7 juillet 2012. Réunis à Cambridge lors de la Francis Crick Memorial Conference on Consciousness in Human and non-Human Animal, des chercheurs de tout horizon s’unissaient pour proclamer d’une seule voix que « les animaux non-humains disposent des substrats neurologiques de la conscience ». Cette assertion forte reprenait ce que les sciences démontraient déjà depuis plusieurs années mais que certains se refusaient (et se refusent encore) à admettre. La Déclaration de Cambridge sur la conscience des animaux posait cette affirmation dont les implications devaient s’avérer de nature autant transnationales que multidisciplinaires. Puisque les animaux sont des êtres vivants, sensibles, intelligents et conscients, des conséquences devaient être formulées au niveau du droit. C’est ce qui s’est produit six années plus tard.
29 mars 2019. Parallélisme des formes oblige, c’est à l’issue d’un autre colloque que la réponse juridique à la Déclaration de Cambridge a été révélée. Proclamée officiellement par des juristes universitaires de toutes les sections - droit privé et sciences criminelles, droit public et histoire du droit - revêtus, pour cette occasion solennelle, de leurs robes académiques, ce nouveau marqueur de civilisation, en écho à son prédécesseur, porte un nom : la Déclaration de Toulon sur la personnalité juridique de l’animal, dite « Déclaration de Toulon ». Elle affirme que, du point de vue du droit, « les animaux doivent être considérés de manière universelle comme des personnes et non des choses ». Le texte grave dans le marbre cette possibilité tout en offrant une certaine souplesse dans son application puisque l’animal n’y est pas défini, ce qui permet à chaque ordre juridique de s’en saisir comme il le souhaite. Ladite Déclaration participe ainsi au changement de paradigme qui pourrait être requis pour lutter contre les dérives de l’anthropocène.
Le rapport de l’Organisation des Nations Unies (A/75/266), dans son supplément officiel, désigne ainsi la Déclaration de Toulon parmi les « avancées qui contribuent à des approches non-anthropocentrées et à la jurisprudence de la Terre pour protéger la planète et les personnes » [3].
La Déclaration de Toulon est hébergée par le site de l’Université de Toulon et elle est insérée dans l’ouvrage sur La personnalité juridique de l’animal (II) paru aux éditions LexisNexis en 2020. Elle bénéficie de traductions en plusieurs langues, facilitant sa diffusion : de l’anglais au chinois, en passant par l’espagnol, l’italien, le russe ou l’ukrainien, en suivant l’ordre alphabétique.
26 mai 2021. Dans le prolongement de la Déclaration de Toulon sur laquelle elle se fonde, la Charte du droit du vivant a été proclamée en lien avec le programme Harmony with Nature des Nations Unies. L’événement a été retransmis de manière simultanée à Toulon (France), New-York (Etats-Unis) et Buenos Aires (Argentine).
La Charte du droit du vivant, composée de six articles, appelle au passage d’un droit sur le vivant à un véritable droit du vivant. Elle pose l’équilibre des intérêts entre les êtres humains, les animaux et la Nature. Pour ce faire, elle invite les ordres juridiques à élargir la notion de personne pour y intégrer les personnes physiques non-humaines préalablement définies par chacun. En effet, en se basant sur le buisson de la vie [4] qui regroupe l’ensemble des êtres vivants (lequel dépasse la vision pyramidale classique devenue aujourd’hui désuète), chaque ordre juridique doit pouvoir déterminer qui peut accéder au rang de personne.
Le corps académique « Problèmes sociaux, Humains et Nature » de l’Université autonome de Guerrero (Mexique) considère la Charte du Droit du Vivant comme « un grand pas dans le changement de paradigme de l’anthropocentrisme au biocentrisme » [5].
Tout comme la Déclaration de Toulon, la Charte du droit du vivant est présentée sur le site de l’Université de Toulon, avec un large panel de traductions officielles qui en assurent sa diffusion à travers monde. La page internet dédiée contient également le discours d’ouverture prononcé par Maria Mercedes Sanchez, coordinatrice du programme onusien, qui souligne l’importance de l’émergence d’une nouvelle figure : « celle du juriste du Vivant » dont le « champ d’intervention dépasse les frontières et les domaines techniques actuels du droit de l’environnement en s’intéressant au Vivant pour mieux le défendre » [6]. La Charte du droit du vivant est publiée à la fin de l’ouvrage sur La personnalité juridique de l’animal (III) - Les animaux sauvages (éditions Mare & Martin, 2024), qui clôt la trilogie scientifique initiée plusieurs années auparavant sur ce thème. La Charte du droit du vivant est également déposée dans les archives du programme Harmony with Nature de l’Organisation des Nations Unies, prête à servir de guide aux volontés écocentrées, ou plus exactement en suivant la terminologie anglophone, Earth-centered, planéto-centrées (centrées sur la Terre).
