La juridictionnalisation de l'incompétence négative du législateur en matière des droits fondamentaux. Par Xavier Muhunga Kafand, Doctorant.

La juridictionnalisation de l’incompétence négative du législateur en matière des droits fondamentaux.

Par Xavier Muhunga Kafand, Doctorant.

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L'article examine la théorie des omissions législatives en droit français, soulignant la responsabilité du législateur lorsqu'il omet de légiférer. Il explore l'évolution jurisprudentielle et souligne l'importance d'assurer les droits constitutionnels, en révélant que l'inaction peut également compromettre l'État de droit.
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Le contrôle de constitutionnalité ne se limite plus aux excès du législateur : il sanctionne désormais ses silences fautifs. La « législation négative », traduction de l’incompétence négative du législateur, désigne cette carence normative par laquelle le Parlement, tenu d’agir, s’abstient et compromet l’effectivité des droits. En France, le Conseil constitutionnel, d’abord dans son contrôle a priori puis via la QPC, a forgé une véritable théorie des omissions législatives, en ne censurant que les abstentions qui privent directement un droit constitutionnel de sa garantie légale. Comparée aux expériences allemande, espagnole, italienne ou européenne (CEDH, CJUE), cette évolution traduit une juridictionnalisation croissante des omissions législatives et fait émerger une responsabilité normative sui generis du législateur : non plus seulement répondre des lois qu’il adopte, mais aussi de celles qu’il n’adopte pas.

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L’analyse mobilisée explore d’abord la Genèse jurisprudentielle de la théorie des omissions législatives (I). Elle met ensuite en lumière la responsabilité normative du législateur face à son incompétence négative (II).

I. La construction jurisprudentielle d’une théorie des omissions législatives.

Pour mieux comprendre la théorie des omissions législatives, il convient d’examiner d’une part l’émergence progressive de cette notion (1), et d’autre part les fondements jurisprudentiels qui l’ont structurée (2).

1. L’émergence progressive de la notion d’omission législative.

En droit constitutionnel français, la notion de « législation négative » renvoie à l’hypothèse dans laquelle le législateur, bien qu’ayant compétence pour intervenir, omet volontairement ou non d’adopter une disposition nécessaire à la garantie effective d’un droit ou d’une liberté constitutionnelle.

Cette omission se traduit par une carence normative susceptible de porter atteinte à l’effectivité de la Constitution. Dès lors, la justice constitutionnelle, dans l’exercice de sa mission de contrôle de la loi, s’est progressivement saisie de cette problématique, en développant une véritable théorie des incompétences négatives, à la fois dans le cadre du contrôle a priori (avant promulgation de la loi) et dans celui du contrôle a posteriori (via la Question Prioritaire de Constitutionnalité).

La jurisprudence constitutionnelle française (n° 82-143 DC, 30 juillet 1982, Blocage des prix et revenus ; n° 2012-653 DC du 9 août 2012, Harcèlement sexuel) complète cette approche, en définissant l’incompétence négative du législateur (législation négative) comme le fait, pour ce dernier, de ne pas épuiser la compétence que la Constitution lui confie, en laissant au pouvoir réglementaire ou à l’administration le soin de fixer des règles qu’il lui appartenait d’édicter.

Une telle incompétence négative en matière législative se traduit ainsi en un manquement du législateur à son obligation d’encadrer une matière relevant de sa compétence, en vertu notamment de l’article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958.

Cette obligation découle de la répartition stricte des compétences entre le pouvoir législatif et le pouvoir réglementaire. Lorsqu’il laisse un « vide juridique » sur un sujet qui devrait être régi par la loi, ou lorsqu’il délègue de manière excessive au pouvoir réglementaire des prérogatives normatives essentielles, le législateur méconnaît la Constitution. Ce manquement devient d’autant plus problématique lorsqu’il a pour conséquence une atteinte concrète à un droit ou une liberté à valeur constitutionnelle. C’est, notamment, le cas lorsque le législateur s’abstient d’adopter une loi nécessaire à la mise en œuvre d’un droit ou d’une liberté garanti (incompétence négative par omission).

