Tout l’enjeu de cette question porte sur l’incidence du choix de la loi applicable aux relations contractuelles des partenaires commerciaux. En effet, les règles de droit international privé prévoient la possibilité pour les parties à un contrat international de choisir la loi qui régira leurs relations contractuelles. Ainsi en cas de choix d’une loi étrangère les règles du Code de Commerce français pourraient être évincées, parmi lesquelles, celles qui nous intéressent particulièrement relatives au déséquilibre significatif, à l’avantage sans contrepartie et à la rupture brutale des relations commerciales établies.
Néanmoins, les juridictions françaises peuvent faire fi de la loi choisie par les parties au contrat dans l’hypothèse où ces dispositions françaises auraient le caractère de loi de police.
Depuis 2008, la question de la qualification de loi de police de ces textes a connu une jurisprudence fluctuante : tantôt admise, tantôt exclue. Il semblerait que les juges aient eu des difficultés à adopter une solution claire et unanime.
Les lois de police poursuivent un objectif considéré comme important dans l’ordre juridique en ce qu’elles cherchent à protéger l’ordre politique, social ou économique de l’État. C’est pourquoi elles ont pour effet de faire obstacle à l’application de la loi étrangère désignée par les parties au contrat.
Ces questions sont particulièrement d’actualité à l’heure où une attention particulière est portée sur les contrats conclus avec les centrales internationales depuis la loi ASAP [3] et où le ministre a assigné Intermarché, un groupe de distribution français et ses centrales internationales en demandant le prononcé d’une amende civile de plus de 150 millions d’euros. Nous nous appuierons sur des décisions relativement récentes concernant le déséquilibre significatif et la rupture brutale des relations commerciales établies.
I - L’admission par la Cour de Cassation de la qualification de loi de police pour le déséquilibre significatif et l’octroi automatique de conditions plus favorables.
Dans un arrêt du 8 juillet 2020 dit « Expédia » [4] , la Cour de Cassation approuve la Cour d’Appel de Paris [5] d’avoir considéré que constituaient des lois de police françaises, les dispositions des anciens articles [6] :
L442-6, I, 2 relatif à la soumission ou tentative de soumission à un déséquilibre significatif ; et
L442-6, II, d) relatif à l’octroi automatique de conditions plus favorables consenties aux entreprises concurrentes du cocontractant.
La Cour de cassation retient que le régime spécifique des deux infractions prévues désormais aux articles L442-1, I, 2° et L442-3, b) du Code de commerce sont des
« dispositions impératives dont le respect est jugé crucial pour la préservation d’une certaine égalité des armes et loyauté entre partenaires économiques et s’avèrent donc indispensables pour l’organisation économique et sociale ».
Elle ajoute que leur régime se caractérise par l’intervention du ministre chargé de l’Économie pour la défense de l’ordre public. Elle s’appuie donc sur les instruments juridiques dont celui-ci dispose pour justifier l’importance que les pouvoirs publics accordent à ces dispositions et ainsi qualifier cette règle de loi de police.
La règle sanctionnant la soumission ou tentative de soumission à un déséquilibre significatif et celle relative à l’octroi automatique de conditions plus favorables, constituent donc des lois de police dont l’application « s’impose au juge saisi, sans qu’il soit besoin de rechercher la règle de conflit de lois conduisant à la détermination de la loi applicable ».
On pourrait se demander si une interprétation extensive de cette jurisprudence est permise et s’il est possible de considérer que l’ensemble des règles posées aux articles L442-1 à L442-3 du Code de commerce peuvent être qualifiées de loi de police.
En ce qui concerne le type d’abus, nous pensons que tous les abus sanctionnés par ces articles pourraient recevoir la qualification de loi de police. Il convient toutefois d’être prudent en la matière ; l’absence de publication de l’arrêt « Expedia » tend à freiner toute tentative d’extension exagérée de la portée de cet arrêt.
