L’hypothèse est commune : après avoir consommé du CBD, un automobiliste est soumis à un dépistage routier qui s’avère positif. Devant le tribunal correctionnel, le prévenu arguera de la légalité du produit qu’il a consommé avec des chances de succès qui étaient jusqu’à récemment absolument nulles.
Mais deux arrêts récents de la Cour d’appel de Rennes semblent ouvrir la voie de la relaxe aux prévenus les plus diligents.
Une répression indifférente aux seuils de consommation.
En 2003, lors de l’adoption du texte, les parlementaires s’étaient interrogés : fallait-il réprimer la conduite sous influence de stupéfiants ou réprimer la conduite après avoir consommé des stupéfiants ?
Si la première rédaction était retenue, d’autres discussions devaient nécessairement s’ensuivre. Quel niveau de consommation est susceptible d’altérer trop sensiblement la vigilance du conducteur ? Comment mesurer précisément cette consommation ?
Mais Dominique Perben, alors garde des Sceaux, avait préféré couper court à ces difficultés afin d’« éviter d’inutiles débats devant les juridictions » : « les produits stupéfiants étant illégaux le problème du dosage ou du seuil ne se posera pas » [2]. Il est vrai que le délit de consommation de stupéfiants était - et demeure - constitué indifféremment à un quelconque seuil de consommation.
Ainsi était adopté l’article L235-1 du Code de la route qui réprimait la conduite « après usage » de stupéfiants [3]. La moindre présence de THC [4] suffisait donc pour caractériser l’élément matériel de l’infraction.
En 2011, le Conseil Constitutionnel avait confirmé ce raisonnement à l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité portant précisément sur la conformité de cet article aux principes de nécessité des peines et de légalité des délits et des peines (art. 8 DDHC) à raison de l’absence de référence à un taux de substance détectable ou de durée entre la consommation et la conduite. Les Sages de la rue Montpensier avaient alors estimé que le seul critère de la consommation de stupéfiants suffisait à prévenir tout risque d’arbitraire et d’imprécision.
Et dans un arrêt du 21 juin 2023, la Cour de cassation rappelait, à propos d’un automobiliste contrôlé après avoir consommé du CBD, que
« l’infraction est constituée s’il est établi que le prévenu a conduit un véhicule après avoir fait usage d’une substance classée comme stupéfiant, peu important la dose absorbée » [5].
Or, la dépénalisation du CBD va à l’encontre de cette affirmation dès lors que la qualification de « stupéfiant » dépend désormais du taux de THC dans le produit.
Légalisation du CBD : introduction d’une logique de seuil.
Rappelons d’abord que le cannabis est une plante contenant de nombreuses molécules, dont le CBD et le THC, à des taux de concentration variables. Si toutes deux ont longtemps été classées comme stupéfiants, la Cour de justice de l’UE a considéré en 2020 que les produits à base de CBD ne pouvaient plus relever de cette catégorie [6]. Un arrêté du 30 décembre 2021 a donc sorti les produits dérivés du CBD de la liste des produits stupéfiants [7], à condition toutefois qu’ils ne contiennent pas plus de 0,3% de THC, molécule principalement responsable des effets psychoactifs recherchés par les consommateurs de cannabis.
La dépénalisation de la consommation de CBD constitue, dans le paysage répressif décrit ci-avant, une véritable anomalie puisqu’elle répond à une logique de seuil, de norme alors que prévaut dans le Code pénal une logique binaire (présence ou absence de THC lors du dépistage).
Dès lors, le maintien de notre droit positif en l’état semble difficile à justifier.
En effet, il apparaît d’abord avoir perdu de sa pertinence. Si l’interdiction de conduire sous l’effet d’une forte dose de THC se justifie par ses effets incompatibles avec les impératifs de la conduite, tel n’est pas le cas du CBD dont les propriétés relaxantes ne semblent pas y faire obstacle.
Au-delà, c’est la cohérence juridique de la législation sur les stupéfiants qui s’en trouve abîmée. En effet, comment faire cohabiter des infractions réprimant toute consommation, même infime, de THC avec le libre commerce d’un produit contenant cette même substance, vendu sous forme de gélules ou de tisanes en pharmacie au même titre que d’autres plantes aux vertus relaxantes ou étant vendues comme telles ?
Incidemment, on fera remarquer que la commercialisation du CBD est susceptible d’augurer un certain fléchissement dans le discours politique sur les produits stupéfiants en révélant le caractère arbitraire des notions de « drogue » ou de « stupéfiant », qui ne peuvent plus assumer le rôle de repoussoir absolu qui leur est assigné depuis des décennies. Si la classification d’un produit dans la catégorie de stupéfiant dépend de son taux de THC, alors le débat doit normalement quitter le champ de la morale (« la drogue, c’est mal ») pour relever de celui de la responsabilité de chaque consommateur, à l’instar de l’alcool.
Deux arrêts récents de la Cour d’appel de Rennes détournent ces difficultés en empruntant un chemin qui semble néanmoins bien fragile.
L’échappatoire imparfaite du dépistage à bref délai
Au terme de deux arrêts du 26 mars et du 22 mai 2024 [8], la Cour d’appel de Rennes a relaxé, pour défaut d’élément intentionnel, des prévenus du chef de conduite après usage de stupéfiants au motif qu’ils soutenaient avoir consommé du CBD et produisaient, au soutien de cette affirmation, des dépistages sanguins réalisés peu de temps après le contrôle, auprès de laboratoires privés, lesquels faisaient apparaître un taux de THC correspondant à cette consommation.
On hésite néanmoins à saluer ces décisions tant elles soulèvent de difficultés.
Par ailleurs, les dépistages effectués par des laboratoires privés ne répondent pas nécessairement aux exigences que l’on est en droit d’attendre d’une mesure dont le résultat est susceptible de constituer, le cas échéant, une infraction pénale.
Enfin, ces décisions créent une inégalité flagrante entre les justiciables bien informés et prêts à supporter le coût d’un dépistage à titre privé et ceux qui ne le sont pas.
Pour conclure sur la question des normes, on se rappellera peut-être des mots de Georges Canguilhem : « Une norme, en effet, n’est la possibilité d’une référence que lorsqu’elle a été instituée ou choisie comme expression d’une préférence et comme instrument d’une volonté de substitution d’un état de choses satisfaisant à un état de choses décevant » [9].
Si la Cour d’appel de Rennes s’est effectivement bien saisie de la norme des 0,3% de THC instaurée par la réglementation applicable au CBD pour la faire jouer au bénéfice des conducteurs, ses décisions restent bien fragiles au regard de l’arrêt du 21 juin 2023 de la Cour de cassation, dont on surveillera les prochaines décisions sur la question.
La logique voudrait que le législateur embrasse cette question et fixe, comme pour l’alcool, un seuil de THC dans le sang en deçà duquel l’infraction de conduite après avoir consommé des stupéfiants ne saurait être constituée. Mais il est à craindre que le coût politique - réel ou supposé - d’un tel débat ne décourage toute initiative dans ce sens, si forte est la crainte de voir les suffrages d’un électorat habitué au dogmatisme le plus intransigeant sur cette question partir en fumée.