Le droit à l’image cède face à la liberté de création artistique.

Par Célia Chauffray, Avocate.

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Explorer : # création artistique # droit à l'image # liberté d'expression # vie privée

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Le jugement du 2 juin 2004 fait par la 17ᵉ Chambre du Tribunal de grande instance de Paris est d'importance car il a permis le rattachement de la liberté de création artistique à la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, et donc, a rendu possible de faire prévaloir la liberté de création artistique sur le droit à l’image.
Description rédigée par l'IA du Village

En 2004, un nouveau cap a été franchi par la jurisprudence lorsque le photographe Luc Delahaye, auteur d’un ouvrage cosigné avec le sociologue Jean Baudrillard, a obtenu que le droit à l’image de voyageurs photographiés à leur insu dans le métro parisien cède le pas face à sa liberté de création artistique.

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Le musée du Jeu de Paume présente du 10 octobre 2025 au 4 janvier 2026 une fantastique exposition rétrospective de l’œuvre du photographe Luc Delahaye, intitulée « Le bruit du monde ».

Né en 1962, Luc Delahaye, membre de l’agence Magnum, s’est fait connaître dans les années 1990 pour son travail de photoreporter de guerre. Son œuvre – tout à fait passionnante - est marquée par le questionnement de l’articulation entre pratique documentaire et artistique.

L’occasion nous est ainsi donnée de revenir sur une décision importante impliquant ce photographe et rendue le 2 juin 2004 par la 17ᵉ Chambre du Tribunal de grande instance de Paris, décision qui a reconnu pour la première fois que le droit à l’image devait céder devant la liberté de création artistique.

I. Le projet artistique « L’Autre »

Au mitan des années 1990, Delahaye questionne son rapport à la stylisation des images. Il estime qu’« à la guerre, toute intention stylistique est malsaine. Le style, c’est une façon d’être dans la vie. Si on est clair, ça se voit clairement dans les images » [1].

Il a alors voulu éprouver la pertinence de son rapport au sujet dans un contexte banal, en dehors du contexte de guerre.

En 1996, Delahaye a ainsi réalisé une première série de portraits pour lesquels il avait demandé à des sans-abris de se photographier dans un Photomaton, abolissant ainsi tout rapport direct entre le photographe et son modèle.

À la même époque, il entreprend de photographier des inconnus dans le métro suivant un protocole très strict : « Fabriquer un appareil que je cachais dans un sac, m’asseoir sur une banquette libre, photographier de la même façon chaque personne assise face à moi, tirer toutes les images en format 13 cm × 18 cm, les punaiser au mur » [2].

Il avait eu l’idée de ce projet car « Le métro est un lieu où les gens sont des portraits d’eux-mêmes. Quand ils remontent à la surface, ils prennent un masque, font semblant de croire que tout va bien, adoptent des codes relationnels factices - sinon la vie serait intenable. Dans le métro, il n’y a pas de relation du tout, je peux donc y trouver plus de vérité" [3].

Delahaye a ainsi photographié mille quatre-cents personnes anonymes dans le métro parisien entre 1995 et 1997.

Quatre-vingts de ces portraits seront réunis dans un livre intitulé « L’Autre », accompagné d’un texte du philosophe et sociologue Jean Baudrillard et publié en 1999 par les éditions Phaidon, maison d’édition britannique (aucun éditeur français n’ayant voulu s’y risquer par crainte d’un procès [4]).

Lors de sa parution, ce livre rencontre un grand succès critique et donne lieu à une exposition lors des Rencontres photographies d’Arles qui ont lieu durant l’été 2001 [5].

En 2000, Michael Haeneke réalise un film intitulé "Code inconnu", où il met en scène un personnage de photoreporter inspiré de la vie de Delahaye. Des œuvres du photographe sont insérées dans le film, dont certains portraits issus de la série L’Autre.

II. Le procès pour atteinte au droit à l’image.

L’un des usagers du métro photographié à son insu va se reconnaître et décider de saisir la justice.

A. L’atteinte au droit à l’image revendiquée par le demandeur.

M. B assigne Luc Delahaye, l’agence Magnum, les éditions Phaidon et la société MK2 (productrice du film de Haeneke) pour violation de son droit à l’image et atteinte à sa vie privée.

Sur le terrain de l’atteinte à son droit à l’image, son grief principal, il fait valoir qu’il n’avait jamais autorisé une exploitation mercantile de son image, ni dans l’ouvrage publié par les éditions Phaidon ni dans le film de Michael Haeneke.

i. La genèse du droit à l’image.

