Introduction.
Conseil constitutionnel français ou Cour suprême des Etats-Unis ? La constitutionnalité diverge entre les systèmes juridiques de pays alliés mais non-alignés. Les Supremes et les Sages partagent toutefois des frontières poreuses tant la jurisprudence et la structure des premiers impactent celle des seconds. Le modèle français constitutionnel parvient-il à garder son originalité malgré l’influence états-unienne ?
Cour constitutionnelle et gouvernement des juges.
En Amérique, à l’heure où le droit à l’avortement est devenu un acquis appartenant au passé [1], la France s’efforce en réaction de sacraliser ce même droit dans la Constitution de notre République. Le droit constitutionnel américain exerce une influence certaine sur l’activité législative française, influence témoignant d’une relation curieuse entre les deux systèmes juridiques, pourtant différent. Le débat actuel sur l’avortement nous pousse à comparer la Cour suprême des Etats-Unis et le Conseil constitutionnel.
Pays de droit civil d’un côté et nation de common law de l’autre, le concept de cour constitutionnelle s’exprime différemment entre les deux pays, alors que le Conseil constitutionnel tend à s’américaniser. En effet, le renforcement de l’organe constitutionnel français et son influence à la jurisprudentielle américaine transforme une autorité qui était censée à ses débuts être éloignée de sa sœur états-unienne. Le général de Gaulle affirmait déjà en son temps que « la seule cour suprême, c’est le peuple » [2].
Cette lecture transatlantique explorera les différences et influences de ces autorités constitutionnelles dont l’attraction est loin d’être une nouveauté. De la peine de mort à l’avortement,Supremes et Sages guident la direction jurisprudentielle du pays tout en entretenant un transatlantisme accidentel. En quoi la Cour suprême et le Conseil constitutionnel incarnent des puissances différentes et proches à la fois ? Retour sur un sujet de droit constitutionnel comparé qui lie l’Ancien et le Nouveau Monde.
Conseil constitutionnel et Cour suprême, une certaine idée de la Justice.
Le concept de cour constitutionnelle reflète une certaine idée de l’ordre juridictionnel d’une nation. Institution née avec la Vème République, le Conseil constitutionnel a été pensée à contre-courant de ce qui était considérée comme la dérive américaine du « gouvernement des juges » [3], formalisé par l’arrêt Marbury v. Madison [4] de 1803. La Cour constitutionnelle apparaît donc comme une nouveauté en France, pays où la souveraineté parlementaire et la limité de l’autorité judiciaire sont valeurs cardinales.
A l’inverse de la Cour suprême, le Conseil constitutionnel n’est pas la plus haute cour de justice du pays. Aux Etats-Unis, le pouvoir judiciaire est une branche du pouvoir et non une autorité comme en France : indépendante et égale aux autres branches, législative et exécutive, le pouvoir judiciaire est parachevé par la Cour suprême. Cette cour se trouve au sommet d’un ordre de juridiction unique (et non bi-juridictionnel, à l’image de la France) et exerce son autorité sur les juridictions inférieures de la nation.
Par ailleurs, la procédure des nominations des Supremes et des Sages au sein des deux Cours. Les Supremes, officiellement appelés « Justices », sont nommés à vie par le président des Etats-Unis, avec le consentement du Sénat (à la majorité qualifiée). Tandis que les Sages, officiellement appelés « juges constitutionnels », sont nommés pour neuf ans et renouvelés par tiers tous les trois ans, conjointement par le Président de la République, le président du Sénat, et le président de l’Assemblée nationale.
Les attractions jurisprudentielles du Palais-Royal et du Marble Palace.
Le renforcement graduel du Conseil constitutionnel tend à son américanisation progressive. Juge des élections parlementaires et gardien des prérogatives de l’exécutif, le Conseil s’est mû en protecteur des droits fondamentaux par l’inclusion de la DDHC (Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen) de 1789 et le préambule de la Constitution de 1946 au bloc de constitutionnalité. La réforme constitutionnelle de 1974 et l’entrée de la QPC (Question Prioritaire de Constitutionnalité) en 2010 ont davantage accéléré la constitutionnalisation du système juridique en permettant la saisine de l’autorité.
Cette américanisation est aussi due au fait que la jurisprudence américaine exerce une influence sur l’activité législative en France alors que les modèles institutionnels des deux pays divergent grandement. La peine de mort et l’avortement sont deux exemples pertinents de ces liaisons dangereuses : en 1972 et 1973, la Cour suprême déclare la peine de mort inconstitutionnelle et reconnaît le droit à l’avortement. En réaction, les débats sur la peine capitale et l’avortement prennent une perspective nouvelle en France.
Le Monde et le New York Times [5] décrivaient à l’époque ces coïncidences (ou connivences ?) atlantiques.
Malgré cette américanisation, le Conseil constitutionnel reste - et restera - dans son essence, kelsenien. L’autorité de la cour constitutionnelle vis-à-vis des autres juges diffère : à l’inverse de la Cour suprême, le Conseil constitutionnel se situe hors de l’appareil juridictionnel et n’est pas au-dessus du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation, son autorité est limitée au champ du contrôle de constitutionalité.
An « œuf » is enough !
Une célèbre blague américaine se demande pourquoi le Français ne mange qu’un œuf au petit-déjeuner [6].
La même réponse pourrait s’appliquer à l’autorité constitutionnelle. Les Sages et les Supremes partagent de facto le même nombre de membres, de la France aux Etats-Unis. Bien que les procédures de nomination diffèrent de chaque côté de l’Atlantique, la question de l’élargissement du Conseil constitutionnel et de la Cour suprême est un débat récurrent.
En France, le Conseil constitutionnel est susceptible à un élargissement car le Président de la République devient membre de droit et à vie en son sein à la fin de son mandat, un honneur maintes fois décliné par les présidents de la Vème République. Cette prérogative est aujourd’hui considérée inadéquate du fait du renforcement du pouvoir du Conseil constitutionnel, notamment concernant la QPC.
Présidents du Conseil [7] et présidents de la République [8] réclament depuis peu la suppression de cette disposition.
Si les membres de la Cour suprême sont aujourd’hui au nombre de 9, cela n’a pas toujours été le cas. A sa conception, la Cour ne comptait que 6 juges, mais l’effectif est porté à 9 en 1869. La Constitution américaine ne fixe aucun numerus clausus si bien que la pratique permet un élargissement de la Cour. Cette possibilité est actuellement discutée par le Parti démocrate : ces derniers souhaiteraient porter le nombre à 12 afin de nommer des juges plus modérées et ainsi rééquilibrer l’idéologie de la Cour.
Conclusion.
Depuis 1958, le Conseil constitutionnel est devenu une Cour à part entière, à l’image de la haute institution américaine dont la jurisprudence impacte l’activité législative en France.
Malgré cette américanisation, le système kelsénien dans lequel vit notre Conseil l’empêchera de singer le modèle états-unien : au contraire, le Conseil deviendra un modèle hybride dans le paysage juridique mondial.