Cette notion est l’objet d’un encadrement prétorien solide, notamment à travers la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

2. Les fondements jurisprudentiels de la théorie des omissions.

Dans sa jurisprudence, le Conseil constitutionnel a précisé les conditions dans lesquelles une incompétence négative peut justifier la censure d’une disposition législative.

Tout d’abord, la disposition visée doit être précise : le grief ne peut pas porter sur une critique générale ou abstraite, mais sur une disposition légale déterminée.
Ensuite, le législateur doit avoir omis de fixer des règles essentielles relevant de sa compétence, en particulier celles qui assurent l’encadrement normatif minimal.

Puis, l’atteinte doit découler directement du texte : la carence du législateur doit, « par elle-même », porter atteinte à un droit ou à une liberté que la Constitution garantit.

Enfin, les garanties légales nécessaires doivent faire défaut : l’absence de ces garanties suffit à révéler l’incompétence négative.

Dans le cadre du contrôle a priori, le Conseil constitutionnel veille à ce que les normes adoptées par le Parlement respectent le champ de compétence qui leur est réservé, et qu’elles calibrent suffisamment l’action administrative ou juridictionnelle. À titre d’exemple, dans sa décision n° 75-56 DC du 23 juillet 1975, il a censuré une disposition législative qui confiait au président du tribunal une marge d’appréciation trop large sans cadre juridique suffisant, révélant ainsi une défaillance du législateur dans sa fonction normative.

Avec l’instauration de la QPC en 2008, la théorie de l’incompétence négative a trouvé un nouveau terrain d’application. Le Conseil constitutionnel a toutefois restreint son champ en précisant que seule l’atteinte directe à un droit ou à une liberté garantie par la Constitution pouvait justifier une censure sur ce fondement. Dans la décision n° 2012-254 QPC du 18 juin 2012, il a affirmé que l’incompétence négative n’est recevable que si l’omission législative empêche, par elle-même, l’exercice effectif du droit constitutionnel invoqué. Cela implique une appréciation stricte de la gravité de la carence, de son effet concret sur le droit invoqué, et de l’absence d’encadrement législatif suffisant.

La jurisprudence ultérieure a précisé et illustré cette exigence. Ainsi, dans la décision n° 2013-336 QPC du 1er août 2013, le Conseil a sanctionné une insuffisance normative affectant la liberté d’entreprendre, en soulignant que le cadre légal était trop lacunaire pour assurer la protection du droit concerné. De même, dans la décision n° 2014-395 QPC du 7 mai 2014, il a censuré l’absence de dispositions législatives garantissant la participation du public aux décisions environnementales, estimant qu’elle portait atteinte à l’article 7 de la Charte de l’environnement.

La doctrine a vu dans cette jurisprudence une évolution vers une théorie constitutionnelle des omissions législatives (F. Priet ou G. Schmitter). Celle-ci repose sur l’idée que le législateur ne peut éluder sa responsabilité normative dans des matières à haute valeur constitutionnelle, sans compromettre l’équilibre des pouvoirs institué par la Constitution.

Ainsi, le contrôle de l’incompétence négative ne se réduit pas à constater un « silence » du législateur : il suppose que cette carence prive directement les citoyens d’un droit ou d’une garantie constitutionnelle.

Dès lors, le contrôle de constitutionnalité des législations négatives s’inscrit dans une logique de garantie de l’État de droit. Il rappelle que l’abstention législative peut être aussi attentatoire à la Constitution qu’un excès de pouvoir, et qu’un droit fondamental peut être compromis autant par une norme incomplète que par une norme abusive.

Ce contrôle contribue ainsi à consolider la place du Conseil constitutionnel comme gardien actif de l’effectivité normative des droits et libertés dans le système juridique français.

