L’étude du contrôle juridique des décisions du conseil d’administration qui s’écartent de l’intérêt social met en lumière une tension structurelle entre la logique contractuelle inhérente à la théorie de l’agence et la logique institutionnelle qui sous-tend les régimes juridiques contemporains. Alors que la théorie de l’agence envisage la relation entre actionnaires et administrateurs comme une simple délégation de pouvoirs, les ordres juridiques français et américain (en particulier celui du Delaware) montrent des approches divergentes qui révèlent, chacune à sa manière, les insuffisances pratiques de ce cadre théorique lorsqu’il s’agit d’assurer un contrôle effectif des organes de direction.
En droit français, la notion d’intérêt social constitue le pivot de la validité et de la légalité des décisions prises par le conseil d’administration. Celui-ci n’agit pas comme un simple mandataire des associés : ses pouvoirs trouvent directement leur source dans la loi et sont étroitement liés à la finalité propre de la société en tant que personne morale distincte. L’article L225-35 du Code de commerce organise clairement la répartition des compétences entre l’assemblée générale et le conseil d’administration, confiant à ce dernier la direction interne de la société dans le respect des prérogatives des actionnaires. Les membres du conseil engagent leur responsabilité, conformément aux articles L225-251 et L223-22 du Code de commerce, en cas de violation des dispositions légales ou de faute de gestion. Leur responsabilité demeure une obligation de moyens : ils doivent agir avec diligence et prudence, sans pour autant garantir la réussite économique de leurs choix.
La loi PACTE a introduit une dimension sociale et environnementale dans la définition de l’intérêt social à travers la modification de l’article 1833 du Code civil et la possibilité d’inscrire une « raison d’être » dans les statuts selon l’article 1835. Cette évolution traduit une inflexion vers une conception élargie de l’intérêt social.
Cependant, la jurisprudence française refuse d’ériger la méconnaissance de ces considérations en cause autonome de nullité. Elle maintient une approche classique : la nullité des décisions reste cantonnée à deux hypothèses précises, à savoir la violation d’une règle impérative ou la commission d’une fraude ou d’un abus de pouvoir par un associé dans son intérêt personnel au détriment des autres. La Cour de cassation a ainsi confirmé que la simple contrariété à l’intérêt social ne suffit pas, en soi, à entraîner la nullité des décisions sociales, qu’elles émanent de l’assemblée ou des organes de direction. Ces considérations nouvelles peuvent toutefois servir de critère d’appréciation complémentaire pour engager la responsabilité civile des dirigeants lorsque leur comportement a causé un préjudice avéré à la société.
Par ailleurs, le droit français prévoit des mécanismes exceptionnels permettant de dépasser la structure formelle de la personnalité morale dans des circonstances limitées. La levée du voile social demeure strictement encadrée et n’est admise qu’en cas de fraude, de confusion de patrimoines ou de simulation. Sur le fondement de l’article 1240 du Code civil relatif à la responsabilité délictuelle et de l’article 1842 qui consacre l’acquisition de la personnalité morale à compter de l’immatriculation, la jurisprudence peut engager la responsabilité d’une société mère dans les cas d’ingérence trompeuse, notamment lorsque son comportement crée chez les tiers la croyance erronée que la filiale et elle-même ne forment qu’une seule entité. Dans ces hypothèses exceptionnelles, le juge n’hésite pas à imputer directement la responsabilité à l’auteur des agissements, démontrant ainsi que la protection de l’intérêt social prime sur la fiction juridique lorsque celle-ci est utilisée à des fins abusives.
L’ensemble de ce dispositif montre que la notion d’intérêt social joue un rôle central dans l’ordonnancement juridique français. Elle sert de critère de légalité et de point d’ancrage de la responsabilité, tout en laissant la nullité dans un champ restreint et bien défini. Le conseil d’administration n’est pas jugé comme un simple « agent » qui aurait dépassé un mandat : il est évalué à l’aune d’une obligation juridique autonome de protection et de promotion de l’intérêt social. Ce positionnement révèle une conception institutionnelle de la société qui dépasse largement le cadre contractuel de la théorie de l’agence.
À l’opposé, le droit du Delaware illustre un modèle où le conseil d’administration détient une position centrale, voire dominante, au sein de la structure de gouvernance. L’article 141 du Delaware General Corporation Law confie la gestion des affaires et des activités de la société au conseil d’administration ou à sa direction. Ce principe érige le conseil en véritable organe souverain pour la conduite stratégique de l’entreprise, reléguant les actionnaires à un rôle essentiellement résiduel. La jurisprudence du Delaware a renforcé cette orientation en consacrant la célèbre Business Judgment Rule, qui présume la bonne foi, l’information adéquate et l’intérêt de la société dans les décisions du conseil. Cette présomption place la barre très haut pour toute contestation : l’intervention judiciaire n’est admise que dans des cas exceptionnels impliquant la mauvaise foi, la fraude ou des conflits d’intérêts manifestes.
L’arrêt Smith v. Van Gorkom a temporairement renforcé le devoir de diligence en sanctionnant l’approbation précipitée d’une fusion comme une violation de ce devoir.
Toutefois, la réaction législative fut rapide : l’article 102(b)(7) a été introduit afin de permettre aux sociétés d’inclure dans leur acte constitutif une clause exonérant les administrateurs de leur responsabilité pécuniaire en cas de simple manquement à l’obligation de diligence, sauf en cas de faute intentionnelle, de violation de l’obligation de loyauté ou d’enrichissement personnel indu. Par la suite, la jurisprudence Caremark puis Stone v. Ritter a consolidé cette tendance en limitant considérablement la possibilité d’engager la responsabilité des administrateurs pour manquement au devoir de surveillance : la preuve requiert soit une connaissance effective des irrégularités, soit une ignorance délibérée d’alertes claires, ce qui impose aux actionnaires un fardeau probatoire particulièrement lourd.
Ce cadre normatif confère au conseil d’administration une autonomie décisionnelle considérable tout en le plaçant derrière un bouclier juridique efficace. La combinaison de la Business Judgment Rule, de l’article 141 et de l’article 102(b)(7) aboutit à une protection large qui rend le contrôle judiciaire exceptionnel et difficile à exercer. Si la théorie de l’agence suppose un équilibre entre délégation et responsabilité, la structure juridique du Delaware tend à rompre cet équilibre : le conseil agit comme un centre décisionnel quasi souverain, largement immunisé contre les mécanismes de contrôle classiques des actionnaires.
La comparaison entre la France et le Delaware montre ainsi deux modèles contrastés. Le droit français met l’accent sur la notion d’intérêt social comme critère central de légalité et de responsabilité, avec un contrôle juridictionnel ciblé mais réel et une ouverture limitée mais effective en matière de responsabilité civile et de levée du voile social. Le droit du Delaware, en revanche, privilégie une large autonomie du conseil d’administration, adossée à des mécanismes puissants de protection juridique qui affaiblissent considérablement la portée pratique des outils de contrôle des actionnaires. Cette divergence révèle les limites structurelles de la théorie de l’agence : si celle-ci demeure un cadre explicatif classique des relations entre actionnaires et dirigeants, elle s’avère insuffisante pour rendre compte des logiques institutionnelles et des régimes de responsabilité qui structurent effectivement la gouvernance des sociétés. En France, la théorie de l’agence est en quelque sorte dépassée par une conception institutionnelle fondée sur l’intérêt social ; dans le Delaware, elle est vidée de sa substance pratique par la primauté quasi absolue du conseil d’administration.


