Délai de prescription et délai de forclusion en droit de la construction.

Par Emmanuel Lavaud, Avocat.

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Explorer : # droit de la construction # prescription # forclusion # garantie décennale

La distinction entre délai de prescription et délai de forclusion constitue un enjeu majeur en droit de la construction.
La compréhension de cette distinction est en effet fondamentale dès lors qu’elle conditionne la recevabilité des actions en justice.
Le sujet est plus particulièrement sensible dans l’hypothèse d’une action en référé expertise, dont les effets sur la computation des délais différents selon qu’il s’agisse d’une prescription ou d’une forclusion.
Après avoir compris leurs différences (I), il faut ensuite identifier les actions auxquelles ces délais s’appliquent (II).

-

I. La distinction entre le délai de prescription et le délai de forclusion.

Si ces deux délais ont des objets sans doute difficiles à distinguer, l’extinction d’un droit ou l’extinction d’un délai pour agir (a), leurs régimes présentent des différences très nettes (b).

a. La distinction de leurs objets respectifs.

Suivant l’article 2219 du Code civil, la prescription est

« un mode d’extinction d’un droit résultant de l’inaction de son titulaire pendant un certain laps de temps ».

Il s’agit d’un mécanisme juridique qui tend à consolider une situation de fait en la rendant conforme à une situation de droit.

Le délai de forclusion, ou délai préfix, est quant à lui un délai strict qui limite l’exercice d’un droit ou d’une action. Ce n’est plus le droit qui s’éteint, mais la possibilité d’exercer ce droit.

La différence n’est sans doute pas aisée à appréhender d’un point de vue purement doctrinal.

Mais pour le praticien, la différence d’application de ces deux délais est sensible.

b. La distinction de leurs régimes respectifs d’application.

i. Leur point commun est qu’en application de l’article 2241 du Code civil ces deux délais sont interrompus par une demande en justice :

« La demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion.
Il en est de même lorsqu’elle est portée devant une juridiction incompétente ou lorsque l’acte de saisine de la juridiction est annulé par l’effet d’un vice de procédure
 ».

Le délai est donc interrompu, c’est-à-dire qu’il repart à zéro.

Il est ajouté à l’article 2242 du Code civil que « L’interruption résultant de la demande en justice produit ses effets jusqu’à l’extinction de l’instance ».

L’extinction de l’instance, c’est schématiquement la date à laquelle le juge rend sa décision.

Plus particulièrement en matière de référé expertise, c’est-à-dire lorsque le juge des référés est saisi d’une demande de désignation d’un expert judiciaire, le délai d’action est interrompu par l’assignation, et il recommence à courir depuis son point initial à compter de l’ordonnance rendue par le juge des référés.

ii. Leur différence, c’est que seul le délai de prescription peut être suspendu.

Aux termes de l’article 2239 du Code civil :

« La prescription est également suspendue lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d’instruction présentée avant tout procès.
Le délai de prescription recommence à courir, pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois, à compter du jour où la mesure a été exécutée
 ».

Mais tel n’est pas le cas du délai de forclusion qui a été interrompu, mais qui n’a pas été suspendu.

En effet, l’article 2220 précise bien que le régime de la prescription ne peut pas trouver à s’appliquer à celui de la forclusion :

« Les délais de forclusion ne sont pas, sauf dispositions contraires prévues par la loi, régis par le présent titre ».

En matière de référé expertise, la mesure ordonnée par le juge des référés est le dépôt du rapport d’expertise.

iii. Il s’agit par conséquent d’être vigilant, et plus particulièrement en matière de référé expertise.

Lorsqu’une expertise judiciaire est sollicitée, l’ordonnance de référé qui ordonne fait droit à cette demande constitue la fin de l’instance.

L’instance ayant pris fin, le délai de forclusion a repris son cours, depuis son point de départ.

Seul le délai de prescription est suspendu jusqu’à l’exécution de la décision, c’est-à-dire jusqu’à la date du dépôt du rapport d’expertise judiciaire.

En conséquence, le délai de forclusion est susceptible de trouver son terme pendant le temps des opérations d’expertise, tandis que le délai de prescription ne recommencera à courir qu’à la fin des opérations d’expertise judiciaire.

La durée d’une expertise judiciaire est très incertaine. Cette dernière peut être de 6 mois, d’un an, de 5 ans, voire plus si affinité.

Il est par conséquent impératif de vérifier quelles sont les actions soumises à un délai de forclusion et les actions soumises à un délai de prescription.