L’incompétence négative, ainsi entendue, ne renvoie pas à une inaction neutre, mais à un défaut de normativité engageant la responsabilité constitutionnelle du Parlement.

II. La responsabilité normative du législateur pour incompétence négative.

Cette responsabilité découle directement des fonctions et des devoirs qui incombent au législateur : édicter la loi partout où le constituant l’y contraint (1). Elle s’écarte ainsi du schéma civiliste, qu’il soit contractuel ou délictuel, pour s’inscrire dans une logique d’inspiration administrativiste, tout en la dépassant par l’exigence supérieure de fidélité à l’esprit de la norme constitutionnelle (2).

1. La fonction normative et l’obligation de légiférer : une approche comparatiste.

En France, le législateur, en vertu de l’article 34 de la Constitution de 1958, est tenu de fixer les règles relatives aux droits civiques, aux garanties fondamentales accordées aux citoyens, aux libertés publiques, à la nationalité, ainsi qu’aux principes fondamentaux de nombreuses matières (enseignement, propriété, environnement, etc.). Or, la légitimité du législateur ne réside pas uniquement dans l’édiction de normes positives, mais aussi dans la garantie de l’effectivité des droits constitutionnels et conventionnels. L’absence de législation adaptée peut donc constituer une carence fautive, voire une atteinte à l’État de droit.

La responsabilité normative du législateur s’enracine dans une idée simple : l’inaction ou l’insuffisance de la loi peut compromettre directement la garantie des droits fondamentaux. Plusieurs ordres juridiques ont développé des mécanismes précis permettant d’engager cette responsabilité, et donc de contraindre le législateur à remplir son office.

Le droit français adoube une responsabilité indirecte mais réelle. Le Conseil constitutionnel a admis, par la voie du contrôle de constitutionnalité, que l’incompétence négative pouvait justifier l’invalidation d’une loi lorsqu’elle affecte, par elle-même, un droit garanti (décision n° 2012-254 QPC, puis n° 2013-320/321 QPC).

À cela s’ajoute la jurisprudence administrative : depuis l’arrêt La Fleurette du Conseil d’État (1938), la responsabilité de l’État du fait des lois est reconnue, et pourrait s’étendre aux omissions législatives si celles-ci privent les justiciables des garanties que la Constitution ou les engagements internationaux imposent.

Le droit européen, pour sa part, requiert une action positive. La Cour européenne des droits de l’homme, en développant la théorie des obligations positives (art. 2, 3 et 8 CEDH), sanctionne les États dont l’inaction législative conduit à une violation effective des droits fondamentaux (Affaires X et Y c. Pays-Bas, 1985 ; Opuz c. Turquie, 2009). De son côté, la Cour de justice de l’Union européenne engage la responsabilité des États pour défaut de transposition des directives (Affaire Francovich, 1991), faisant de l’inaction normative un manquement engageant directement l’État législateur.

Le droit comparé semble, quant à lui, assumer une « inconstitutionnalité par omission ». En Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale impose régulièrement au législateur de combler des lacunes normatives, notamment en matière de protection de l’environnement ou de Sécurité sociale, en considérant que l’absence de législation constitue une violation des droits fondamentaux.

En Espagne, le Tribunal Constitucional ouvre le recours en amparo contre les omissions législatives affectant les droits, reconnaissant expressément la possibilité d’une carence normative inconstitutionnelle. En Italie, la Corte costituzionale a déclaré une « inconstitutionnalité par omission », enjoignant au Parlement de légiférer pour garantir l’effectivité des droits et libertés.

Ces expériences dessinent une convergence : le législateur n’est plus seulement responsable des lois qu’il adopte, mais aussi de celles qu’il n’adopte pas. La sanction de son inertie peut résulter de la censure constitutionnelle directe (Allemagne, Espagne, Italie), de la responsabilité étatique devant les juridictions supranationales (CEDH, CJUE), ou d’une mise en cause, en France, via la QPC et la jurisprudence administrative.

