Le devoir de vigilance : un mécanisme juridique au service de la prévention des atteintes aux droits fondamentaux des travailleurs.
Institué par la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017, le devoir de vigilance constitue une avancée majeure en droit, en ce qu’il impose aux sociétés mères de grande taille (5 000 salariés en France ou 10 000 dans le monde) d’identifier et de prévenir les atteintes graves aux droits humains, à la santé, à la sécurité et à l’environnement dans l’ensemble de leur sphère d’influence économique, y compris chez leurs sous-traitants et fournisseurs.
Ce dispositif dépasse le cadre classique de la responsabilité : il fonde une obligation de prévention élargie, intégrée à la gouvernance d’entreprise, et applicable aux conditions de travail, à la lutte contre le travail forcé, le travail des enfants, les discriminations, et les atteintes à la dignité au travail.
En cela, le devoir de vigilance participe d’un renouveau du droit du travail transnational, en intégrant des standards internationaux (OIT, principes directeurs de l’ONU, lignes directrices de l’OCDE).
La directive CS3D (Corporate Sustainability Due Diligence Directive) : un projet d’harmonisation européenne des obligations en matière de droits humains au travail.
Le texte, ambitieux, envisage plusieurs mécanismes de responsabilité civile et des amendes en cas de manquement aux obligations de vigilance. Seront concernées :
- Toute entreprise européenne employant plus de 1 000 salariés (contre 5 000 dans la législation française) et réalisant un chiffre d’affaires net mondial supérieur à 450 millions d’euros sera ainsi soumise au devoir de vigilance.
- Les entreprises non européennes mais opérant en Europe et y réalisant au moins 450 millions d’euros de chiffre d’affaires seront également concernées.
La directive européenne sur le devoir de diligence durable (CS3D), adoptée le 24 avril 2024, visait à consolider cette approche à l’échelle européenne. En imposant aux entreprises des obligations contraignantes de détection, de prévention et de remédiation des atteintes aux droits humains et à l’environnement, y compris dans les chaînes de valeur mondiales, la directive entendait faire du respect des droits fondamentaux au travail un impératif juridique, et non un simple engagement volontaire de responsabilité sociétale.
Lors de sa mise en œuvre qui devait être progressive, la CS3D est supposée s’appliquer à environ 6 000 entreprises de l’UE et 900 entreprises de pays tiers.
En matière sociale, la CS3D consacre notamment :
- l’obligation d’identifier les atteintes aux droits des travailleurs, y compris dans les pays tiers,
- la nécessité de hiérarchiser les risques les plus graves (travail forcé, conditions de travail indignes, liberté syndicale bafouée, etc.),
- et l’instauration de voies de recours effectives pour les personnes concernées, y compris les travailleurs sous-traités ou indirects.
Ce cadre aurait constitué une avancée normative majeure pour le droit du travail international, en intégrant la protection des travailleurs à la compliance des entreprises. En cas d’accident, les victimes, associations et syndicats, pourraient saisir le juge pour faire respecter cette nouvelle obligation. Le juge pourrait enjoindre sous astreinte l’entreprise à publier et mettre en œuvre de manière effective un plan de vigilance.
Retrait politique et insécurité juridique : un risque de régression des droits fondamentaux au travail.
Or, la décision de la France de s’opposer à la directive CS3D, ainsi que le programme de simplification réglementaire « Omnibus » présenté par la Commission européenne en février 2025, marquent un tournant inquiétant. Ces choix remettent en cause le projet d’un droit contraignant en matière de responsabilité sociale des entreprises, au nom d’une logique de compétitivité et de réduction de la charge normative. En effet, le président Emmanuel Macron a appelé à un retrait total de la directive européenne sur le devoir de vigilance, lors du sommet "Choose" France [1].
Ce désengagement politique présente un risque direct de régression normative pour les droits des travailleurs :
- Il affaiblit les obligations pesant sur les donneurs d’ordre vis-à-vis des conditions de travail dans les chaînes de sous-traitance,
- Il ouvre la voie à une externalisation de la responsabilité juridique des atteintes aux droits fondamentaux,
- Il réduit l’accès des travailleurs à des voies de recours effectives.
En l’absence de cadre européen contraignant, les droits des travailleurs les plus exposés - intérimaires, sous-traités, travailleurs étrangers sans papiers - risquent de se voir relégués hors du champ de protection effective, malgré les obligations existantes en droit interne.
Le droit français maintient des outils de responsabilisation, encore sous-utilisés.
Même en cas de recul européen, le droit français contient des dispositions permettant d’encadrer la responsabilité des entreprises donneuses d’ordre. En matière de lutte contre le travail illégal, le maître d’ouvrage ou le donneur d’ordre français ou établi à l’étranger est tenu à des obligations de vigilance et de diligence à l’égard notamment de son cocontractant établi en France ou à l’étranger.
Notamment :
- les articles L8222-1 et suivants du Code du travail (obligation de vigilance contre le travail dissimulé),
- l’article L4121-1 sur l’obligation générale de sécurité.
L’affaire La Poste (2023), dans laquelle le groupe a été condamné à renforcer ses dispositifs de vigilance après avoir recouru à des sous-traitants employant des travailleurs sans-papiers, illustre la portée concrète de ce cadre juridique. Elle démontre que le plan de vigilance ne peut être un simple affichage, mais doit faire l’objet d’un suivi opérationnel effectif, sous peine de voir engagée la responsabilité de l’entreprise.
L’enjeu de la vigilance : garantir la justiciabilité des droits des travailleurs.
Au-delà du débat institutionnel, la remise en cause du devoir de vigilance pose une question centrale, celle de la possibilité, pour un travailleur - même indirect - de faire valoir ses droits face à un donneur d’ordre ou une multinationale.
Le recul réglementaire ne saurait exonérer les entreprises de leur responsabilité en matière de droits fondamentaux. Au contraire, dans un contexte de sous-traitance mondiale, de recours massif à l’intérim, et de fragmentation des responsabilités, la vigilance doit demeurer un socle juridique essentiel pour la garantie des droits au travail [2].