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Le risque de voir échapper des acquisitions prédatrices, dites killer acquisitions, au contrôle des autorités de concurrence, ainsi que les controverses nées de l’opération Facebook/WhatsApp - Facebook/Instagram ont nourri depuis plusieurs années des réflexions aux niveaux européen et national sur l’adaptation des seuils de notification au titre du contrôle des concentrations. En France, en dépit des propositions et travaux menés par l’Autorité de la concurrence pour créer un contrôle ex post le cas échéant, aucune refonte des seuils ou du contrôle n’a été opérée. C’est donc au niveau européen que le changement est intervenu, et non par la modification des règles, des seuils ou l’introduction d’un nouveau type de contrôle, mais par l’adoption d’un regard différent sur des règles existantes tombées pour partie en désuétude (♦ Orientations de la Commission : JOUE n° C 113, 31 mars 2021).
Des concentrations non notifiables désormais contrôlables
L’article 22 du règlement (CE) n° 139/2004 sur le contrôle des concentrations permet, sous certaines conditions, le renvoi d’une opération par une autorité de concurrence nationale à la Commission au titre du contrôle des concentrations (♦ Règl. (CE) n° 139/2004 du Conseil, 20 janv. 2004 : JOUE n° L 24, 29 janv.). Jusqu’à présent, la doctrine de la Commission consistait à considérer qu’une opération n’était éligible à ce renvoi que si elle remplit a minima les seuils de l’autorité nationale demandant le renvoi. Il ne s’agissait cependant que d’une doctrine, d’une pratique, car rien de tel n’est précisé à l’article 22.
Saisissant donc l’opportunité de ne pas refondre les règles mais d’adopter une approche différente afin de mieux répondre aux insuffisances du contrôle des concentrations pour capter certaines opérations, la Commission a décidé en août 2020 de modifier sa doctrine et de permettre que les renvois puissent être opérés même en l’absence de franchissement des seuils nationaux, et donc par hypothèse des seuils européens. Elle se fonde, pour cela, sur un changement de paradigme et une évolution des marchés, notamment numériques. Désormais, des opérations non notifiables sont donc susceptibles d’être revues au titre du contrôle des concentrations par la Commission.
Une catégorie d’opérations mettant en jeu le potentiel concurrentiel réel ou futur d’une entreprise
Dans ses orientations publiées au JOUE le 31 mars 2021, qui viennent compléter la communication générale sur les mécanismes de renvoi des affaires en matière de concentrations (♦ Communication de la Commission : JOUE n° C 56, 5 mars 2005), la Commission précise que la nouvelle doctrine s’applique à une catégorie d’opérations bien spécifiques concernant au moins une entreprise dont le chiffre d’affaires ne reflète pas le potentiel concurrentiel réel ou futur.
A cet égard et de manière non limitative mais illustrative, elle indique que tel serait le cas où l’entreprise :
– est une start-up ou un nouvel entrant ;
– est un innovateur important ou une société conduisant des recherches à potentiel important ;
– exerce une force concurrentielle réelle ou potentielle ;
– a accès à des actifs importants tels que de la matière première, des infrastructures, des données, des droits de propriété industrielle ;
– et/ou, fournit des produits ou services qui sont des intrants/composant clés pour d’autres industries.
Il est important de souligner que pour la première fois dans un texte d’application générale, la Commission qualifie la donnée d’« actif » qui peut être stratégique. L’Autorité de la concurrence française s’était déjà prononcée en ce sens dans ses lignes directrices relatives au contrôle des concentrations (♦ Lignes directrices de l’Autorité de la concurrence, 23 juill. 2020), mais la Commission n’avait pas encore eu l’occasion de le faire dans une communication officielle. C’est désormais chose faite.
L’exécutif européen précise que parmi les éléments dont il peut tenir compte pour apprécier si une opération entre dans la catégorie de celles visées par la nouvelle doctrine de l’article 22, figure la valorisation de l’entreprise en question. Mais l’ensemble de ces critères n’est pas limitatif.
REMARQUE : l’absence d’exhaustivité des critères d’examen est une source évidente d’incertitude pour les entreprises mais elle n’aboutit pas nécessairement à une absence de sécurité juridique, du moins pas à moyen et long terme. Cette incertitude se résoudra par la pratique de la Commission qui précisera sa doctrine à travers des mécanismes de lettres de confort et des décisions relatives à des cas qu’elle estimera éligibles au mécanisme.
Première application dans le secteur des biotechnologies
Dès avant la publication des nouvelles orientations, la Commission avait invité les États membres à lui renvoyer, sur le fondement de l’article 22 du règlement (CE) n° 139/2004, l’examen de l’opération par laquelle la société Illumina, spécialisée dans le séquençage génétique, envisageait le rachat de la start-up californienne Grail, développant un test de détection précoce du cancer. L’opération ne franchissait aucun seuil de notification national. Le 9 mars 2021, l’Autorité française de la concurrence a répondu favorablement à l’invitation de la Commission et a formé une demande de renvoi en vertu de l’article 22.
