Aux termes de son communiqué de presse du 15 mars 2020, Muriel Pénicaud, Ministre du Travail, précisait les nouvelles modalités de travail à adopter afin de lutter contre l’épidémie du Coronavirus, dans les termes suivants : « Le moyen le plus efficace pour lutter contre la diffusion du coronavirus est de limiter les contacts physiques. Chacun, employeur comme salarié, peut contribuer à lutter contre cette diffusion, en ayant recours, chaque fois que possible, au télétravail. »
S’agissant néanmoins des emplois non éligibles au télétravail, il était précisé que devaient impérativement être respectées les règles suivantes : « Les gestes barrière et les règles de distanciation au travail sont impératifs. Les entreprises sont invitées à repenser leurs organisations pour limiter au strict nécessaire les réunions, la plupart peuvent être organisées à distance, Limiter les regroupements de salariés dans des espaces réduits, Les déplacements non indispensables doivent être annulés ou reportés. L’organisation du travail doit être au maximum adaptée, par exemple la rotation d’équipes. »
Le lendemain, lundi 16 mars 2020, dans son allocution télévisée, le Président de la République enjoignait les entreprises à protéger leurs salariés dans les termes suivants : « Toutes les entreprises doivent s’organiser pour faciliter le travail à distance, et quand cela ne sera pas possible, elles devront adapter dès demain leur organisation pour faire respecter ces gestes barrières contre le virus, c’est à dire protéger leurs salariés, ou, quand il s’agit d’indépendants, se protéger eux-mêmes. […]. Je vous le dis avec beaucoup de solennité ce soir, écoutons les soignants, qui nous disent : si vous voulez nous aider, il faut rester chez vous et limiter les contacts. »
Dans ces conditions, qu’en est-il de la possibilité des salariés nécessairement exposés au risque de contamination sur leurs lieux de travail d’exercer leurs droits de retrait et dans quelle mesure l’exercice de ce droit est justifié par le risque d’infection au covid19 ?
1) Rappel du régime général du droit de retrait.
1.1) Notion et définition du danger grave et imminent.
L’article L4131-1 du Code du travail dispose que :
« Le travailleur alerte immédiatement l’employeur de toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ainsi que de toute défectuosité qu’il constate dans les systèmes de protection.
Il peut se retirer d’une telle situation.
L’employeur ne peut demander au travailleur qui a fait usage de son droit de retrait de reprendre son activité dans une situation de travail où persiste un danger grave et imminent résultant notamment d’une défectuosité du système de protection. »
Une circulaire ministérielle n°93-15 du 25 mars 1993 précise s’agissant du danger grave qu’il peut être caractérisé lorsqu’il est susceptible d’entraîner la mort ou une incapacité permanente ou temporaire prolongée. S’agissant du danger imminent la même circulaire précise que peut être qualifié d’imminent, tout danger susceptible de se réaliser brutalement dans un délai rapproché.
Aussi, en vertu de son droit de retrait, tout salarié a le droit d’interrompre son travail et de quitter son poste de travail.
A titre d’exemple, le droit de retrait de 126 agents de la SNCF a pu être légitimement exercé à la suite d’une agression de contrôleurs et dès lors que les agresseurs n’avaient pas été interpellés [1]
Par ailleurs, le droit de retrait peut également être exercé en cas de souffrance moral.
Ainsi, des formateurs d’un centre de formation d’apprentis avaient exercé leur droit de retrait du fait de situations de plus en plus difficiles dues aux comportements des apprentis.
Ils invoquaient donc une situation de stress permanent et un refus d’écoute et de soutien de la part de la Direction. Pour l’employeur, il s’agissait seulement d’une réaction suite à la sanction disciplinaire de l’un de leurs collègues.
La Cour de cassation juge néanmoins que la situation de souffrance morale, ayant été constatée par le médecin du travail, constitue un motif raisonnable de penser que cette situation présentait un danger grave et imminent [2]
1.2) Le motif raisonnable.
La notion de danger est nécessairement subjective.