Par ailleurs, on peut se demander si cette qualification de loi de police s’applique quelle que soit la personnalité du demandeur. En effet, dans l’arrêt Expédia, la qualification de loi de police est justifiée par les pouvoirs accordés au ministre de l’Économie dans ce domaine. L’arrêt ne dit pas si la solution aurait été la même dans le cadre d’une action privée, introduite par un cocontractant. Le doute est permis à la lecture de cette phrase : « à titre surabondant, à supposer même que la règle de conflit aboutirait à la désignation d’une loi étrangère, à partir du moment où l’action du ministre est portée devant une juridiction française, les lois de police s’appliquent » mais également à la lecture d’arrêts récents rendus par la Cour d’appel de Paris et se prononçant sur une action en matière de rupture brutale des relations commerciales établies intentées par un contractant (cf. II).
II - Refus par la Cour d’Appel de Paris de qualification de loi de police pour les dispositions relatives à la rupture brutale des relations établies.
La Cour d’appel de Paris s’est prononcée, dans un arrêt du 8 octobre 2020 [7] sur la question de la qualification de loi de police des règles applicables en cas de rupture brutale des relations commerciales.
Dans cet arrêt, la responsabilité contractuelle [8] d’une société française est recherchée sur le fondement de la rupture brutale des relations commerciales établies. Les deux sociétés en cause n’ayant pas choisi de loi applicable dans leur contrat, la Cour rappelle que le Règlement Rome I désigne la loi applicable à une relation contractuelle à défaut de choix des parties. Toutefois ces principes ne sont applicables qu’en l’absence de loi de police (article 9) et c’est la raison pour laquelle la Cour va rechercher si l’ancien article L442-6 I 5° [9] du Code de commerce peut en obtenir la qualification.
Dans l’arrêt commenté les juges ont toutefois considéré qu’en réalité, ces dispositions
« visent davantage à la sauvegarde des intérêts privés d’une partie, celle victime d’une rupture brutale de relations commerciales établies... Dès lors, ces dispositions ne peuvent être regardées comme cruciales pour la sauvegarde de l’organisation économique du pays au point d’en exiger l’application à toute situation entrant dans son champ d’application, quelle que soit la loi applicable au contrat ».
En droit interne, selon la Cour d’Appel, l’article relatif à la rupture brutale des relations établies revêt un « certain intérêt public de moralisation de la vie des affaires » [10].
Cette disposition a en effet pour objectif d’assurer une certaine prévisibilité aux acteurs économiques tout en favorisant la bonne foi dans les relations d’affaires. Ce n’est pourtant pas suffisant, selon la Cour, pour l’ériger au rang de loi de police.
C’est également la solution qu’a retenue la Cour d’appel de Paris [11] dans un arrêt rendu le 11 mars 2021 en considérant que les dispositions relatives à la rupture brutale des relations commerciales établies ne pouvaient pas être regardées comme "cruciales pour la sauvegarde de l’organisation économique du pays au point d’en exiger l’application à toute situation entrant dans son champ d’application" et ce, quelle que soit la loi applicable au contratconfirmant ainsi sa position à ce propos.
L’on pourrait voir ici une certaine contradiction entre l’arrêt de la Cour de cassation et ceux de la Cour d’appel de Paris. S’agit-il d’une résistance de la part de la Cour d’appel ou y a-t-il une cohérence unissant ces décisions ?
III - Le critère décisif : la qualité du demandeur ?
Il convient tout d’abord de noter l’absence de position unanime au sein des différentes chambres de la Cour d’appel de Paris sur la qualification de loi de police des règles relatives à la rupture brutale. En effet, alors que le Pôle 5 Chambre 4 de la Cour d’appel a déjà accepté cette qualification en présence d’une action intentée par un cocontractant [12], le Pôle 5 Chambre 5 et la Chambre Internationale refusent de reconnaître le caractère de loi de police pour ces mêmes actions [13].
