De la confection du budget sous la Vᵉ République.

Par Raphael Piastra, Maître de Conférences.

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Explorer : # loi de finances # budget public # parlement # constitution

Comme chaque année depuis 1958, la France est en train de se doter d’un budget. Pour la première fois, il y a une absence totale de majorité à l’Assemblée. Et l’on assiste à une lenteur de procédure que l’on n’a jamais connue. D’autant plus que, de façon inédite là encore, le Premier ministre s’est « tiré une balle dans le pied » en renonçant par avance à l’utilisation de l’article 49-3 de la Constitution. Et cela pour ne pas subir de censure. Cette espèce de marchandage, dont le point culminant est le gel de la réforme Borne, amène une situation aussi imprévue qu’assez ingérable.
Voyons comment se présente l’adoption du budget français en quelques points.

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Adoption du budget d’un point de vue général.

Selon l’alinéa 4 de l’article 34 de la Constitution : « Les lois de finances déterminent les ressources et les charges de l’État dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique ». Le budget de l’État suit des règles de présentation et de vote qui retracent, de manière lisible et sincère, deux données majeures :

  • les dépenses de l’État (dépenses de personnel, de fonctionnement, de mise en œuvre des politiques publiques, d’investissement et remboursement des intérêts de la dette publique) ;
  • les recettes de l’État (principalement des recettes fiscales provenant des impôts et des taxes).

Le budget est prévu chaque année par une loi de finances qui autorise l’État à :

  • percevoir impôts et ressources de toute nature ;
  • engager les dépenses pour l’année à venir ;
  • emprunter pour se financer.

La loi de finances traduit le consentement à l’impôt. Rappelons ce que pose l’art. 14 de la Déclaration de 1789 : tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. Cette même loi de finances comporte un budget général de l’État, des budgets annexes et des comptes spéciaux. Par ailleurs, dans une loi de finances, les crédits alloués à chaque mission ou programme du budget général de l’État sont présentés en deux colonnes, les autorisations d’engagement (AE) et les crédits de paiement (CP).

Qui intervient dans l’élaboration du budget ?

De nombreux acteurs, peut-être trop d’ailleurs, interviennent dans l’élaboration du budget de l’État, à différentes étapes du projet de loi de finances (PLF). À tout seigneur tout honneur, c’est le gouvernement et les administrations centrales (Premier ministre, ministres et leurs cabinets, ministères, direction du budget) qui agissent. Rappelons ici le rôle clef joué par le Premier ministre qui procède notamment aux arbitrages budgétaires entre les différents ministères. On y reviendra. Également, c’est le locataire de Matignon qui est une sorte de référent lors des débats au Parlement. Notons qu’en principe le président n’a pas à intervenir sur la procédure budgétaire. Mais, notamment hors cohabitation, ses choix politiques influent le budget. Comme nous l’a confié Raymond Barre, « étant donné les éminentes fonctions qu’il avait occupées avant l’Élysée même s’il me faisait confiance, rien n’échappait au président Giscard d’Estaing en matière de budget ». Pour l’anecdote, VGE est le seul ministre des Finances qui, sous la Vᵉ, était apte à présenter le budget de la nation sans note [1] !
Autre acteur important, le Conseil d’État. Il va vérifier la « légalité » au moins formelle de la loi de finances.

Puis viennent d’autres acteurs comme le Haut Conseil des finances publiques (HCFP). Cet organisme indépendant placé auprès de la Cour des comptes, est chargé d’apprécier le réalisme des prévisions macroéconomiques et de recettes et de dépenses publiques présentées par le Gouvernement, de vérifier le respect des objectifs de dépenses des administrations publiques au regard des orientations pluriannuelles définies dans la loi de programmation des finances publiques et de vérifier la cohérence de la trajectoire de retour à l’équilibre des finances publiques avec les engagements européens de la France. Pour le budget 2026, le HCFP a souligné de grosses fragilités [2].
Il y a aussi le Parlement qui va amender puis surtout voter le budget. On y reviendra.
En l’état actuel, le gouvernement Lecornu est confronté à une situation assez inextricable, toujours à cause de l’absence de majorité.
À ce titre l’article 47 de la Constitution, est essentiel, il dispose que :