De fait, pour être légitime, le salarié doit avoir un motif raisonnable de penser que la situation de travail présente un danger grave et imminent, quand bien même finalement le danger ne se confirme pas ou est moins grave qu’attendu
Cette distinction est primordiale, dès lors que le danger n’a pas être effectif et réel, il suffit que le salarié ait estimé raisonnablement qu’existait un danger grave et imminent pour sa santé, étant précisé que cette notion est appréciée par les juges du point de vue du salarié compte tenu de ses connaissances et de son expérience.
A cet égard, dans un arrêt publié du 9 mai 2000, la Cour de cassation a cassé l’arrêt de la Cour d’appel qui avait rejeté les demandes du salarié aux motif que : « l’exécution des travaux ne nécessitait la mise en place d’aucune protection particulière des salariés ».
La Cour de cassation juge :
« Qu’en statuant ainsi, sans rechercher, comme elle y avait été invitée, si le salarié justifiait d’un motif raisonnable de penser que la situation de travail présentait un danger grave et imminent pour sa vie et sa santé et nécessitait une mesure de protection collective destinée à empêcher les chutes de personnes par application de l’article 5 du décret n° 65-48 du 8 janvier 1965, la cour d’appel a privé sa décision de base légale. » [3]
A titre d’exemple également, a été jugé justifié le droit de retrait d’un chauffeur routier qui n’ayant pas la certitude que la réparation de son camion avait été effectuée avait refusé de le conduire dès lors que ce camion avait fait l’objet préalable d’une interdiction de circuler [4]
Aussi, la situation est appréciée au cas par cas par les juges afin de tenir compte de l’expérience du salarié, de sa qualification de son ancienneté, de son expérience, de son âge, de sa santé et des circonstances du moment.
Il faut néanmoins préciser qu’en l’absence de définition légale ou jurisprudentielle établie du danger grave et imminent ou du motif raisonnable, l’exercice du droit de retrait revêt une insécurité juridique pour le salarié qui l’exerce, sa légitimité relevant de l’appréciation souveraine des juges du fond.
1.3) Les conséquences de l’exercice du droit de retrait.
Le salarié doit en premier lieu, alerter immédiatement l’employeur de l’existence du danger grave et imminent, la loi ne prévoit cependant aucune condition de forme relative à cette alerte.
Ensuite, le principe est que l’exercice légitime du droit de retrait ne doit entraîner aucune retenue de rémunération : « Aucune sanction, aucune retenue de salaire ne peut être prise à l’encontre d’un travailleur ou d’un groupe de travailleurs qui se sont retirés d’une situation de travail dont ils avaient un motif raisonnable de penser qu’elle présentait un danger grave et imminent pour la vie ou pour la santé de chacun d’eux. » [5]
Le salarié doit donc percevoir son salaire tant que l’employeur n’a pas pris les mesures nécessaires afin de faire cesser le danger, et ne peut être contraint de reprendre son travail.
Aussi, le salarié est fondé à prendre acte de la rupture de son contrat de travail s’il ne perçoit pas ses salaires suite à son droit de retrait [6].
Il peut en outre saisir le juge des référés afin d’obtenir le paiement d’une provision sur ses salaires [7].
Attention cependant, l’employeur qui estime que le droit de retrait n’est pas justifié peut retenir les salaires, sans avoir saisi préalablement le juge pour qu’il examine le bien-fondé du droit de retrait [8]. Il incombe ensuite au salarié d’apporter la preuve que le droit de retrait était justifié.
De même, l’article L4131-3 du Code du travail dispose que l’exercice raisonnable du droit de retrait ne peut entraîner aucune sanction disciplinaire.
Aussi, doit être déclaré nul, le licenciement d’un salarié motivé par l’exercice légitime de son droit de retrait, le salarié doit donc être réintégré et obtenir les salaires non-versés [9].
A contrario, s’il était établi que l’exercice du droit de retrait était illégitime, l’employeur pourrait prendre des mesures disciplinaires du fait d’une absence injustifiée du salarié, pouvant aller jusqu’au licenciement pour faute grave.
A cet égard, a été déclaré justifié le licenciement pour faute grave de salariés qui n’avaient plus de motif raisonnable de penser qu’existait un danger grave et imminent. Les salariés avaient refusé de reprendre le travail, malgré les injonctions de l’employeur [10].