En réalité, au-delà d’un simple désaccord entre les chambres de la Cour d’Appel de Paris, certains avancent que les divergences apparentes entre l’arrêt Expédia de la Cour de Cassation et la position de la Cour d’Appel de Paris sur la rupture brutale pourraient trouver une explication logique dans la qualité de la partie qui introduit l’action [14]. Qu’en est-il réellement ?
L’article L442-4, I du Code de commerce fonde l’action du Ministre de l’Economie [15] pour sanctionner les pratiques restrictives relevant de l’article L442-1 du Code de commerce.
La Cour d’Appel de Paris [16] a eu l’occasion de préciser, dans l’affaire Expédia, en 2017, que
« l’action qui a été attribuée à ces autorités publiques dans le cadre de leur mission de gardiens de l’ordre public économique et qui vise à la protection du fonctionnement du marché et de la concurrence et non à celle des intérêts immédiats des contractants lésés est une action autonome dont l’exercice n’est d’ailleurs pas soumis à l’accord des victimes des pratiques restrictives ni à leur mise en cause devant le juge saisi, mais seulement à leur information préalable ».
La Cour d’Appel de Paris [17] et la Cour de cassation [18] se rejoignent en considérant qu’à supposer même que la règle de conflit aboutirait à la désignation d’une loi étrangère, à partir du moment où l’action du ministre est portée devant une juridiction française, les lois de police s’appliquent, selon l’article 16 du Règlement Rome II, qui dispose :
« Les dispositions du présent règlement ne portent pas atteinte à l’application des dispositions de la loi du for qui régissent impérativement la situation, quelle que soit la loi applicable à l’obligation non contractuelle ».
Ainsi, la qualification de loi de police pourrait être justifiée par la qualité de la partie qui intente l’action. En effet, on pourra observer qu’en matière de clause attributive de juridiction en cas d’action du Ministre de l’Economie, l’arrêt de la Cour d’appel de Paris de 2017 précité précisait également que « Le ministre n’agissant ni comme partie au contrat ni sur le fondement de celui-ci, la clause des contrats attribuant la compétence aux juridictions britanniques est manifestement inopposable au ministre et inapplicable au présent litige ». Les clauses attributives de juridiction ne lui sont donc pas opposables.
En revanche en cas d’action d’une des parties, il ne serait pas possible d’opposer le caractère de loi de police à la loi désignée.
Il est possible que cette théorie soutenue déjà par certains auteurs soit, à l’avenir, confirmée. Toutefois, on pourra s’étonner que la qualification de loi de police dépende de la qualité du demandeur dans la mesure où, pour nous, cette qualification dépend des objectifs de la loi. En effet, les lois de police sont celles qui poursuivent un objectif considéré comme crucial dans l’ordre juridique en ce qu’elles cherchent à protéger l’ordre politique, social ou économique de l’Etat.
Si cette théorie était confirmée, cela reviendrait à considérer que dans deux situations exactement identiques, la loi française supplanterait la loi étrangère choisie par les parties seulement si le ministre agit. Dans ce cas, que se passerait-il pour les actions introduites par une partie à laquelle le ministre se joindrait ultérieurement ? Il est vrai que cette question peut apparaître relativement théorique dans la mesure où dès lors que l’action est intentée devant une juridiction française, il y a de fortes chances que la loi française ait été choisie par les parties. Parallèlement si la loi étrangère a été désignée, la plupart du temps c’est un tribunal étranger qui sera compétent, le ministre pouvant alors décider d’intenter parallèlement une action en France.
Il conviendra à cet égard de porter une attention particulière aux contentieux à venir et de rester à l’affût d’éléments de justification supplémentaires qui pourraient à l’avenir être apportés par les hautes juridictions françaises et ainsi venir confirmer ou infirmer cette théorie. En tout état de cause, il serait particulièrement utile que la Cour de Cassation puisse se prononcer pour préciser si, en cas d’action des parties, les dispositions réprimant les abus prévus aux articles L442-1 à L442-3 doivent être considérés comme des lois de police.