« Le Parlement vote les projets de loi de finances dans les conditions prévues par une loi organique. Si l’Assemblée nationale ne s’est pas prononcée en première lecture dans le délai de quarante jours après le dépôt d’un projet, le Gouvernement saisit le Sénat qui doit statuer dans un délai de quinze jours. Il est ensuite procédé dans les conditions prévues à l’article 45.
Si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de soixante-dix jours, les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance.
Si la loi de finances fixant les ressources et les charges d’un exercice n’a pas été déposée en temps utile pour être promulguée avant le début de cet exercice, le Gouvernement demande d’urgence au Parlement l’autorisation de percevoir les impôts et ouvre par décret les crédits se rapportant aux services votés.
Les délais prévus au présent article sont suspendus lorsque le Parlement n’est pas en session.
La Cour des comptes assiste le Parlement et le Gouvernement dans le contrôle de l’exécution des lois de finances
 ».

Le Conseil constitutionnel joue aussi un rôle non négligeable. D’abord parce qu’il exerce un contrôle de constitutionnalité étroit des lois financières. Ensuite parce que les éléments dudit contrôle contribue également à défendre les prérogatives du Parlement [3].
Soulignons qu’une des principales innovations de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) de 2001 est le rôle accru du Parlement dans une démarche d’amélioration de la démocratie financière. Ainsi grâce à cette loi, on note une incontestable amélioration de la qualité des discussions budgétaires et une consolidation du rôle central du Parlement dans l’examen et le contrôle des finances publiques [4].

Enfin le Parlement autorise la perception des impôts et approuve le budget. Cela permet aux parlementaires, lors de l’examen du projet de loi de finances, de déployer des actions majeures : modifier la répartition des crédits d’une mission ; créer, modifier ou supprimer un programme ; fixer des plafonds d’emplois de l’État et des opérateurs ; modifier les objectifs et les indicateurs de performance des ministères.
Enfin selon l’article 40 de la Constitution : "les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique". Sauf à trouver des mécanismes de compensation, ce qui est rarissime.

Principales étapes d’adoption d’un budget.

D’ abord au niveau calendaire, il existe plusieurs périodes essentielles à la confection d’un budget :

La première étape va de février à avril, période durant laquelle se déroulent des conférences budgétaires et économiques interministérielles, notamment sous la houlette de Bercy. C’est là que le HCFP évalue les premières prévisions budgétaires du gouvernement.

La deuxième étape qui se fait autour d’avril est l’envoi par Matignon des lettres de cadrage. C’est un document juridique envoyé annuellement par le Premier ministre français aux ministres afin de définir leurs marges budgétaires pour l’année suivante.

La troisième étape, en juin, consiste en ce qu’on appelle les arbitrages du Premier ministre. Ils ont d’essence politique et débouchent sur les lettres plafond (ex : montant maximum des crédits accordés). C’est aussi là que le Premier ministre donne les priorités en matière de politiques publiques de l’État. Cela signifie que la direction du budget a analysé avec les ministères l’exécution du budget de l’année passée, les prévisions pour l’année en cours et les besoins en crédits et emplois pour l’année à venir. Ils établissent les indicateurs de performances.

Quatrième étape, Europe oblige, la France remet à la Commission européenne son programme de stabilité, présentant la stratégie de maîtrise des dépenses publiques et la trajectoire pluriannuelle de ses finances publiques. Cela fait plusieurs années que ladite commission émet certaines réserves sur la situation budgétaire de la France. Il faut savoir que l’examen du programme de stabilité par la Commission donne lieu à un avis du Conseil que le projet de loi de finances doit prendre en compte. Là encore il est budgétairement très difficile pour la France, depuis des années, de tenir compte de cet avis.