Aujourd’hui. Six années se sont écoulées depuis la Déclaration de Toulon et quatre depuis la Charte du droit du vivant. Ces deux textes sont déjà fortement mobilisés dans de nombreux pays, et le seront davantage encore dans les prochaines décennies. Les retentissements qu’ils ont pu avoir sont, en effet, à la mesure des évolutions qu’ils portent. Ils figurent d’ailleurs parmi les « Documents internationaux » en droit des animaux si l’on prend par exemple le référencement de l’Université fédérale du Paraná (Brésil) [7]. On les retrouve aussi à la bibliothèque du Congrès d’Argentine [8] ainsi que dans des documents de travail académique comme au Pérou [9] et dans bien d’autres institutions scientifiques. S’inscrivant dans la soft law, c’est-à-dire un droit non-contraignant, la Déclaration de Toulon et la Charte du droit du vivant ont vocation à inspirer et à accompagner les réformes non anthropocentrées à travers le monde. Avocats, magistrats, chercheurs, députés, sénateurs, associations et autres s’en saisissent à l’appui d’évolutions envisagées pour le droit des animaux et/ou de la Nature.
Aussi, preuve de leur vitalité, la Déclaration de Toulon et la Charte du droit du vivant se retrouvent au soutien de décisions de justice, de débats parlementaires et de réformes constitutionnelles. Quelques exemples concrets choisis ici en révéleront l’ampleur. Que ce soit pour étayer l’argumentation juridique dans le cadre d’un litige devant les juridictions judiciaires ou administratives, ou bien pour accompagner les projets de réformes législatives ou constitutionnelles, la Déclaration de Toulon et la Charte du droit du vivant présentent un caractère opérationnel et inspirant, agissant comme des modèles de soft law d’une particulière efficacité.
I- La Déclaration de Toulon et la Charte du droit du vivant devant les juridictions.
Au sein des institutions judiciaires, avocats ou juges sont amenés à se référer à la Déclaration de Toulon et/ou la Charte du droit du vivant. Les affaires impliquant des animaux étant croissantes dans l’activité des juridictions [10], le recours à ces deux textes peut s’avérer pertinent dans la compréhension et la résolution des litiges.
A- Dans les écritures produites devant les juridictions.
Dans les écritures, tout d’abord, il n’est pas rare que les avocats ayant développé une compétence en ce domaine fondent leurs demandes, outre sur les textes de hard law ou sur la jurisprudence, sur la Déclaration de Toulon et/ou la Charte du droit du vivant. C’est ainsi qu’en Argentine une action en justice a été ouverte en novembre 2020, en faveur du chimpanzé Toti et en avril 2021 en faveur de la tortue Jorge ; au regard de la date, la Déclaration de Toulon est seulement excipée et non encore la Charte.
En 2022, au Chili, en s’appuyant sur les textes de soft law au cœur de ces développements, le premier habeas corpus en faveur d’un animal non-humain, l’orang-outan Sandaï, a été déposé devant les juridictions. Même si le recours a été jugé irrecevable [11], c’est une démarche forte qui a été entreprise, car l’habeas corpus est traditionnellement utilisé pour protéger la liberté physique des êtres humains contre une détention illégale. Son extension à un animal non-humain souligne une évolution significative dans la perception de leur statut juridique.
De la même manière, en 2023, au Mexique, la Cour suprême de justice de la nation a accepté d’examiner le recours déposé en faveur de l’éléphante Ely, lequel comporte parmi ses fondements juridiques relatifs au statut juridique de l’animal la Déclaration de Toulon et la Charte du droit du vivant [12]. Ces affaires démontrent une ouverture du système judiciaire à considérer de nouvelles perspectives en droit des animaux.
B- Dans les motivations des décisions de justice.