Les deux entreprises ont tenté de contester cette décision de renvoi par voie de requête en référé devant le Conseil d’État en vue de suspendre l’exécution de celle-ci. Entre-temps, d’autres États membres (Belgique, Grèce, Islande, Pays-Bas et Norvège) se sont joints à la demande de renvoi.
Dans une ordonnance rendue le 1er avril 2021, le Conseil d’État a rejeté les deux requêtes formées par les entreprises en considérant que la demande de renvoi n’est pas détachable de la procédure d’examen de l’opération par la Commission européenne sous le contrôle de la CJUE (♦ CE, réf., 1er avr. 2021, n° 450878). Le juge administratif s’est donc déclaré incompétent pour connaître d’une telle contestation.
Le 21 avril 2021, la Commission a formellement accepté la demande de renvoi en considérant que l’opération était susceptible de restreindre l’accès aux séquenceurs de nouvelle génération et aux réactifs ou d’en augmenter les prix au détriment des concurrents de Grail actifs dans le domaine du développement de tests de détection précoce du cancer.
La Commission a indiqué, dans son communiqué, que le renvoi est justifié par le fait que le chiffre d’affaires de la cible ne reflète pas son potentiel concurrentiel comme en témoigne la valeur de la transaction évaluée à 7,1 milliards de dollars. Dans ce contexte, les parties devront attendre le feu vert de la Commission avant de pouvoir mettre en œuvre leur projet. Parallèlement, la Federal Trade Commission aux États-Unis a annoncé le dépôt d’une plainte ouvrant la voie à une revue de l’opération outre-Atlantique.
Un contrôle pouvant être réalisé post-closing
Autre grande nouveauté et source de nombreux questionnements pour les entreprises : les orientations sur les renvois « article 22 » prévoient la possibilité pour la Commission d’examiner des opérations de concentrations même post-closing, c’est-à-dire après leur clôture. Elles soulignent en effet que si la demande de renvoi de la part d’un État membre peut être effectuée après la réalisation de l’opération, le temps écoulé sera pris en compte par la Commission pour accepter ou rejeter le renvoi. Il est précisé qu’un délai supérieur à 6 mois après le closing rend le renvoi généralement inopportun.
Néanmoins, le point de départ du délai crée une incertitude supplémentaire. Si l’opération n’est pas publique, le délai court à partir du moment où des faits déterminants de l’opération ont été rendus publics. La Commission ajoute toutefois qu’un renvoi tardif ne devrait être accepté que dans des circonstances exceptionnelles, compte tenu de l’ampleur de l’opération et des effets préjudiciables sur la concurrence.
En outre, elle n’exclut pas totalement la possibilité de se voir renvoyer une opération déjà notifiée dans un État membre, même si cette circonstance pourrait être considérée comme un facteur défavorable à l’acceptation du renvoi.
REMARQUE : là encore, les orientations en l’état suscitent de nombreuses interrogations. Seule la pratique pourra permettre de préciser les contours de la nouvelle doctrine et à cet égard, il y a fort à parier que dans un premier temps, les entreprises useront pleinement de la possibilité d’approcher volontairement la Commission ou les autorités nationales pour obtenir le plus de visibilité possible sur l’éligibilité de leur opération à ce mécanisme, et ce, le plus tôt possible pour pouvoir anticiper une éventuelle procédure de contrôle.
L’annonce d’une simplification du contrôle et d’un meilleur ciblage
La Commission disposait déjà d’un mécanisme de notification simplifiée pour certaines opérations, mais elle a ouvert, le 26 mars 2021, une consultation publique pour simplifier plus encore certaines procédures de contrôle. Elle souhaite étudier les pistes permettant de cibler et de clarifier davantage l’examen des concentrations quand celles-ci sont soumises à la procédure simplifiée, mais aussi, dans la mesure du possible, quand elles ne le sont pas.
Une première consultation sur la feuille de route de la Commission était ouverte pour une durée d’un mois, tandis qu’une consultation publique sous forme de questionnaire est prévue jusqu’au 18 juin 2021.
La Commission envisage plusieurs changements :
– élargir et clarifier les catégories de cas simplifiés ;
– rationaliser l’examen des cas simplifiés (en réduisant les exigences en matière d’information et les discussions préalables à la notification dans de tels cas) afin de réduire la phase de pré-notification des cas simplifiés et de favoriser la notification directe de certains types d’affaires sans pré-notification ;
– rationaliser l’examen des affaires non éligibles à la procédure simplifiée sur la base de l’expérience acquise par la Commission ;
– introduire des notifications électroniques de manière pérenne, car depuis la crise sanitaire, de telles notifications sont autorisées à titre temporaire.
Fayrouze MASMI-DAZI
Avocat associée, Frieh Associés
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