Autres temps, autres mœurs
« Les directions juridiques face à la transition digitale : s’adapter ou … ? » Si la suspension de cet intitulé pouvait laisser craindre un constat alarmiste, les témoignages des différents intervenants ont dépeint une situation plus mitigée.
Oui, les directions juridiques doivent en prendre incontestablement le virage, car elles vivent aujourd’hui « avec un élément qui est central, la donnée » souligne Marc Mossé, vice-président de l’AFJE dès le début des débats. « L’économie de la donnée représentera d’ici trois ans 739 milliards d’euros au niveau européen, confirme Bruno Massot, directeur juridique France chez IBM. Celle-ci passe par des volumes de données plus importants qui sont accessibles et exploitées par nos entreprises, par la valorisation de la donnée et de l’expérience utilisateur, que ce soit pour nos clients internes et nos clients externes. Ce positionnement de la donnée, qui transforme radicalement nos business model, appelle un changement de nos méthodes de travail. A l’époque, le juriste qui s’intéressait à la donnée était spécialisé dans la technologie. Maintenant, on peut difficilement faire du droit social, du droit de la concurrence ou du droit de la propriété intellectuelle, sans s’intéresser à sa place, à la manière dont l’entreprise l’exploite, et sans la remettre au cœur de notre activité. Le RGPD est là pour nous le rappeler à tous. »
Pour les directions juridiques, se digitaliser signifie donc « simplement » s’adapter à ce nouvel environnement, et à ce qui fonde aujourd’hui l’économie des entreprises pour lesquelles elles travaillent. Mais elles doivent justement composer avec le mouvement de transformation de celles-ci, comme le souligne Anne-Valérie Attias Assouline, managing Partner chez PWC Avocats : « La maturité des directions juridiques est alignée sur la maturité des entreprises. Évidemment vous pouvez provoquer le changement, mais l’on constate généralement qu’il s’agit d’une culture globale, l’investissement et la compréhension de l’enjeu dépassent la direction juridique. »
- Marc Mossé, Olivier Chaduteau, Anne-Valérie Attias Assouline et Bruno Massot
Tirer le meilleur parti du digital.
Conscientes de ces enjeux, reste à savoir si les directions juridiques peuvent impulser ce changement. D’autant qu’elles peuvent tirer leur épingle du jeu de cette digitalisation. « Nous sommes passés de l’informatique d’exécution à une digitalisation, une numérisation qui est en train d’apporter une nouvelle valeur ajoutée, explique Marc Mossé. A condition que l’on sache d’un, le comprendre, et de deux, l’intégrer dans nos manières de travailler. » Une « intelligence ajoutée », qui irait dans le sens d’une amélioration des conditions de travail des juristes. Car dans un contexte où les entreprises recrutent peu, et les budgets se resserrent, la digitalisation permettrait de mieux mobiliser les compétences internes.
Mais elle s’inscrit alors dans une réflexion plus large sur la réorganisation des tâches.
« Il faut définir le positionnement de l’entreprise pour savoir les compétences dont elle a besoin en interne » confirme Olivier Chaduteau, managing et founding Partner chez Day One. Il décrit alors plusieurs stratégies à adopter : le « push down » (déléguer), le « push away » (confier des tâches au client interne), ou encore le « push out » (confier des tâches à des services externes, comme les avocats.). « Le juriste va pouvoir dégager du temps pour utiliser sa réflexion et sa valeur ajoutée, et dans la segmentation, on va déterminer que certaines tâches peuvent être réalisées par la machine et automatisées. Et cela commence avec Excel. »
L’exemple parlant est celui du chatbot. Rappelant dans un premier temps l’expérience d’Orange, Marc Mossé explique que l’initiative est également mise en place chez Microsoft : « Nous avons commencé à utiliser un outil entre juristes, pour se l’approprier, et cela nous a obligé à réfléchir à la formulation des questions, à repenser notre manière de travailler et quel est notre rôle. Tout cela passe d’abord par un changement culturel de nos organisations, y compris pour le juriste de savoir lâcher prise, et de comprendre comment l’autre fonctionne. Je ne suis pas convaincu que nous soyons formés à l’université pour être préparés à cette très grande transformation, ou que les formations continues l’aient appréhendée. »
Face aux legaltech, les compétences humaines.
Une nouvelle fois, la formation initiale est montrée du doigt, comme en témoigne Anne-Valérie Attias Assouline, avec un exemple qui la touche de plus près : « Mon fils commence ses études de droit, et je mesure avec stupéfaction que l’on enseigne les mêmes choses, sur la base des mêmes manuels. On ne cherche plus de la même façon, on ne réagit plus de la même façon, on évolue plus dans le même monde. Comment vous pouvez former des gens pour qu’ils soient perdus une fois arrivés sur le marché ? C’est un massacre. » L’enseignement universitaire est ainsi clairement inadapté aux besoins d’aujourd’hui et de demain, et pas uniquement sur la question du digital. « Je pense que l’université continue à beaucoup s’intéresser au contenu, souligne Bruno Massot. Le contenu est important pour le juriste, mais ce qui va être de plus en plus essentiel, ce sont les soft skills. C’est la capacité d’adaptation, la capacité de communication, la capacité de conviction, et la prise de décision, car ce sont des qualités que le digital ne remplacera pas et qu’il faudra toujours avoir. L’esprit critique, face à une machine qui vous propose une solution, est essentiel. »
La transition digitale vient perturber le monde des juristes, mais pas tant par la technique que par les nombreuses remises en question qu’elle implique. Cette transformation doit les pousser à voir plus loin que le confort d’un droit qu’ils maitrisent : il faut être agile, acquérir de nouvelles compétences, plus humaines que scientifiques. Ne plus être uniquement un sachant spécialisé, mais être à la portée de tous, pour être omniprésent et influent. Car, comme le souligne Olivier Chaduteau : « Les juristes se focalisent plus sur la qualité qu’ils apportent que sur la qualité qui est perçue. Si le dirigeant ne comprend pas, ou si le travail ne permet pas de prendre une décision, il est inutile. »