Cinquième étape, ce sont les avis. D’abord, celui du Conseil d’État qui est saisi par le gouvernement pour le projet de loi de finances. Il porte essentiellement sur la conformité juridique du projet. Puis c’est celui du HCFP rend un avis de fond sur : le cadrage économique du PLF, sa cohérence avec la loi de programmation des finances publiques (LPFP), le réalisme des prévisions gouvernementales en matière de recettes et de dépenses [5]. Depuis quelques années, là encore, le HCFP exprime certaines réserves, notamment sur le « réalisme des prévisions ».

Sixième étape, durant l’été c’est la finalisation du PLF. Cela fait deux étés de suite que, du fait de la dissolution, cette phase n’est pas respectée. Sans parler du débat d’orientation des finances publiques qui, depuis 1996, doit avoir lieu en principe au début de l’été et qui a été totalement escamoté depuis 2024 [6].

La sixième étape repose sur la phase parlementaire. Le Conseil des ministres adopte le projet de loi de finances, qui est transmis à l’Assemblée nationale. Durant ce Conseil, présidé, rappelons-le, par le chef de l’État (art. 9 C), ce dernier est en droit de donner son opinion. Notamment par rapport au projet politique qu’il a lui-même défini. Hors cohabitation, certains présidents ont donné leur point de vue. En cohabitation, F. Mitterrand ne se gêna pas de souligner des points de désaccord et même d’alerter l’opinion publique.

C’est donc, comme on l’a souligné plus haut, le premier mardi d’octobre qu’est lancée la phase d’examen du budget à l’Assemblée puis au Sénat. Et cela s’échelonne donc jusqu’au 31 décembre.

Un budget peut-il être bloqué par le Parlement ?

Chaque année, depuis 1958, le budget de l’État et la perception de l’impôt reposent sur les lois de finances, initiales et rectificatives, soumises au vote du Parlement et donc à son contrôle aussi. En logique présidentialiste (donc majoritaire) cela ne pose en principe aucun problème. En présence d’une majorité relative (1988, 2022) cela contraint le Premier ministre à recourir au 49-3 (Rocard près d’une trentaine de fois entre 1988 et 1991, Madame Borne près d’une vingtaine de fois en 2022 et 2024). En logique de cohabitation, un risque de blocage sur le vote du PLF existe mais ne s’est jamais réalisé. Dans le cadre d’une absence totale de majorité comme depuis 2024, c’est une sorte de bouteille à l’encre. Ainsi, étant donné les oppositions des majorités parlementaires depuis 2024, le risque était grand pour le gouvernement qu’une motion de censure soit adoptée. Dans ce cas, le texte est rejeté et le gouvernement est renversé. Ce fut le cas en 2024 contre le gouvernement Barnier à propos du budget de la Sécurité sociale le 4 décembre 2024. Cela pourrait survenir aussi aujourd’hui nonobstant la prudence de Sébastien Lecornu.

On a relevé ci-dessus que l’article 47 de la Constitution laisse 70 jours au Parlement pour se prononcer sur le PLF et prévoit que : "les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance" en cas de retard. Si le Parlement a expressément rejeté le projet de loi de finances, le recours à une ordonnance n’est pas possible.
Dans le cadre des tensions actuelles, il se pourrait bien que le budget soit « expressément rejeté ». Rappelons ici qu’une ordonnance est signée par le président de la République (art. 10). Mais, la jurisprudence fixée par François Mitterrand, en 1987, a démontré que le locataire de l’Elysée peut refuser de signer.

