.
Outre ce biais cognitif, la superposition des calendriers médiatiques et politiques nous conduira sans peine à imaginer un lien de causalité entre cette contribution exceptionnelle sur les bénéfices des grandes entreprises et la polémique s’agissant des ainsi nommés « superprofits » de Total réalisés en 2023, et largement commentés début 2024. L’indignation journalistique et populaire devant le fait qu’une entreprise française fonctionne aura vraisemblablement donné tout le confort nécessaire - s’il en était besoin - pour proposer une contribution supplémentaire sur les bénéfices des grandes entreprises. On aura un peu moins discuté de l’effet qu’eut certainement cette lapidation - s’ajoutant aux offensives des écologistes - sur la décision du « pas chassé » américain qui s’ensuivit, avec l’ouverture d’une cotation secondaire à New-York par notre pétrolier national.
Car loin de permettre d’espérer un équilibrage des comptes publics à long terme, l’accumulation de ces taxes, surtaxes et contributions additionnelles et exceptionnelles a en réalité des effets indirects destructeurs, puisqu’elle a pour conséquence de rogner l’investissement des entreprises. A cet égard, rappelons que si les sociétés françaises ont certes bénéficié au cours de la dernière décennie de quelques aides significatives - notamment avec le crédit d’impôt Recherche et feu le crédit d’impôt Compétitivité et Emploi -, la France dispose néanmoins de l’un des taux d’imposition effectif moyen les plus significatifs de l’OCDE, et même le troisième plus élevé de l’Union européenne [18], auquel il convient d’ajouter, encore une fois, les contributions sociales. De manière générale, il est toujours bon de rappeler que la France est le pays de l’OCDE où la part des impositions au regard du PIB est la plus élevée (43,8% en 2023) [19], tous impôts et contributions confondus.
Malheureusement, de même que les rapports de la Cour des comptes ne sont jamais lus, il parait vraisemblable que l’accumulation implacable de ces données pourtant publiques n’entrera pas dans l’équation du discernement des parlementaires. Que la contribution exceptionnelle sur les bénéfices des grandes entreprises soit conservée ou non, la tendance à l’augmentation de la pression fiscale poursuivra vraisemblablement sa course, vers les confins d’une courbe de Laffer qui, s’agissant de la France, se confond depuis longtemps avec l’axe des ordonnées.
Mais après quatre cent quatre-vingt impositions différentes, quelles nouvelles appellations trouver aux futures et nécessaires inventions fiscales ? Après un tel effort lexical, où puiser l’inspiration ? C’est là un défi sémantique redoutable pour la Direction de la législation fiscale ; néanmoins, comme on change rarement les recettes qui gagnent, nous n’avons plus qu’à attendre, d’ici quinze ans - mais certainement moins - l’apparition de la contribution différentielle sur les bénéfices des grandes entreprises.