II. Les actions soumises à forclusion.

a. La garantie décennale.

La garantie décennale telle que définie à l’article 1792 du Code civil est soumise à un délai dit d’épreuve de dix ans. Ce délai court à compter de la date de la réception de l’ouvrage.

Il s’agit d’un délai de forclusion qui peut être interrompu, mais qui ne peut pas être suspendu :

« Attendu que, pour déclarer prescrite l’action de M. et Mme Y... sur le fondement de la garantie décennale, l’arrêt retient que le 12 mai 2008 étant un jour férié, l’assignation en référé délivrée le 13 mai 2008, ultime jour utile pour introduire l’action en responsabilité décennale, a suspendu le délai de la prescription dans les conditions prévues à l’article 2239 du Code civil et que, le rapport d’expertise ayant été déposé le 4 mai 2009, ils disposaient, en vertu des dispositions de cet article, d’un délai de six mois supplémentaire, expirant le 4 novembre 2009, pour délivrer leur assignation au fond.
Qu’en statuant ainsi, alors que la suspension de la prescription n’est pas applicable au délai de forclusion de la garantie décennale, la cour d’appel a violé le texte susvisé
 » [1].

b. La garantie de bon fonctionnement.

La garantie de bon fonctionnement, prévue à l’article 1792-3 du Code civil, est enfermée dans un délai de forclusion de deux ans.

« Il est constant que le délai biennal instauré par l’article 1792-3 du Code civil est un délai de forclusion.
Aux termes de l’article 2242 du Code civil, l’interruption résultant de la demande en justice produit ses effets jusqu’à l’extinction de l’instance.
En cas d’assignation en référé, le délai pour agir n’est interrompu que pendant la durée de l’instance à laquelle a mis fin l’ordonnance nommant un expert.
En l’espèce, l’ordonnance de référé désignant l’expert a été rendue le 25 mai 2010 alors que l’assignation au fond a été délivrée par le syndicat des copropriétaires à la SCI le 9 mai 2014.
Par conséquent, l’action fondée sur la garantie biennale de bon fonctionnement est forclose, le jugement étant confirmé de ce chef
 » [2].

c. La garantie de parfait achèvement.

La garantie de parfait achèvement est définie à l’article 1792-6 du Code civil, comme l’obligation de l’entrepreneur de procéder à la reprise de tous les désordres. Ces derniers sont soit mentionnés au procès-verbal de réception, soit notifiés par écrit pour ceux révélés postérieurement à la réception.

Il s’agit également d’un délai de forclusion :

« Vu l’article 1792-6, alinéa 2, du Code civil : en application de ce texte, le maître de l’ouvrage dispose d’un délai d’un an suivant la réception pour agir en garantie de parfait achèvement contre l’entrepreneur.
Ce délai de forclusion n’est susceptible que d’interruption
 » [3].

d. La responsabilité contractuelle applicable aux désordres intermédiaires.

Les désordres qui apparaissent après la réception de l’ouvrage sont qualifiés de désordres intermédiaires, dès lors qu’ils ne relèvent ni de la garantie décennale, ni de la garantie biennale. Schématiquement, ce sont généralement des désordres de nature esthétique.

Le délai de la garantie de parfait achèvement est fixé à l’article 1792-4-3 du Code civil :

« En dehors des actions régies par les articles 1792-3, 1792-4-1 et 1792-4-2, les actions en responsabilité dirigées contre les constructeurs désignés aux articles 1792 et 1792-1 et leurs sous-traitants se prescrivent par dix ans à compter de la réception des travaux ».

Il s’agit d’une responsabilité contractuelle pour faute prouvée, et son délai est donc de dix ans à compter de la réception de l’ouvrage.

Ce délai de forclusion ne peut pas être suspendu. Il est seulement interrompu par l’action en justice. Il peut ici être précisé qu’une éventuelle reconnaissance de responsabilité du constructeur ne peut pas constituer une interruption du délai [4].

e. La garantie des vices apparents due par le vendeur d’immeuble à construire.

A l’inverse de l’entrepreneur principal qui assume les conséquences des fautes de ses sous-traitants, le vendeur d’immeuble à construire ne répond pas des fautes imputables aux locateurs d’ouvrage qu’il a sollicités.

En revanche, il est bien responsable des vices de construction ou des défauts de conformité affectant l’immeuble vendu.

C’est l’article 1642-1 du Code civil qui le dit.