Il sera rappelé que, dès le début du XXème siècle, la jurisprudence a reconnu aux personnes un droit de propriété sur leur image (T.Civ. Seine, 10 février 1905, DP 1905, II, 389).

Puis, la jurisprudence a dégagé le concept de « droit à l’image » à partir des années 1960, en se fondant sur l’article 1382 ancien du Code civil relatif à la responsabilité civile délictuelle (Civ. 2, 12 juillet 1966, Bull. n°778) [6].

Cette construction prétorienne a été ensuite consacrée par les dispositions civiles et pénales de la loi du 17 juillet 1970 qui ont instauré d’une part, l’article 9 du Code civil qui consacre le droit au respect de la vie privée et, d’autre part, les articles 226-1 et 226-8 du Code pénal qui sanctionnent pénalement les photographies de personnes prises par téléobjectif à leur insu et, d’autre part, les montages photographiques.

À l’origine donc, le droit à l’image était appréhendé par le droit français comme une composante du droit à la vie privée, ce qui pouvait induire une certaine confusion entre ces deux notions qui sont pourtant distinctes conceptuellement.

Le droit à l’image a en effet pour objet d’interdire la fixation et la reproduction de l’image d’une personne sans son consentement, alors que le respect de la vie privée vise à protéger, non pas les traits d’une personne, mais les évènements de sa vie personnelle qu’une image peut reproduire.

ii. L’exception fondée sur l’article 10 de la Convention européenne.

La jurisprudence a été amenée toutefois à préciser que le droit à l’image n’était pas un droit absolu et qu’il était tempéré par une exception importante, fondée sur le droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.

La Cour de cassation avait ainsi jugé que la liberté de communication des informations autorise la publication d’images de personnes impliquées dans un évènement public, sous réserve du respect de la dignité de la personne humaine, dès lors que cette diffusion est en relation directe avec l’évènement et qu’elle ne constitue par un détournement de l’usage pour lequel la photographie a été prise, ni une dénaturation de l’image de ceux qui y sont représentés (Civ. 1, 20 février 2001, Bull. n°42).

Cette décision rendue en 2001 était importante, mais pour autant sans effet sur le cas qui nous occupe puisqu’elle avait vocation à s’appliquer à la situation de personnes photographiées lors d’un évènement public. C’est le droit à l’information du public sur un évènement précis qui justifiait l’atteinte au droit à l’image des personnes photographiées.

Or, dans l’affaire qui nous occupe, la situation est différente puisque, si les personnes photographiées se trouvaient bien dans un lieu public (le métro), les photographies prises par Delahaye ne visaient nullement à illustrer un évènement public. Sa démarche était purement artistique, et ne s’inscrivait pas dans l’illustration d’un évènement sur lequel le public aurait eu le droit à être informé.

B. La reconnaissance d’une nouvelle exception au droit à l’image fondée sur l’expression artistique

a. La position des défendeurs : le contexte artistique justifie l’atteinte au droit à l’image.

Pourtant, l’ensemble des personnes assignées vont se prévaloir de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme pour se défendre.

Concernant l’atteinte au droit à l’image, celle-ci n’est pas contestée par Delahaye qui avait déclaré publiquement avoir volé ces images, expliquant « C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour parler de la solitude, du silence, de l’obscurité des choses. […] J’ai volé ces photos, c’est vrai, mais c’est au nom d’une vérité photographique que je n’aurais pu atteindre autrement » [7].

Pour les défendeurs, la démarche artistique de M. Delahaye créée un contexte dans lequel la notion de faute doit être appréciée au regard de la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la convention européenne des droits de l’homme. Ils soutiennent que les photographies figurant dans le livre illustrent « l’homme anonyme » et servent une œuvre artistique.

b. La reconnaissance par les juges d’une exception artistique fondée sur l’article 10 de la Convention européenne.

Par un jugement du 2 juin 2004, la 17ème Chambre du Tribunal judiciaire de Paris leur donnera gain de cause (TJ de Paris, 17ème Ch., 2 juin 2004, RG n°02/12034).