Les juges sont de plus en plus sensibilisés aux potentialités du droit spécifique aux animaux et à la Nature et n’hésitent pas à étayer leurs décisions sur un corpus large incluant la soft law. À cet égard, l’Argentine notamment fait figure de fer de lance dans la protection des animaux et la possibilité de les exhausser au rang de sujet de droit. En s’appuyant notamment sur la Charte du droit du vivant, en 2021, le singe Coco [13] ou encore cinquante-cinq chiens en 2022 [14] ont été désignés comme sujets de droit devant les juridictions argentines. Encore récemment, au début de l’année 2025, avec cette même motivation sur ladite Charte, sept canaris ont été reconnus en qualité de sujets de droit [15].
Ceci étant dit, ces textes de soft law, ne sont pas seulement utilisés comme référence afin d’accorder le statut de personne à des animaux ou à (des éléments de) la Nature, ils permettent également et a minima de participer à assurer leur protection. C’est ce qui s’est produit, par exemple, en 2022 au Mexique en matière de responsabilité administrative. La décision, qui concerne des faits imputés à un agent de la municipalité de León, s’appuie notamment sur plusieurs textes internationaux et y ajoute la Déclaration de Toulon comme étant « d’égale considération » [16]. En l’espèce, le cas de maltraitance animale conduira à l’application de la peine maximale.
Sans chercher à atteindre l’exhaustivité, ces quelques illustrations au cœur des juridictions sont révélatrices de l’ampleur de l’impact non-anthropocentré que la Déclaration de Toulon et la Charte du droit du vivant suscitent. Ce souffle juridique nouveau se propage également à d’autres institutions.
II- La Déclaration de Toulon et la Charte du droit du vivant inspirent des projets de réformes législatives ou constitutionnelles.
La Déclaration de Toulon et la Charte du droit du vivant influencent les débats parlementaires et constitutionnels dans le sens d’évolutions non anthropocentrées.
A- La Déclaration de Toulon et la Charte du droit du vivant dans les débats parlementaires.
En 2021, un projet de réforme qui s’appuyait notamment sur ces textes de soft law, a été déposé devant le Sénat mexicain. L’objectif était de refondre le Code civil afin de reconnaître aux animaux la qualité de sujets de droit [17] . Un changement de paradigme est en cours et ce type d’initiative présente l’avantage majeur de susciter la réflexion et de remettre en question les schémas de pensée dits « traditionnels » afin d’encourager la construction d’un corpus juridique différent, plus en adéquation avec l’avancée des connaissances scientifiques sur les animaux et sur la Nature.
Cet article ne vise pas à établir le relevé exhaustif des références à la Déclaration de Toulon et à la Charte du droit du vivant mais de faire comprendre leur rôle actif dans la participation au débat pour faire évoluer le statut juridique de l’animal et/ ou (des éléments) de la Nature. A cet égard, on s’en tiendra à relever que récemment, en mars 2025, le service d’étude du Parlement européen a publié son rapport sur le principe de protection du droit de l’environnement dans une perspective de droit comparé et ne manquait pas de citer la Déclaration Toulon [18].
C’est dire que ces textes de soft law contribuent à faire bouger les lignes…
B- La Déclaration de Toulon et la Charte du droit du vivant dans les réformes constitutionnelles.
L’exhaussement des animaux au rang de sujet de droit pourrait également être inscrit dans la norme juridique de plus haut niveau, en l’occurrence dans la Constitution. Une telle perspective offrirait un statut solide aux animaux puisque leur qualité de personne serait assurée par la norme suprême. Ainsi, en 2021, un groupe de sénateurs mexicains, en arguant notamment de la Déclaration de Toulon et de la Charte du droit du vivant, a déposé un projet de réforme visant à modifier la Constitution [19] pour y insérer les animaux comme sujets de droit.
De même, en 2022, la Déclaration de Toulon a été mobilisée au soutien d’avancées en droit des animaux devant l’assemblée constituante du Chili qui a fait des animaux des sujets de protection spéciale [20]. Même si le projet global de Constitution a été repoussé par la suite, il prouve que les paradigmes évoluent.
Sans exhaustivité, on citera à l’été 2024, en Équateur, un projet de loi organique [21] . Celui-ci, prenant appui sur cette soft law, se révélait particulièrement ambitieux dans un nouvel élan de protection des animaux non-humains.
Cette tendance croissante à la reconnaissance de certains droits pour les animaux non-humains impose une dynamique nouvelle dans notre approche du droit des animaux et de la Nature.