Par ailleurs, la mise en cause de la responsabilité normative du législateur, loin d’être une abstraction, constitue un outil effectif de régulation démocratique : elle contraint le pouvoir législatif à respecter les droits en agissant, et non plus seulement en évitant de les restreindre. Le droit comparé démontre que l’inaction normative peut être juridiquement sanctionnée, et que l’exigence de due diligence législative tend à devenir une constante de l’État de droit. Sur la trame de ce déficit normatif se dessine une responsabilité sui generis du législateur, née de son incompétence négative.

2. La nature de la responsabilité normative.

Il ne s’agit pas d’une responsabilité civiliste stricto sensu : on n’est pas dans le schéma contractuel ou délictuel de droit privé (faute - préjudice - lien de causalité). Le législateur n’est pas un débiteur civil ordinaire.

Il s’agit d’une responsabilité sui generis, mais qui se rapproche de la responsabilité administrative : c’est la personne publique « État » qui répond, non le Parlement ou les parlementaires à titre individuel. On est davantage dans la logique de la responsabilité de l’État du fait des lois, dégagée par la jurisprudence du Conseil d’État (Affaires La Fleurette, 1938 ; Société des produits laitiers La Violette, 1963 ; Gardedieu, 2007).

Cette jurisprudence administrativiste a reconnu qu’une norme législative pouvait engager la responsabilité de l’État si elle cause un préjudice, notamment en cas de contradiction avec des normes supérieures (Constitution, conventions internationales). Par extension, une omission législative ou un « vide juridique » peut donc être assimilée à un comportement fautif engageant l’État-législateur.
Les éléments constitutifs de cette responsabilité distillent un triptyque proche du schéma classique, mais adapté.

Y figurent tout d’abord une obligation normative préexistante qui découle de la Constitution (droits fondamentaux, égalité, environnement, etc.), de la CEDH (obligations positives), du droit de l’Union européenne (obligation de transposition des directives). Le législateur est donc tenu d’« agir » pour donner corps à ces droits.
Ensuite, l’exigence d’une omission caractérisée ou une insuffisance législative : soit le législateur n’adopte pas de texte là où il en avait l’obligation (ex. vide juridique en matière de harcèlement sexuel, CC 2012-653 DC), soit il adopte un texte trop incomplet pour assurer la protection minimale exigée (incompétence négative censurée en QPC).

Puis, l’existence d’un préjudice constitutionnellement pertinent : l’inaction du législateur entraîne, dans ce cas, une atteinte directe à un droit ou une liberté garanti (vie, dignité, égalité, recours juridictionnel effectif…). C’est, par exemple, cette approche qui émerge de l’affaire Opuz c. Turquie, 2009 où l’absence de cadre légal efficace contre les violences domestiques a été jugée comme une violation des art. 2 et 3 CEDH.

Enfin, un lien de causalité entre la carence et l’atteinte qui requiert de démontrer que le dommage découle directement de l’absence ou de l’insuffisance de la loi. Par exemple, dans l’affaire Francovich (CJUE, 1991), le défaut de transposition d’une directive européenne sur la protection sociale a, à elle seule, suffit à cristalliser le préjudice subi par des travailleurs.

La responsabilité normative du législateur est donc administrative par nature (c’est l’État qui répond), mais elle s’inscrit dans un cadre élargi par le droit comparé et européen. Elle peut être engagée devant le Conseil constitutionnel ou devant la CEDH ou encore devant la CJUE, selon le cas. Ses éléments constitutifs reprennent la logique faute - dommage - causalité, mais sont adaptés à la spécificité d’une carence législative fautive.

Xavier Muhunga Kafand
Doctorant et chercheur en Droit public, Aix-Marseille Université, Institut Louis Favoreu-Groupe d’Etudes et de Recherches sur la Justice Constitutionnelle (ILF-GERJC) ; Attaché à la Faculté de Droit de l’Université de Kikwit (RDC) ; chargé des enseignements.

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