2) Les spécificités du droit de retrait du fait du coronavirus.
Dès le 12 mars 2020, le syndicat solidaires dénonçait les diverses communications du gouvernement car de nature à très anxiogène, et renvoyant en même temps la protection au coronavirus aux responsabilités individuelles des salariés via les gestes barrières.
De fait, dès la première semaine de confinement les salariés de différents secteurs invoquaient leurs droits de retrait.
A titre d’exemple, le 17 mars 2020, les Postiers de Grenoble et de Marseille faisaient valoir leurs droits de retrait estimant que les mesures prises étaient insuffisantes pour protéger leurs santés et celles de leurs clients, dénonçant notamment une organisation dans les centres de tri qui ne permettait pas la distanciation minimum entre personnes d’au moins 1 mètre.
Le lendemain, Bruno Lemaire, Ministre de l’Economie réagissait en exhortant tous les salariés des activités indispensables au fonctionnement de la société à se rendre au travail.
Dans le même sens, Emmanuel Macron déclarait le 19 mars : « Nous devons continuer à produire et à faire tourner le pays » ; l’Elysée estimant que le confinement n’était pas contradictoire avec la poursuite du travail.
Cela, alors que dans le même temps, la communauté médicale réclamait le confinement le plus strict possible afin de protéger tout un chacun et de lutter efficacement contre la propagation du virus.
Dans ce contexte légèrement schizophrénique, le risque d’infection au covid 19 peut-il justifier l’exercice du droit de retrait ?
2.1) La position du gouvernement sur le droit de retrait.
Pour le ministère du travail, dès lors que l’ensemble des recommandations sanitaires du gouvernement sont mises en œuvre par l’employeur, le droit de retrait ne serait pas justifié.
Ces recommandations sanitaires émises par le gouvernement sont les suivantes (questions/réponses sur le Covid19) :
a) S’agissant des recommandations sanitaires générales
Il faut :
Mettre en place le télétravail autant que faire se peut et éviter les déplacements professionnels ;
Assurer le respect par les salariés des gestes barrières (nettoyage fréquent des mains et respect d’une distance minimal d’un mètre, tousser ou éternuer dans son coude, utiliser des mouchoirs uniques) ;
Aménager les postes de travail pour permettre une distance d’un mètre entre les salariés ;
Réorganiser le ou les postes de travail concerné(s) après analyse des risques en privilégiant le télétravail ;
Si le télétravail est impossible, faire en sorte que les salariés évitent les lieux où se trouvent des personnes fragiles, toute sortie ou réunion non indispensable (conférences, meetings, etc.), les contacts proches (cantine, ascenseurs, etc.).
b)S’agissant des salariés affectés à un poste de travail en contact avec le public.
« Si les contacts sont brefs, les mesures « barrières » notamment celles ayant trait à la limitation des contacts et au lavage très régulier des mains suffisent.
Si les contacts sont prolongés et proches, il y a lieu de compléter les mesures « barrières » par le maintien d’une zone de distance d’un mètre entre votre salarié et la clientèle, par le nettoyage des surfaces avec un produit détergent, ainsi que par le lavage régulier et savonné des mains. »
c) Sur les mesures à prendre si un des salariés est contaminé.
Les espaces de travail occupés par un salarié ayant été infecté doivent être nettoyées selon un protocole précis :
« équipement des personnes en charge du nettoyage des sols et surfaces avec port d’une blouse à usage unique, de gants de ménage (le port de masque de protection respiratoire n’est pas nécessaire du fait de l’absence d’aérosolisation par les sols et surfaces) ;
entretien des sols : privilégier une stratégie de lavage-désinfection humide de sorte que :
- les sols et surfaces soient nettoyés avec un bandeau de lavage à usage unique imprégné d’un produit détergent ;
- les sols et surfaces soient en suite rincés à l’eau du réseau d’eau potable avec un autre bandeau de lavage à usage unique ;
- un temps de séchage suffisant de ces sols et surfaces soit laissé ;
- les sols et surfaces doivent être désinfectés avec de l’eau de javel diluée avec un bandeau de lavage à usage unique différent des deux précédents. »
L’employeur doit informer les autres salariés susceptibles d’avoir été en contact avec un salarié contaminés
Il faut ajouter enfin l’obligation de l’employeur de mettre à jour le Document Unique d’Evaluation des Risques.