III- La Déclaration de Toulon et la Charte du droit du vivant prises comme modèles et sources d’inspiration.
La Déclaration de Toulon et la Charte du droit du vivant nourrissent des forums de réflexion à travers le monde et inspirent d’autres textes de soft law pour reconnaitre aux animaux et/ ou à (des éléments de) la Nature le statut de sujets de droit.
A- Ces textes à vocation internationale alimentent des forums institutionnels de réflexion, des travaux de recherche ou des enseignements à travers le monde.
Inexorablement, ces deux textes ont participé à nourrir les débats, comme en 2021 lors de la conférence sur l’avenir de l’Europe impulsée par la Commission Européenne, le Parlement Européen et le Conseil de l’Union européenne. On les retrouve encore devant l’Assemblée des citoyens sur la perte de la biodiversité établie par le gouvernement irlandais en 2022.
Ils figurent également dans des documents de cours à l’Université, en France et à l’étranger : de Saint Louis en Argentine [22], aux plaquettes de travaux dirigés en droit en Allemagne [23] ou en Russie, en passant par les formations vétérinaires en Espagne [24] ou par des procès (cette fois fictifs [25]) se fondant sur la Déclaration de Toulon ; la liste serait trop longue à établir. Sans compter les entités comme l’institution universitaire privée située à Bogotá en Colombie [26] qui participent à leur utilisation et à leur diffusion. Ils sont également cités dans des ouvrages à destination du grand public [27] ou spécialisés, français ou étrangers [28], dans des travaux de recherche [29], des thèses de doctorat (à l’Université nationale de Río Negro en Argentine [30], à l’Université de Lisboa au Portugal [31] , à l’Université d’Aix-Marseille en France [32] …) ou des mémoires, dans des recommandations pédagogiques [33] ou encore dans divers projets éducatifs (écoles ou lycées) en France et à l’étranger [34]. Régulièrement, des capsules audio-visuelles sont créées avec pour thématique la Déclaration de Toulon [35] et à la date anniversaire de sa proclamation, des événements sont organisés sur les réseaux sociaux, notamment outre-Atlantique, qu’il s’agisse de colloque [36] ou de vidéos [37].
Même si les répercussions directes dans la hard law, c’est-à-dire dans des textes de droit qui seraient contraignants, prendront du temps, l’évolution des mentalités, la diffusion du savoir, les nombreuses propositions de réformes témoignent d’un changement de paradigmes qui se poursuit dans d’autres sources juridiques.
B- Ces textes à vocation internationale inspirent d’autres sources juridiques.
Comme cela a été précédemment exposé, la Déclaration de Toulon et la Charte du droit du vivant s’inscrivent dans la soft law. Certes, celle-ci est dépourvue de caractère contraignant mais elle reste du droit [38]. Aussi, la Déclaration et la Charte, textes fondateurs du droit du vivant, sont multifonctionnelles. Elles accompagnent les réformes parlementaires ou constitutionnelles (cf. supra), tout comme elles peuvent fonder des décisions de justice (cf. supra) mais, en outre, elles vont agir elles-mêmes comme des générateurs d’autres soft law. Pour ne donner qu’une seule illustration, mais il y en a beaucoup d’autres, à l’automne 2024, la Faculté de droit de l’Université de Lomas de Zamora a proclamé la Déclaration de Buenos Aires pour faire des animaux des « personnes physiques non humaines, sujets de droit », suivant ainsi le modèle de la Déclaration de Toulon explicitement mentionnée. Tout cela confirme qu’« il est temps (…) de donner une nouvelle énergie à la formule latine vitam instituere » [39].
Au moment où de multiples droits sont accordés à travers le monde à des animaux ou à des éléments de la Nature, « l’ébranlement d’un droit anthropocentré, signe (le cas échéant (…) une nouvelle ère » [40]. Si le Tribunal de l’Histoire en jugera et s’il n’est pas le lieu de décrire ici les lignes d’une Cosmopolis [41] où Humains, Animaux et Nature parviendraient à vivre en équilibre, il y a en tout cas fort à parier que le droit du vivant est bel est bien « un droit en devenir » [42] et un droit d’avenir. Nul doute que la Déclaration de Toulon sur la personnalité juridique de l’animal et la Charte du droit du vivant y contribuent par leur rayonnement.