Les juges commencent par rappeler le principe selon lequel toute personne dispose d’une droit exclusif sur son image, ce qui lui permet de s’opposer à sa captation et à sa reproduction. Mais ils précisent immédiatement que ce droit n’est pas absolu et peut céder devant des droits fondamentaux de valeur supérieure, tels que le droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Les juges rappellent que ce texte protège le droit à l’information, mais aussi, et c’est là la nouveauté, qu’il doit également trouver à s’appliquer « lorsque l’exercice par un individu de son droit à l’image aurait pour effet de faire arbitrairement obstacle à la liberté de recevoir ou communiquer des idées qui s’exprime spécialement dans le travail d’un artiste » (Jugement, p. 4).

En d’autres termes, le droit à l’image doit également céder devant le droit d’expression artistique, dont les juges estiment qu’il est une composante du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

Ensuite, les juges notent que l’ouvrage de Delahaye « est incontestablement une œuvre artistique par l’originalité de la démarche de l’auteur, photographe, mettant son art au service d’une observation sociologique » (Ibid.).

Pour cette appréciation, les juges se montrent sensibles à la manière dont l’auteur a su faire passer l’expression des sujets, à la qualité des images (cadrage et captation du regard) ainsi qu’à la réception critique de l’ouvrage et à l’intervention écrite de l’intellectuel Jean Baudrillard.

Les juges notent que, comme Delahaye l’avait lui-même expliqué, le but recherché n’aurait pas pu être atteint s’il avait agi à découvert et qu’il a donc volé ces images dans le seul but de « fournir un témoignage sociologique et artistique particulier sur le comportement humain, étayé par l’analyse d’un philosophe et sociologue cosignataire du livre » (Ibid.).

Enfin, concernant l’atteinte au droit à la vie privée du demandeur, les juges observent que la photo concernée ne le montrait pas dans une position dégradante.

Ils en concluent donc qu’en captant et en utilisant l’image de M. B dans ces conditions, M. Delahaye n’a fait aucun usage fautif de sa liberté d’expression, de même que M. Haeneke dans le film Code inconnu. M. B est donc débouté de l’ensemble de ses prétentions.

Conclusion

Le grand apport de cette décision tient au rattachement de la liberté de création artistique à la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, et donc, à la possibilité de faire prévaloir cette liberté de création artistique sur le droit à l’image.

C’est évidemment une décision qu’il faut saluer car elle protège la liberté de création artistique.

Reste que pour pouvoir se prévaloir de cette exception, il revient aux juges de se prononcer sur le caractère artistique d’une œuvre.
Le tribunal dans cette décision s’est référé à « l’originalité de la démarche de l’auteur », mais certains auteurs ont noté que cette motivation pouvait susciter une interrogation : faut-il entendre l’originalité dans le sens qui lui est reconnu par le droit d’auteur, qui est un sens très extensif visant toute manifestation de la personnalité de l’auteur, ou faut-il l’entendre dans un sens plus restreint ? [8].

Il ne semble pas faire de doute que l’originalité recherchée ici doit être entendue dans un sens distinct de celui du droit d’auteur, car sinon cela reviendrait à priver de toute efficience la portée même du droit à l’image en matière photographique.

Les juges doivent, pour apprécier si une photographie porte une atteinte répréhensible au droit à l’image de la personne photographiée, se livrer à une approche esthétique pour discerner ce qui relève de la photo artistique et ce qui n’en relève pas.

Cette appréciation délicate nous rappelle la situation antérieure à la loi du 3 juillet 1985, lorsque les juges du fond devaient se prononcer sur le caractère artistique ou documentaire d’une oeuvre photographique pour déterminer si celle-ci était digne de la protection du droit d’auteur.

Cette situation, qui s’inscrivait dans la lignée de la fameuse décision Mayer & Pierson (1862) à laquelle nous avons consacré un précédent article, avait conduit à la dénonciation d’un grand arbitraire devant les juridictions.

Reste qu’ici, s’agissant de l’articulation entre droit à l’image et liberté d’expression artistique, l’on ne peut que se féliciter de l’apport de la décision Delahaye qui protège la liberté de création des photographes en tenant compte de la singularité de leur art. Les intérêts privés protégés par le droit à l’image, doivent céder sur la liberté d’expression artistique, lorsque celle-ci ne leur cause aucun trouble anormal.

Célia Chauffray, avocate au barreau de Paris
https://www.chauffray-avocat.com

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Notes de l'article:

[2Ibid.

[3Ibid.

[6Article 1382 : « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ».

[8BIGOT Christophe, La liberté de l’image dans tous ses états, Légipresse n°214.

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