Les cryptomonnaies, en tant que mécanismes de transferts de valeur fondés sur la technologie blockchain, posent des défis nouveaux au droit international, notamment dans les zones de conflit armé, où les États perdent leur monopole sur l’émission de monnaie, la régulation financière, et parfois même sur l’usage de la force. L’usage des cryptoactifs dans ces contextes soulève des questions fondamentales relevant du droit pénal international, du droit international humanitaire (DIH), du droit international public, ainsi que des régulations transnationales en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (LCB-FT).
I. L’usage des cryptomonnaies à des fins de financement du terrorisme : un risque pénal international croissant.
A. Le cadre juridique international de la répression du financement du terrorisme.
Le financement du terrorisme est interdit par un ensemble de normes contraignantes :
- Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (1999) - art. 2 : incrimine toute fourniture de fonds, directe ou indirecte, en connaissance de cause, destinés à la commission d’actes terroristes.
- Résolution 1373 (2001) du Conseil de sécurité des Nations Unies : impose aux États de geler les avoirs des individus ou entités liés au terrorisme.
- Groupe d’action financière (GAFI) : ses 40 recommandations, notamment les recommandations 15 et 16, imposent aux États d’encadrer les prestataires de services d’actifs numériques (PSAN) et d’appliquer la « Travel Rule » (transmission des données du donneur d’ordre et du bénéficiaire pour chaque transfert).
Dans les zones de conflit, ces obligations deviennent théoriques, en raison de :
- L’absence d’infrastructure judiciaire et administrative ;
- L’incapacité des États à faire respecter les régimes de sanctions ou à contrôler les flux entrants.
B. Preuves empiriques de l’usage des cryptomonnaies par des entités terroristes.
Hezbollah : l’ONG américaine United Against Nuclear Iran a documenté l’usage de portefeuilles crypto liés à cette organisation.
État islamique : selon plusieurs rapports du Trésor américain (FinCEN, 2021–2023), des donations en Bitcoin et Tether ont été utilisées pour financer la logistique d’attentats.
Hamas : la branche armée a officiellement demandé à ses sympathisants de ne plus utiliser Bitcoin, tant la traçabilité accrue commençait à compromettre leur sécurité (2023).
Le problème juridique majeur est la difficulté de rattacher juridiquement l’usage des cryptomonnaies à un acte terroriste déterminé, en l’absence de preuve de l’intention criminelle (élément moral) ou de lien de causalité direct.
Note importante : la CJUE (affaire Kadi I, C-402/05 P) a précisé que les sanctions contre des individus pour financement du terrorisme doivent respecter les droits fondamentaux, notamment le droit à un recours effectif, ce qui rend la preuve cruciale.
II. Une économie parallèle licite ? Le droit au développement et les cryptoactifs en contexte de guerre.
A. Le droit au développement et à l’autonomie économique en droit international.
Le droit au développement, affirmé dans la Déclaration de l’ONU de 1986 (Rés. A/RES/41/128), consacre le droit des peuples à participer pleinement, librement et équitablement au développement économique. Dans des contextes de guerre ou de sanctions, les cryptomonnaies peuvent constituer :
- un moyen d’accès à des ressources essentielles,
- un outil d’inclusion financière pour des populations exclues des banques,
- un instrument d’aide humanitaire traçable (via des smart contracts, par exemple).
B. Exemple de Gaza, du Venezuela ou de l’Afghanistan : usage non nécessairement illicite.
Afghanistan : après le retrait américain et le gel des avoirs de la banque centrale, des ONG ont utilisé des portefeuilles crypto pour rémunérer localement leurs agents.
Venezuela : en contexte d’hyperinflation et de sanctions, l’usage de stablecoins (ex : USDT) a permis de maintenir certaines chaînes d’approvisionnement.
Ukraine (cas inverse d’un État reconnu) : l’État a lui-même lancé des campagnes de dons en crypto pour financer son effort de guerre, sans que cela soit considéré comme illicite.
Il en résulte une zone grise juridique : si les cryptomonnaies permettent une résilience économique, leur usage reste sujet à interprétation politique en fonction de la légitimité des entités utilisatrices.
III. L’absence de cadre juridique uniforme et les perspectives de gouvernance internationale.
A. Vers une gouvernance multilatérale des flux financiers numériques en zones instables.
Le droit international ne prévoit pas de norme contraignante spécifique encadrant l’usage des cryptomonnaies en contexte de guerre ou d’insurrection. Toutefois, plusieurs efforts sont en cours :
- Le Fonds Monétaire International pousse pour des standards communs de régulation crypto, notamment dans les économies fragiles.
- Le GAFI promeut un suivi des transactions via blockchain analytics et le gel automatique d’adresses listées.
- Des traités bilatéraux d’entraide judiciaire (MLAT) commencent à inclure des clauses spécifiques sur les actifs numériques.
Toutefois, les entités non étatiques, telles que les DAOs ou gouvernements de facto, ne sont pas liées par ces normes - d’où la nécessité d’une diplomatie juridique active pour établir des canaux de coopération ad hoc.
B. Vers une lex specialis pour les technologies en temps de conflit ?
Dans ce cadre, pourrait-il y avoir une Intégration des actifs numériques dans la notion de biens de caractère civil (art. 52 du Protocole I additionnel aux Conventions de Genève) ?
La création d’un droit humanitaire numérique, garantissant la neutralité des technologies au profit des civils peut être également envisagée.