Le délai de cette action à l’encontre du vendeur d’un immeuble à construire, est défini à l’article 1648 alinéa 2 du Code civil :

« Dans le cas prévu par l’article 1642-1, l’action résultant des vices rédhibitoires doit être introduite, à peine de forclusion, dans l’année qui suit la date à laquelle le vendeur peut être déchargé des vices ou des défauts de conformité apparents ».

Contrairement au délai du vice caché, le délai d’un an (et un mois) pour agir sur le fondement du vice rédhibitoire pour un désordre apparent lors de la livraison à l’encontre d’un vendeur en VEFA est un délai de forclusion.

Pour exemple, la Cour d’appel de Montpellier l’a rappelé dans un arrêt du 17 novembre 2022 :

« Le tribunal a relevé à juste titre que s’agissant de désordres et non-conformités réservés à la livraison et donc apparents, l’acquéreur doit agir sur le fondement des dispositions de l’article 1648 alinéa 2 du Code civil renvoyant aux dispositions de l’article 1642- 1 du Code civil et par conséquent dans le délai d’un an et un mois à compter de la livraison.
En l’espèce, la forclusion a été retenue par les premiers juges, un nouveau délai d’un an courant à compter de la date de l’ordonnance de référé du 25 mai 2010 désignant l’expert judiciaire et l’assignation au fond ayant été délivrée par le Syndicat des copropriétaires à la SCI [Localité 31] [Adresse 32] le 9 mai 2014, soit quasiment 4 ans plus tard.
Le jugement sera confirmé de ce chef
 » [5].

III. Les actions soumises à prescription.

a. La responsabilité contractuelle de droit commun pour des désordres intervenus en cours de chantier.

Le délai pour agir sur le fondement contractuel pour des désordres intervenus en cours de chantier, c’est-à-dire avant réception, est celui du droit commun.

L’action doit donc être engagée dans un délai de 5 ans à compter du jour où le maître d’ouvrage a connu les faits lui permettant d’exercer son action à l’encontre du constructeur.

Il s’agit d’un délai de prescription qui peut être interrompu par l’assignation en référé expertise puis suspendu jusqu’à la date du dépôt du rapport d’expertise.

La Cour de cassation a eu l’occasion de préciser que cette interruption du délai ne peut bénéficier qu’à la personne ayant introduit l’instance en référé [6].

b. Le vice caché.

En application de l’article 1641 du Code civil :

« Le vendeur est tenu de la garantie à raison des défauts cachés de la chose vendue qui la rendent impropre à l’usage auquel on la destine, ou qui diminuent tellement cet usage que l’acheteur ne l’aurait pas acquise, ou n’en aurait donné qu’un moindre prix, s’il les avait connus ».

Cette action en garantie des vices cachés doit être engagée dans un délai de deux ans à compter de la découverte du vice. Ce délai est fixé à l’article 1648 alinéa 1ᵉʳ du Code civil.

Après de nombreuses hésitations, et des divergences entre la 1ʳᵉ et la 3ᵉ chambre civile de la Cour de cassation, la chambre mixte de la Cour de cassation a tranché dans le sens de la prescription, et non de la forclusion [7].

c. Les recours entre constructeurs.

La question des recours entre constructeurs recouvre notamment celle de l’action de l’entrepreneur contre son sous-traitant.

Il résulte des articles 1792-4-3 et 2224 du Code civil que le recours d’un constructeur contre un autre constructeur, qui ne peut être fondé sur la garantie décennale, ne relève pas de l’article 1792-4-3 du Code civil, mais de l’article 2224 du même code.

Il se prescrit par cinq ans à compter du jour où le premier a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer l’action, et il s’agit bien d’un délai de prescription susceptible d’être suspendu [8].

Emmanuel Lavaud
Avocat au barreau de Bordeaux
legide-avocats.fr

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Notes de l'article:

[1Cass. 3ème Civ., 10 novembre 2016, n°15-24.289.

[2CA Montpellier, 17 novembre 2022, n° 17/04883.

[3Cass. 3ème Civ., 16 mars 2023, n°21-24.574.

[4Cass. 3ème Civ., 10 juin 2021, n° 20-16.837.

[5CA Montpellier, 17 novembre 2022, n° 17/04883.

[6Cass. 3ème Civ., 19 mars 2020, n° 19-13.459.

[7Cass. Ch. Mixte, 21 juillet 2023, n°21-15.809.

[8Cass. 3ème Civ., 16 janvier 2020, n°18-25.915.

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