Toujours selon ce même article 47 de la Constitution, on sait que "si la loi de finances fixant les ressources et les charges d’un exercice n’a pas été déposée en temps utile pour être promulguée avant le début de cet exercice, le gouvernement demande d’urgence au Parlement l’autorisation de percevoir les impôts et ouvre par décret les crédits se rapportant aux services votés". Cette demande d’autorisation s’effectue par le dépôt d’un projet de loi de finances spéciale qui est discuté selon la procédure accélérée pour une promulgation avant le 1ᵉʳ janvier.
Cet article 47 permet aussi de faire durer les débats un peu plus longtemps et d’éviter une motion de censure. En l’occurrence, ce ne sera pas le cas puisque Monsieur Lecornu a rejeté a priori l’usage de l’article 49-3. Cela étant, rien ne lui interdit, constitutionnellement, de ne pas y recourir. Mais, ce serait un tantinet risqué. Ne serait-ce qu’au nom de la parole donnée !

L’hypothèse d’une France sans budget en 2025 - à l’image du « shutdown » aux États-Unis - est rendue impossible par cet article 47.
Comme le souligne notre collègue Anne-Charlène Bezzina « il faut comprendre que notre Constitution a été rédigée en opposition à celle de la IVᵉ République. Objectif : éviter les instabilités. Avant, la possibilité que le budget ne soit pas voté en janvier était tout à fait probable. Aujourd’hui, avec l’article 47, ce n’est plus le cas » [7].

De même, l’article 45 de la LOLF prévoit divers cas de retard ou d’inconstitutionnalité de dispositions. Dans tous les cas, les mesures prévues par la Constitution et la LOLF sont temporaires et destinées à gérer des situations urgentes, non un blocage parlementaire.

Donc pour la première fois depuis 1958 c’est un gouvernement assez « impuissant » qui est en charge de faire adopter le budget. On assiste une fois n’est pas coutume, à ce que Monsieur Barnier appelait un « concours Lépine fiscal ». Jusqu’à cette nouveauté assez inouïe d’un « impôt sur la fortune improductive », qui n’est qu’une retouche limitée de la taxation du patrimoine [8] ou un ISF déguisé.

Depuis mi-octobre la "stratégie des petits pas" prônée par Sébastien Lecornu, bat son plein. Pourtant le temps presse un peu puisque nous sommes début novembre. Le délai fixé par la Constitution pour adopter le budget en première lecture s’approche à grands pas. D’autant que les débats s’enlisent et que les compromis semblent difficiles à atteindre dans l’hémicycle. La partie recettes n’a pas été votée dans son entièreté le 3 novembre. Alors face à ce blocage (et alors que le Sénat ne s’est pas encore prononcé) qui risque de perdurer et de générer un budget hors délai, comment fait-on ? Loi spéciale ? Ordonnances ? Retour du 49.3 ? "C’est beaucoup trop tôt pour évoquer ces hypothèses. Commencer à parler de l’après, ça sous-entend qu’on a déjà une stratégie pour éviter le Parlement. Ce n’est pas le cas", a balayé Laurent Panifous, ministre des Relations avec le Parlement, sur Public Sénat [9]. Pour l’instant et jusqu’à quand ?

Dans les années 30, déjà, Hoover alors à la tête des États-Unis (en crise), estimait : « bénis soient les plus jeunes, car ils hériteront du déficit budgétaire de l’État ». Prémonitoire, sa remarque vaut pleinement pour la France d’aujourd’hui. Des générations vont avoir à supporter le fardeau des quelque 3 500 milliards de dettes. Celles et ceux qui l’ont créé (et creusé notamment depuis 2020) portent une responsabilité ineffaçable…

Raphael Piastra, Maître de Conférences en droit public des Universités.

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Notes de l'article:

[1Ministre des Finances de façon quasi continue de 59 à 74.

[4Damien Catteau, préface de X. Vandedriesche, La LOLF et la modernisation de la gestion publique - La performance, fondement d’un droit public, Dalloz, 2007.

[5Michel Lascombe, « La nouvelle gouvernance financière », L’Actualité juridique : Droit Administratif, no 4, ‎4 février 2013.

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