Aussi, d’après le gouvernent le droit de retrait ne serait acceptable que dans l’hypothèse seule où l’employeur n’aurait pas respecter ces préconisations.
2.2) Quid de l’appréciation par les juges de la légitimité du droit de retrait.
Il convient cependant de préciser que les communications du gouvernement et sa position sur la légitimité ou non du droit de retrait éludent complètement la notion de « motif raisonnable de penser qu’existe un danger grave et imminent » laquelle doit être apprécié du point de vue du salarié, et non à partir de mesures objectives et concrètes qui seraient mises en œuvre par l’employeur.
Or, rappelons que l’appréciation de la validité du droit de retrait incombe fort heureusement exclusivement au juge.
Dans ces conditions, quand bien même la liste des mesures ci-dessus auraient été respectées par les employeurs, on peut s’interroger sur la position qu’adopteront les juges du fond s’agissant de l’appréciation du « danger grave et imminent du point de vue du salarié » dans un contexte de pandémie mondiale du coronavirus soumettant les salariés, non seulement au confinement, mais également à un flot continu d’informations et d’injonctions particulièrement angoissantes, telles que le décompte macabre du nombre de mort chaque jour, les informations sur la contagiosité élevée du covid19, les alertes fréquentes à la radio et à la télé sur la nécessité de respecter les gestes barrières, les demandes de la communauté médicale de se confiner le plus strictement possible, la saturation du système hospitalier.
Dans ce contexte hautement anxiogène de prolifération d’une maladie potentiellement létale, peut-on sérieusement reprocher à un salarié d’avoir exercé son droit de retrait pour se protéger, lui, sa famille, et ses proches ?
3) Le droit d’alerte du CSE : une alternative pour sécuriser le droit de retrait.
L’article L4131-2 du Code du travail dispose que : « Le représentant du personnel au comité social et économique, qui constate qu’il existe une cause de danger grave et imminent, notamment par l’intermédiaire d’un travailleur, en alerte immédiatement l’employeur selon la procédure prévue au premier alinéa de l’article L4132-2. »
Il ne s’agit pas d’une prérogative collective du CSE, compte tenu de son caractère d’urgence, l’alerte peut être émise par un membre du CSE individuellement.
Pour ce faire, il doit non seulement aviser immédiatement l’employeur, mais également consigner cet avis sur une registre spécial, l’avis devant contenir obligatoirement les mentions suivantes :
L’indication du ou des postes de travail concernés ;
Le nom des salariés concernés ;
La nature du danger et sa cause [11].
Cela déclenche immédiatement pour l’employeur, l’obligation de procéder à une enquête avec le membre du CSE qui a reporté l’alerte, et de prendre les dispositions nécessaires pour faire cesser le danger [12].
Cela peut permettre aux salariés, le cas échéant et selon les conclusions de l’enquête, d’exercer valablement leur droit de retrait.
En cas de divergence sur la réalité du danger ou la façon de le faire cesser, le CSE est réuni d’urgence et au plus tard dans les 24 heures.
L’employeur doit en outre informer immédiatement l’inspecteur du travail et l’agent de service de prévention de la Carsat qui peuvent assister à la réunion du comité [13].
A défaut d’accord entre l’employeur et la majorité du comité social et économique sur les mesures à prendre et leurs conditions d’exécution lors de la réunion, l’inspecteur du travail est saisi immédiatement par l’employeur. L’inspecteur du travail met ensuite en œuvre soit l’une des procédures de mise en demeure, soit une procédure de référé afin de faire cesser la situation [14]
En revanche, le CSE n’a pas la possibilité de faire arrêter le travail.
Dans le même sens, il faut souligner l’action de la fédération SUD PTT, qui a assigné la direction de La Poste en référé pour « l’obliger à évaluer les risques professionnels liés à l’épidémie de Covid-19 » et « recenser les cas de contaminations » chez ses 250.000 employés ainsi que les mesures prises en conséquence. Une audience a été fixée au 3 avril 2020, selon le syndicat.